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Vous pouvez effectuer des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse ] ht tp : //books .google . corn 0: 71 kM., îl-.minngc La Théotie ph-^sique Son objet et ôa ôttuctuze DU MÊME AUTEUR CHEZ GAUTHIER-VILLAUS : Le Mixte et la Combinaison chimique. Essai sur l'évolution d'une idée. 1902. 1 vol. in-8 carré (23 x 14) de 216 pages 3 fr. 50 Recherches sur THydrodynamiqae. 2 vol. in-4. !'• Série : Principes fondamentaux de l'hydrodynamique. Propa- gation des discontinuités, des ondes, des quasis-ondeSy avec 18 fig. 1903 10 fr. 2* Série : Des conditions aux limites [Sous presse.) Leçons sur l'Électricité et le Magnétisme. 3 vol. grand ln-8. Tome I : Conducteurs à l'état permanent, avec 112 fig. 1891. 16 fr. Tome II : Les aimants et les corps diélectriques, 32 fig. 1892. 14 fr. Tome III : Les courants linéaires, avec 71 fig. 1892 15 fr. Applications de la Thermodynamique à la Mécanique chimique. (Extrait des Travaux et Mémoires des Facultés de Lille). 3 tomes en 5 parties 23 f r. Des corps diamagnétiques. (Extrait des Travaux et Mémoires des Facultés de Lille. Tome I). Grand in-8. 1889 3 fr. 50 CHEZ HERMANN: Cours de Physique mathématique. Hydrodynamique, Élasticité, Acoustique. Tome 1. Théorèmes généraux. Corps fluides. In-4 lith. de 370 pages. 1891 " 10 fr. Tome 11. In-4 lith. 1892, 300 pages 10 fr. Théorie Thermodynamique de la Viscosité du Frottement et des Faux équilibres chimiques. 1 vol. grand in-8 de 210 pages. 1896... 6 fr. Traité élémentaire de Mécanique chimique fondée sur la Thermodyna- mique. 4 beaux vol. grand in-8 35 fr. Les Théories électriques de J. Clerck Maxwell. Étude historique et critique. 1 vol. grand in-8, 325 pages. 1902 8 fr. La Tension de dissociation avant H. Sainte-Claire Deville. De l'influence de la pression sur les actions chimiques, par Georges Aimé (1837), avec une introduction par P. Duhem, grand in-8. 1899 2 fr. Une Science nouvelle: la Chimie physique. 1899. Grand in-8 2 fr. L*Œuvre de J.-H. Van't Hoff à propos d'un livre récent. Gr. in-8. 1900. 1 fr. L'Évolution de la Mécanique. In-8 de 348 pages. 1903 5 fr. Thermodynamique et Chimie. Leçons élémentaires à l'usage des chimistes. Grand in-8, 500 pages, 140 fig. 1902 15 fr. BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE EXPÉRIMENTALE II ♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦t»»» »♦»♦♦♦♦»♦♦♦♦♦♦♦♦ La Théotie physique Son objet et ôa ôttuctute p. DUHEM Correspondant de l'Institut de France Professear de Physique théorique à la Faculté des Sciences de Bordeaux PARIS CHEVALIER & RIVIÈRE, Éditeurs 30, Rue Jacob I906 F. ALEXANOfR fiWEt. L4 THÉORIE PHYSIQUE SON OBJET ET SA STRUCTURE INTRODUCTION Cet écrit sera une simple analyse logique de la méthode par laquelle progresse la Science physique. Peut-être certains de nos lecteurs voudront-ils étendre à des sciences autres que la Physique les réflexions :wqui sont ici exposées; peut-être, aussi, désireront-ils :::en tirer des conséquences transcendantes »à Tobjet .propre de la Logique; pour nous, nous nous sommes soigneusement gardé de Tune et de Tautre généralisa- ^ tion ; nous avons imposé à nos recherches d'étroites limites, afin d'explorer d'une manière plus complète le domaine resserré que nous leur avons assigné. Avant d'appliquer un instrumenta l'étude d'un phé- nomène, l'expérimentateur, soucieux de certitude, démonte cet instrument, en examine chaque pièce, en étudie l'agencement et le jeu, la soumet à des essais variés; il sait alors d'une manière exacte ce que valent les indications de l'instrument et de quelle pré- cision elles sont susceptibles ; il peut en faire usage avec sécurité. ' 2 INTRODUCTION Ainsi avons-nous analysé la Théorie physique. Nous avons cherché, tout d'abord, à en fixer Vobjet avec pré- cision. Puis, connaissant la fin à laquelle elle est ordon- née, nous en avons examiné la structure ; nous avons étudié successivement le mécanisme de chacune des opérations par lesquelles elle se constitue ; nous avons marqué comment chacune d'elles concourait à Tobjet de la Théorie. Nous nous sommes efforcé d'éclairer chacune de nos affirmations par des exemples, craignant, par-dessus toutes choses, les discours dont on ne saisit point rimmédiat contact avec la réalité. D'ailleurs, la doctrine exposée en cet écrit n'est point un système logique issu de la seule contemplation d'idées générales ; elle n'a pas été construite par une méditation ennemie du détail concret. Elle est née, elle s'est développée par la pratique quotidienne de la Science. 11 n'est presque aucun chapitre de la Physique théo- rique que nous n'ayons eu à enseigner jusqu'en ses détails ; il n'en est guère au progrès desquels nous ne nous soyons maintes fois efforcé. Les idées d'ensemble sur l'objet et la structure de la Théorie physique que nous présentons aujourd'hui sont le fruit de ce labeur, prolongé pendant vingt ans. Nous avons pu, par cette longue épreuve, nous assurer qu'elles étaient justes et fécondes. V PREMIÈRE PARTIE L'OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE PREMIÈRE PARTIE L'OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE CHAPITRE PREMIER THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE ^ I. — La théorie physique considérée comme explication, La première question que nous rencontrions est celle-ci : Quel est l'objet cVime théorie physique ? A cette question, on a fait des réponses diverses qui, toutes, peuvent se ramener à deux chefs principaux : Une théorie physique, ont répondu certains logiciens, a pour objet /'explication (ïun ensemble de lois expéri- mentalement établies. Une théorie physique, ont dit d'autres penseurs, est un système abstrait gui a pour but de résumer et de CLASSER LOGIQUEMENT uu ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. Nous allons examiner successivement ces deux réponses et peser les raisons que nous avons d'admettre ou de rejeter chacune d'elles. Nous commencerons par la première, parcelle qui regarde une théorie physique comme une explication. Qu'est-ce, d'abord, qu'une explication? 6 l'objet de la théorie physique Expliquer, explicare, c'est dépouiller la réalité des apparences qui Tenveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face. L'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sen- sibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n'ont pas davantage pour objet la réalité matérielle; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps. Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous avons écoutés attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s'affaiblir, monter ou descendre, se nuancer -de mille manières, produisant en nous des sensations auditives, des émo- tions musicales : voilà des faits acoustiques. Ces sensations particulières et concrètes, notre intel- ligence, suivant les lois qui président à son fonction- nement, leur a fait subir une élaboration qui nous a fourni des notions générales et abstraites : intensité, hauteur, octave, accord parfait majeur ou mineur, timbre, etc. Les lois expérimentales de l'Acoustique ont pour objet d'énoncer des rapports fixes entre ces notions et d'autres notions également abstraites et générales. Une loi, par exemple, nous enseigne quelle relation existe entre les dimensions de deux cordes de môme métal qui rendent deux sons de même hauteur ou deux sons à l'octave l'un de Tautre. Mais ces notions abstraites, intensité d'un son, hau- THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 7 teur, timbre, figurent seulement à notre raison les caractères généraux de nos perceptions sonores ; elles lui font connaître le son tel qu'il est par rapporta nous, non tel qu'il est en lui-même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont, que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son, il y a, en réalité, un mou- vement périodique, très petit et très rapide ; que l'inten- sité et la hauteur ne sont que les aspects extérieurs de Tamplitude et de la fréquence de ce mouvement; que le timbre est l'apparente manifestation de la structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte des divers mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories acoustiques sont donc des explications. L'explication que les théories acoustiques donnent des lois expérimentales qui régissent les phénomènes sonores atteint la certitude ; les mouvements auxquels elles attribuent ces phénomènes, elles peuvent, dans un grand nombre de cas, nous les faire voir de nos yeux, nous les faire toucher du doigt. l,e plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre ce degré de perfection ; elle ne peut se donner pour une explication certaine des apparences sensibles ; la réalité qu'elle proclame résider sous ces apparences, elle ne peut la rendre accessible à nos sens ; elle se contente alors de prouver que toutes nos perceptions se pro- duisent comme si la réalité était ce qu'elle affirme; une telle théorie est une explication hypothétique . Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de 8 l'objet de la théorie physique ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expéri- mentales de rOptique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'inten- sité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent. De ces lois expérimentales, la théorie vibratoire de la lumière donne une explication hypothétique. Elle sup- pose que tous les corps que nous voyons, que nous sentons, que nous pesons, sont plongés dans un milieu, inaccessible à nos sens et impondérable, qu'elle nomme éther ; à cet éther elle attribue certaines propriétés mécaniques ; elle admet que toute lumière simple est une vibration transversale, très petite et très rapide, de cet éther, que la fréquence et l'amplitude de cette vibra- tion caractérisent la couleur de cette lumière et son éclat ; et, sans pouvoir nous faire percevoir l'éther, sans nous mettre à môme de constater de visu le va- et-vient de la vibration lumineuse, elle prouve que ses postulats entraîneraient des conséquences conformes de tout point aux lois que nous fournit l'Optique expé- rimentale. Il; II. — Selon Vopinion précédente, la Phijsique théorique est subordonnée à la Métnphxjsique. Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHVSIQLE 9 apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil; elles nous ont enseigné que cet éclai- rement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclai- rements simples ou monochromatiques sont les repré- sentations abstraites et générales de certaines sensa- tions ; ce sont encore des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une expli- cation des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique. Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique, il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les élé- ments qui constituent réellement les choses maté- rielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions. Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, que l'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences. Ce point accordé, hors duquel la recherche d'une explication physique ne se concevrait pas, il n'est pas possible de reconnaître que l'on a atteint une sem- blable explication, tant que l'on n'a pas répondu à cette 10 l'objet de la théorie physique autre question : Quelle est la nature des éléments qui constituent la réalité matérielle? Or, ces deux questions : Existe-t-il une réalité matérielle distincte des appa- rences sensibles? De quelle nature est cette réalité? ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle- ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d'observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique. Donc, si les théories physiques ont pour objet d'expli- quer les lois expérimentales y la Physique théorique nest pas une science autonome; elle est subordonnée à la Métaphysique. § IH. — Selon Vopinion précédente, la valeur d'une théone physique dépend du système métaphysique que Von adopte. Les propositions qui composent les sciences purement mathématiques sont, au plus haut degré, des vérités de consentement universel ; la précision du langage, la rigueur des procédés de démonstration, ne laissent place à aucune divergence durable entre les vues des divers géomètres ; à travers les siècles, les doctrines se développent par un progrès continu, sans que les conquêtes nouvelles fassent rien perdre des domaines antérieurement acquis. 11 n'est aucun penseur qui ne souhaite à la science qu'il médite un cours aussi paisible et aussi régulier que celui des Mathématiques; mais s'il est une science pour laquelle ce vœu puisse sembler particulièrement TIIÉOUIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 1 t légitime, c'est bien la Physique théorique ; car, de toutes les branches de connaissances, elle est assuré- ment celle qui s'écarle le moins de TAlgèbre et de la Géométrie. Or, mettre les théories physiques dans la dépen- dance de la Métaphysique, ce n'est certes pas le moyen de leur assurer le bénéfice du consentement universel. En effet, aucun philosophe, si confiant qu'il soit dans la valeur des méthodes qui servent à traiter des problèmes métaphysiques, ne saurait contester cette vérité de fait : Que Ton passe en revue tous les domaines où s'exerce l'activité intellectuelle de l'homme ; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes contemporains issus d'Ecoles diffé- rentes, n'apparaîtront plus profondément distincts, plus durement séparés, plus violemment opposés, que dans le champ de la Métaphysique. Si la Physique théorique est subordonnée à la Méta- physique, les divisions qui séparent les divers systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de la Physique. Une tLcorie physique, réputée satisfaisante par les sectateurs d'une Ecole métaphysique, sera reje- tée par les partisans d'une autre Ecole. Considérons, par exemple, la théorie des actions que Taimant exerce sur le fer et supposons, pour un instant, que nous soyons péripatéticiens. Oue nous enseigne, au sujet de la nature réelle des corps, la MtHaphysique d'Aristote? Toute substance et, particulièrement, toute substance matérielle, résulte de Tunion de deux éléments, l'un permanent, la inatihe, l'autre variable, la fowie; par la permanence de sa matière, le morceau de fer que j'ai sous les yeux 12 l'oIUET de la théorie PHVSIQrE demeure, toujours et en toutes circonstances, le m^me morceau de fer ; par les variations que sa forme subit, par les altérations qu'elle éprouve, les propriétés de ce même morceau de fer peuvent changer suivant les cir- constances ; il peut être solide ou liquide, chaud ou froid, affecter telle ou telle figure. Placé en présence d*un aimant, ce morceau de fer éprouve dans sa forme une altération spéciale, d'au- tant plus intense que Taimant est plus voisin ; cette altération correspond à Tapparition de deux pôles ; elle est, pour le morceau de fer, un principe de mouve- ment ; la nature de ce principe est telle que chaque pôle tend à se rapprocher du pôle de nom contraire de Taimant et à s'éloigner du pôle de même nom. Telle est, pour un philosophe péripatéticien, la réa- lité qui se cache sous les phénomènes magnétiques ; lorsqu'on aura analysé tous ces phénomènes jusqu'à les réduire aux propriétés de la qualité magnétique et de ses deux pôles, on en aura donné une explication complète; on en aura formulé une théorie pleinement satisfaisante. C'est une telle théorie qu'en 1629 con- struisait Nicolas Catjeo (i) dans sa remarquable Philo- sophie magnétique. Si un péripatéticien se déclare satisfait de la théorie du magnétisme telle que la conçoit le P. Cabeo, il n'en sera plus de même d'un philosophe newtonien fidèle à la cosmologie du P. Bosco vich. (1) Philosophia magnelica, in qua iiiagnetis naturapenitus explicntur et oinniiim qua» hoc lapide cernuntur oausœ proprire alTenintur, iiiulta quoque dicuntur de electricis et aliis attractionibus, et eoruiii c;iusis ; auctore Xicolao Cabeo Ferkahiexsi, Societ. Jesu ; Ctdoniu?, iipud Joan- nem Kinckiiim, anno MDCXXIX. THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 13 Selon la Philosophie naturelle que Boscovich (1) a tirée des principes de Newton et de ses disciples, expli- quer les lois des actions que Taimant exerce sur le fer par une altération magnétique de la forme substantielle du fer, c'est ne rien expliquer du tout ; c'est propre- ment dissimuler notre ignorance de la réalité sous des mots d autant plus sonores qu'ils sont plus creux. La substance matérielle ne se compose pas de matière et de forme ; elle se résout en un nombre immense de points, privés d'étendue et de figure, mais doués de masse; entre deux quelconques de ces points s'exerce une mutuelle action, attractive ou répulsive, proportionnelle au produit des masses des deux points et à une certaine fonction de la distance qui les sépare. Parmi ces points, il en est qui forment les corps pro- prement dits ; entre ces points-là, s'exerce une action mutuelle ; aussitôt que leur distance surpasse une cer- taine limite, cette action se réduit à la gravité univer- selle étudiée par Newton. D'autres, dépourvus de cette action de gravité, composent des fluides impondérables, tels que les fluides électriques et le fluide calorifique. Des suppositions convenables sur les masses de toiis ces points matériels, sur leur distribution, sur la forme des fonctions de la distance dont dépendent leurs mu- tuelles actions, devront rendre compte de tous les phé-- nomènes physiques. Par^exemple, pour expliquer les effets magnétiques, on imagine que chaque molécule de fer porte des masses égales de fluide magnétique austral et de fluide (l) Theoria philosophiœ naluralis redacta ad unicam legem vinum in natura ej'istenlium, nuclove P. UogerioJosepiio Boscovich, Sucietatis Jesu, Viennfp, MDCCLVIll. 14 l'objet de la théorie physique magnétique boréal; que, sur cette molécule, la distri- bution de ces fluides est régie par les lois de la Méca- nique; que deux masses magnétiques exercent Tune sur Tautre une action proportionnelle au produit de ces masses et àTinverse du carré de leur mutuelle distance; enfin, que cette action est répulsive ou attractive selon que les deux masses sont de même espèce ou d'espèces difl^érentes. Ainsi s'est développée la théorie du Magné- tisme qui, inaugurée par Franklin, par Œpinus, par Tobias Mayer, par Coulomb, a pris son entier épanouis- sementdans les classiques mémoires de Poisson. Cette théorie donne-t-elle des phénomènes magnéti- ques une explication capable de satisfaire un atomiste? Assurément non. Entre des parcelles de fluide magné- tique distantes les unes des autres, elle admet l'exis- tence d'actions attractives ou répulsives ; or, pour un atomiste, de telles actions figurent des apparences ; elles ne sauraient être prises pour des réalités. Selon les doctrines atomistiques, la matière se com- pose de très petits corps, durs et rigides, diversement figurés, répandus à profusion dans le vide ; séparés l'un de l'autre, deux tels corpuscules ne peuvent en aucune manière s'influencer ; c'est seulement lorsqu'ils viennent au contact l'un de l'autre que leurs deux impé- nétrabilités se heurtent et que leurs mouvements se trouvent modifiés suivant des lois fixes. Les grandeurs, figures et masses des atomes, les règles qui pu^sidcnt à leurs chocs, doivent fournir la seule explication satis- faisante que puissent recevoir les lois physiques. Pour expliquer d'une façon intelligible les mou- vements divers qu'un morceau de fer éprouve en pré- sence d'un aimant, on devra imaginer que des torrents THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 15 de corpuscules magnétiques s'échappent de Taimant en eflluves pressés, bien qu'invisibles et impalpables, ou bien se précipitent vers lui ; dans leur course rapide, ces corpuscules heurtent de manières variées les molé- cules du fer et, de ces chocs, naissent les pressions qu'une philosophie superficielle attribuait à des attrac- tions et à des répulsions magnétiques. Tel est le prin- cipe d'une théorie de l'aimantation déjà esquissée par Lucrèce, développée au xvii* siècle par Gassendi et sou- vent reprise depuis ce temps. Ne se trouvera-t-il plus d'esprits, difficiles à conten- ter, qui reprochent à cette théorie de ne rien expliquer et de prendre les apparences pour des réalités? Voici venir les cartésiens. Selon Descartes, la matière est essentiellement iden- tique à l'étendue en longueur, largeur et profondeur dont discourent les géomètres ; on n'y doit rien con- sidérer que diverses figures et divers mouvements. La matière cartésienne est, si l'on veut, une sorte de fluide immense, incompressible et absolument homo- gène. Les atomes durs et insécables, les vides qui les séparent, autant d'apparences, autant d'illusions. Cer- taines portions du fluide universel peuvent être animées de mouvements tourbillonnaires persistants ; aux yeux grossiers de Tatomisle, ces tourbillons sembleront des corpuscules insécables. D'un tourbillon à l'autre, le fluide interposé transmet des pressions que le newto- nien, par une insuffisante analyse, prendra pour des actions à distance. Tels sont les principes d'une Phy- sique dont Descartes a tracé la première ébauche, que Malebranche a fouillée plus profondément, à laquelle W. Thomson, aidé parles recherches hydrodynamiques 16 l'objet de la théorie PHYSIQLE de Cauchy et de Helmholtz, a donné l'ampleur et la précision que comportent les doctrines mathématiques actuelles. Cette Physique cartésienne ne saurait se passer d'une théorie du Magnétisme ; Descartes, déjà, s'était essayé à en construire une; les tire-bouchons de matière subtile qui remplaçaient, en cette théorie, non sans quelque naïveté, les corpuscules magnétiques de Gas- sendi ont cédé la place, chez les cartésiens du XIX* siècle, aux tourbillons plus savamment conçus par Maxwell. Ainsi nous voyons chaque Ecole philosophique prô- ner une théorie qui ramène les phénomènes magné- tiques aux éléments dont elle compose l'essence de la matière; mais les autres Ecoles repoussent cette théo- rie où leurs principes ne leur laissent point reconnaître une explication satisfaisante de l'aimantation. § IV. — La querelle des causes occultes. Il est une forme que prennent le plus souvent les reproches adressés par une Ecole cosmologique à une autre École ; la première accuse la seconde de faire appel à des causes occultes. Les grandes Ecoles cosmologiques, l'Ecole péripaté- ticienne, l'Ecole newtonienne, l'Ecole atomistique et l'Ecole cartésienne, peuvent se ranger dans un ordre tel que chacune d'elles admette, en la matière, un moindre nombre de propriétés essentielles que ne lui en attri- buent les précédentes. L'Ecole péripatéticienne compose la substance des THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 17 corps de deux éléments seulement, la matière et ta forme; mais cette forme peut être affectée de qualités dont le nombre n'est pas limité; chaque propriété physique pourra ainsi être attribuée à une qualité spéciale ; qualité sensible, directement accessible à notre perception, comme la pesanteur, la solidité, la fluidité, le chaud, Téclairement ; ou bien qualité occulte, que seuls ses effets manifesteront d'une manière indirecte, comme l'aimantation ou Télectrisation. Les newtoniens rejettent cette multiplicité sans fin de qualités pour simplifier à un haut degré la notion de la substance matérielle ; aux éléments de la ma- tière, ils laissent seulement masses, actions mutuelles et figures, quand ils ne vont pas, comme Boscovich et plusieurs de ses successeurs, jusqu'à les réduire à des points inétendus. L'Ecole atomistiqu-e va plus loin : chez elle, les élé- ments matériels gardent masse, figure et dureté; mais les forces par lesquelles ils se sollicitaient les uns les autres selon l'Ecole newtonienne disparaissent du domaine des réalités ; elles ne sont plus regardées que comme des apparences et des fictions'. Enfin les cartésiens poussent à l'extrême cette ten- dance à dépouiller la substance matérielle de propriétés variées; ils rejettent la dureté des atomes, ils rejettent même la distinction du plein et du vide, pour identifier la matière, selon le mot de Leibniz (1), avec « l'éten- due et son changement tout nud ». Ainsi chaque Ecole cosmologique admet dans ses explications certaines propriétés de la matière que (1) Leibniz : Œuvres, édition Geriiardt, t. IV, p. 4Gi. 18 l'objet de la théorie physkjle rÉcole suivante se refuse à prendre pour des réalités, qu'elle regarde simplement comme des mots désignant, sans les dévoiler, des réalités plus profondément cachées, qu'elle assimile, en un mot, aux qualités occultes créées avec tant de profusion par la Scolastique. Que toutes les Ecoles cosmologiques, autres que TEcole péripatéticienne, se soient entendues .pour reprocher à celle-ci Tarsenal de* qualités qu'elle logeait dans la forme substantielle, arsenal qui s'enrichissait d'une qualité nouvelle chaque fois qu'il s'agissait d'expli- quer un phénomène nouveau, il est à peine besoin de le rappeler. Mais la Physique péripatéticienne n'a pas été seule à essuyer de tels reproches. Les attractions et les répulsions, exercées à dis- tance, dont les newtoniens douent les éléments maté- riels, semblent aux atomistes et aux cartésiens une de ces explications purement verbales dont l'ancienne Scolastique était eoutumiére. Les Principes de Newton avaient à peine eu le temps de voir le jour qu'ils excitaient les sarcasmes du clan atomistique groupé autour de Huygens : « Pour ce qui est de la cause du redus que donne M. Newton, écrivait Huygens à Leib- niz (1), je ne m'en contente nullement, ni de toutes ses autres théories, qu'il bastit sur son principe d'attraction, qui me paraît absurde. » Si Descartes eût vécu à cette époque, il eût tenu un langage analogue à celui de Huygens ; le P. Mersenne, en effet, lui avait soumis un ouvrage de Roberval (2) (l) Huygens à Leibniz, 18 novembre 1090. {Œuvres complètes de Huy- gens, t. IX, p. 528. ) (2i Akistakchi Samu : De jfmndi systemale, partibus et ynotihus ejus- dem, liber singularis; Parisiis, 1643. — Cet ouvrage fut reproduit^ en 1647, dans le volume JII des Cogitala physico-mathemalica de Meksenne. THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 19 OÙ cet auteur admettait, bien avant Newton, une gravi- tation universelle ; le 20 avril 16i6, Descartes expri- mait son avis en ces termes (1) : « Rien n'est plus absurde que la supposition ajoutée à ce qui précède ; Tauteur suppose qu'une certaine propriété est inhérente à chacune des parties de la matière du monde et que, par la force de cette propriété, elles sont portées Tune vers Tautre et s'attirent mutuel- lement; il suppose aussi qu'une propriété semblable est inhérente à chacune des parties terrestres, considérée dans ses rapports avec les autres parties terrestres, et que cette propriété ne gène nullement la précédente. Pour comprendre cela, il faut non seulement supposer que chacune des particules matérielles est animée, et même qu'elle est animée d'un grand nombre d'àmes diverses qui ne se gênent pas l'une l'autre, niais encore que ces âmes des particules matérielles sont douées de connaissance, et qu'elles sont vraiment divines, afin qu'elles puissent connaître sans aucun intermédiaire ce qui se passe en des lieux fort éloignés d'elles et y exercer leurs actions. » Les cartésiens s'accordent donc avec les atomistes lorsqu'il s'agit de condamner comme qualité occulte l'action à distance que les newtoniens invoquent dans leurs théories ; mais, se retournant ensuite contre les atomistes, les cartésiens traitent avec la môme sévé- rité la dureté et l'indivisibilité que ceux-ci attribuent à leurs corpuscules. '< Une autre chose qui me fait de la peine, écrit (2) à l'atomiste Huygens le cartésien (1) Descaktes : Correspondance, édition P. Taxnery et Ch. Adam, n" CLXXX, t. IV, p. 396. (•2) Denis Papin ù Christian Huygens, ISjuin \QdO. [Œuvres complètes de lIuYGExs, t. IX, p. 429.) 20 l'objet de la théorie physique Denis Papin, c'est... que vous croyez que la dureté parfaite est de Tessence des corps ; il me semble que c'est là supposer une qualité inhérente qui nous éloi- gne des principes mathématiques ou méchaniques. » L'atomiste Huyp;ens, il est vrai, ne traitait pas moins durement Topinion cartésienne : « Vostre autre diffi- culté, répond-il à Papin (1), est que je suppose que la dureté est de Tessence des corps, au lieu qu'avec M. des Cartes, vous n'y admettez que leur étendue. Par où je vois que vous ne vous estes pas encore défait de cette opinion que, depuis longtemps, j'estime très absurde. » II est clair qu'en mettant la Physique théorique sous la dépendance de la Métaphysique, on ne con- tribue pas à lui assurer le bénéfice du consentement universel. S V. — Aucun système métaphysique ne suffit à édifier uuc théorie physique. Chacune des Ecoles métaphysiques reproche à ses rivales de faire appel, dans ses explications, à des notions qui sont elles-mêmes inexpliquées, qui sont de véritables qualités occultes. Ce reproche, ne pourrait- elle pas, presque toujours, se l'adresser à elle-même ? Pour que les philosophes appartenant à une cer- taine Ecole se déclarent pleinement satisfaits d'une théorie édifiée par les physiciens de la môme Ecole, il faudrait que tous les principes employés dans cette (l) Christian lluygens à Denis Papin, 2 septembre 1600. {Œuvres complètes (Je Huyoens, t. IX, p. 48 i.) THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 21 théorie fussent déduits de la Métaphysique que pro- fesse cette Ecole ; s'il est fait appel, au cours de Texplication d'un phénomène physique, à quelque loi que cette Métaphysique est impuissante à justifier, l'explication sera non avenue, la théorie physique aura manqué son but. Or, aucune Métaphysique ne donne d'enseignements assez précis, assez détaillés, pour que, de ces enseigne- ments, il soit possible de tirer tous les éléments d'une théorie physique. En effet, les enseignements qu'une doctrine méta- physique fournit touchant la véritable nature des corps consistent le plus souvent en négations. Les péripaté- ticiens, comme les cartésiens, nient la possibilité d'un espace vide ; les newtoniens rejettent toute qualité qui ne se réduit pas h une force exercée entre points ma- tériels ; les atomistes et les cartésiens nient toute action à distance ; les cartésiens ne reconnaissent, entre les diverses parties de la matière, aucune autre distinc- tion que la figure et le mouvement. Toutes ces négations sont propres à argumenter lors- qu'il s'agit de condamner une théorie proposée par une Ecole adverse; mais elles paraissent singulièrement stériles lorsqu'on en veut tirer les principes d'une théo- rie physique. Descartes, par exemple, nie qu'il y ait en la ma- tière autre chose que l'étendue en longueur, largeur et profondeur et ses divers modes, c'est-à-dire des figures et des mouvements ; mais, avec ces seules données, il ne peut même ébaucher l'explication d'une loi physique. A tout le moins lui faudrait-il, avant d'essayer la 22 l'objet de la théorie physiqle construction d'aucune théorie, connaître les règles générales qui président aux divers mouvements. Donc, de ses principes métaphysiques, il va tenter, tout d'abord, de déduire une Dynamique. La perfection de Dieu exige qu'il soit immuable dans ses desseins ; de cette immutabilité découle cette conséquence : Dieu maintient invariable dans le monde la quantité de mouvement qu'il lui a donnée au commencement. Mais cette constance de la quantité de mouvement dans le monde n'est pas encore un principe assez pré- cis, assez défini, pour qu'il nous soit possible d'écrire aucune équation de Dynamique; il nous faut l'énoncer sous forme quantitative, et cela, en traduisant par une expression algébrique entièrement déterminée la notion, jusqu'ici trop vague, de quantitt* de mou- vement. Quel sera donc le sens mathématique attaché par le physicien aux mots quantité de mouvement? Selon Descartes, la quantité de mouvement de cha- que particule matérielle sera le produit de sa masse — ou de son volume qui, en Physique cartésienne, est identique à sa masse — par la vitesse dont elle est animée ; la quantité de mouvement de la matière tout entière sera la somme des quantités de mouvement de ses diverses parties. Cette somme devra, en tout changement physique, garder une valeur invariable. Assurément, la combinaison de grandeurs algébri- ques par laquelle Descartes se propose de traduire la notion de quantité de mouvement satisfait aux exi- gences que nos connaissances instinctives imposaient d'avance à une telle traduction. Nulle pour un ensem- THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE 23 ble immobile, elle est toujours positive pour un groupe de corps qu'agite un certain mouvement ; sa valeur croît lorsqu'une masse déterminée augmente la vitesse de sa marche; elle croît encore lorsqu'une vitesse donnée affecte une masse plus grande. Mais une infinité d'autres expressions eussent tout aussi bien satisfait à ces exigences ; à la vitesse, on aurait pu, notamment, substituer le carré de la vitesse ; l'expression algébrique obtenue eût alors coïncidé avec celle que Leibniz nommera /orce vive ; au lieu de tirer de l'immutabilité divine la constance, dans le monde, de la quantité cartésienne de mouvement, on en eût déduit la constance de la force vive leibni- zienne. Ainsi, la loi que Descartes a proposé de mettre à la base de la Dynamique s'accorde, sans doute, avec la Métaphysique cartésienne; mais elle n'en est pas une conséquence forcée ; lorsque Descartes ramène certains effets physiques à n'être que des conséquences d'une telle loi, il prouve, il est vrai, que ces effets ne con- tredisent pas à ses principes de philosophie, mais il n'en donne pas l'explication par ces principes. Ce que nous venons de dire du Cartésianisme, on peut le répéter de toute doctrine métaphysique qui prétend aboutir à une théorie physique ; toujours, en cette théorie, certaines hypothèses sont posées qui n'ont point pour fondements les principes de la doctrine métaphysique. Ceux qui suivent le sentiment de Bos- covich admettent que toutes les attractions ou répul- sions qui se font sentir à distance sensible varient en raison inverse du carré de la distance ; c'est cette hypo- thèse qui leur permet de construire une Mécanique 24 l/OBJET DE LA THÉORIE PHVSKjLE céleste, une Mécanique électrique, une Mécanique magnétique; mais cette forme de loi leur est dictée par le désir d'accorder leurs explications avec les faits, non par les exigences de leur Philosophie. Les atomistes admettent qu'une certaine loi règle les chocs des cor- puscules ; mais cette loi est une extension, singuliè- rement audacieuse, au monde des atomes, d'une autre loi que permettent seules d'étudier les masses assez grandes pour tomber sous nos sens; on ne la déduit point de la Philosophie épicurienne. On ne saurait donc, d*un système métaphysique, tirer tous les éléments nécessaires à la construction d'une théorie physique ; toujours, celle-ci fait appel à des propositions que ce système n'a point fournies et qui, par conséquent, demeurent des mystères pour les partisans de ce système ; toujours, au fond des explica- tions qu'elle prétend donner, gît l'inexpliqué. CHAPITRE II THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE § I. — Quelle est la véritable nature d'une théorie physique et quelles opérations la constituent. En regardant une théorie physique comme une explication hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent consentir, on en limite Tacceptation à ceux qui reconnaissent la philo- sophie dont elle se réclame. Mais ceux-là mômes ne sauraient être pleinement satisfaits de cette théorie, car elle ne tire pas tous ses principes de la doctrine métaphysique dont elle prétend dériver. Ces pensées, objet du précédent Chapitre, nous amènent tout naturellement à nous poser les deux questions suivantes : Ne pourrait-on assigner à la théorie physique un objet tel qu'elle devînt autonome? Fondée sur des prin- cipes qui ne relèveraient d'aucune doctrine métaphysi- que, elle pourrait être jugée en elle-même et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépen- dissent en rien des Ecoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir. 26 l'oiuet de la théorie physique Ne pourrait-on, pour construire une théorie physi- que, concevoir une méthode qui fût suffisante ? Con- séquence avec sa propre définition, la théorie n'em- ploierait aucun principe, ne recourrait à aucun pro- cédé dont elle ne puisse légitimement faire usage. Cet objet, cette méthode, nous nous proposons de les fixer et de les étudier : Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique ; cette définition, la suite de cet écrit Téluci- dera et en développera tout le contenu : Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales . Pour préciser déjà quelque peu cette définition, caractérisons les quatre opérations successives par lesquelles se forme une théorie physique : 1^ Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements ou des com- binaisons. Nous leur faisons correspondre, par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces sym- boles mathématiques n'ont, avec les propriétés qu'ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seu- lement avec elles une relation de signe à chose signi- fiée ; par les méthodes de mesure, on peut faire cor- respondre à chaque état d'une propriété physique une valeur du symbole représentatif, et inversement. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 27 2° Nous relions entre elles les diverses sortes de gran- deurs ainsi introduites par un petit nombre de proposi- tions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes peuvent être nommés hjpothhes au sens étj^- mologique du mot, car ils sont vraiment les fondements sur lesquels s'édifiera la théorie ; mais ils ne préten- dent en aucune façon énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles des corps. Ces hypothèses peuvent donc être formulées d'une manière arbitraire. La contradiction logique, soit entre les termes d'une môme hypothèse, soit entre diverses hypothèses d'une môme théorie, est la seule barrière absolument infran- chissable devant laquelle s'arrête cet arbitraire. 3* Les divers principes ou hypothèses d'une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l'ana- lyse mathématique. Les exigences de la logique algé- brique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne pré- tendent point être des réalités physiques, les principes qu'il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour l'énoncé de relations véritables entre ces réalités; il importe donc peu que les opérations qu'il exécute correspondent ou non à des transformations physi- ques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c'est tout ce qu'on est alors en droit de réclamer de lui. 4° Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de juge- ments portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces pro- priétés physiques sont comme le vocabulaire, comme 28 l'objet de la théorie piiysiole la clé qui permet de faire cette traduction; ces juge- ments, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne; sinon, elle est mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetéc. Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication con- forme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expé- rimentales ; une théorie fausscy ce n'est pas une tenta- tive d'explication fondée sur des suppositions con- traires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. Uaccord avec Vexpêrience est, pour une théorie physi- que, runique critérium de vérité. La définition que nous venons d'esquisser distingue, en une théorie physique, quatre opérations fondamen- tales : 1° La définition et la mesure des grandeurs physi- ques ; 2^* Le choix des hypothèses ; 3° Le développement mathématique de la théorie ; 4° La comparaison de la théorie avec l'expérience. Chacune de ces opérations nous occupera longue- ment dans la suite de cet écrit, car chacune d'elles pré- sente des difficultés qui réclament une minutieuse ana- lyse ; mais, dès maintenant, il nous est possible de répondre à quelques questions, de réfuter quelques objections que soulève la présente définition de la théorie physique. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 29 g II. — Quelle est VulilHé d'une théorie phijsique? — La théo- rie considérée comme une économie de la pensée. Et d'abord à quoi peut servir une telle théorie? Touchant la nature môme des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons Tétude, une théorie conçue sur le plan qui vient d'être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre. A quoi donc est-elle utile? Quel avantage les physiciens trouvent-ils à remplacer les lois que fournit directement la méthode expéri- mentale par un système de propositions mathématiques qui les représentent? Tout d'abord, à un très grand nombre de lois qui s'offrent à nous comme indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les hypothèses fonda- mentales. Les hypothèses une fois connues, une déduc- tion mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition, toutes les lois physiques. Une telle condensation d'une foule de lois en un petit nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu'elle conquiert chaque jour. La réduction des lois physiques en théories contri- bue ainsi à cette économie intellectuelle en laquelle M. E. Mach (1) voit le but, le principe directeur de la Science. (1) E. Mach : Die ôkonomische Siitw cier physikalischen Forschung Populà'rwissenschafiliche Vorlesungen^ 3" Auflnge, Leipzig, 1903, 30 l/OBJET DE LA THÉORIE PHYSigLE La loi expérimentale représentait déjà une première économie intellectuelle. L'esprit humain avait devant lui un nombre immense de faits concrets, dont chacun se compliquait d'une foule de détails, dissemblables de Tun à l'autre ; aucun homme n'aurait pu embrasser et retenir la connaissance de tous ces faits; aucun n'aurait pu communiquer cette connaissance à son semblable. L'abstraction est entrée en jeu ; elle a fait tomber tout ce qu'il y avait de particulier, d'individuel dans chacun de ces faits ; de leur ensemble, elle a extrait seulement ce qu'il y avait en eux de général, ce qui leur était commun, et à cet encombrant amas de faits, elle a substitué une proposition unique, tenant peu de place dans la mémoire, aisée à transmettre par renseigne- ment ; elle a formulé une loi physique. « Au lieu, par exemple (1), de, noter un h un les divers cas de réfraction de la lumière, nous pouv.ons les reproduire et les prévoir tous lorsque nous savons que le rayon incident, le rayon réfracté et la normale sont dans un même plan et que sin. i =r n sin. r. Au lieu de tenir compte des innombrables phénomènes de réfraction dans des milieux et sous des angles diffé- rents, nous n'avons alors qu'à observer la valeur de n en tenant compte des relations ci-dessus, ce qui est infiniment plus facile. La tendance à l'économie est ici évidente. » L'économie que réalise la substitution de la loi aux XIII, p. 2irO. — La Mécanique: erposé hisforique el crillque de son développement, Paris, 1904, c. iv, art. i : La Science comme économie lie la pensée, p. 449. (1) E. Mach : La Mécanique : exposé hislorique et critique de son déoeloppementy Paris, 1904, p. 453. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATIO.N NATURELLE 31 faits concrets, Tesprit humain la redouble lorsqu'il condense les lois expérimentales en théories. Ce que la loi de la réfraction est aux innombrables faits de réfraction, la théorie optique Test aux lois infiniment variées des phénomènes lumineux. Parmi les effets de la lumière, il n'en est qu'un fort petit nombre que les anciens eussent réduits en lois ; les seules lois optiques qu'ils connussent étaient la loi de la propagation rectiligne de la lumière et les lois de la réflexion ; ce maigre contingent s'accrut, à l'époque de Descartes, de la loi de la réfraction. Une Optique aussi réduite pouvait se passer de théo- rie ; il était aisé d'étudier et d'enseigner chaque loi en elle-même. Comment, au contraire, le physicien qui veut étudier l'Optique actuelle pourrait-il, sans l'aide d'une théorie, acquérir une connaissance, môme superficielle, de ce domaine immense? Effets de réfraction simple, de réfraction double par des cristaux uniaxes ou biaxes, de réflexion sur des milieux isotropes ou cristallisés, d'interférences, de diffraction, de polarisation par réflexion, par réfraction simple ou double, de polari- sation chromatique, de polarisation rotatoire, etc., chacune de ces grandes catégories de phénomènes donne lieu à l'énoncé d'une foule de lois expérimentales dont le nombre, dont la complication, effrayeraient la mé- moire la plus capable et la plus fidèle. La théorie optique survient; elle s'empare de toutes ces lois et les condense en un petit nombre de prin- cipes ; de ces principes on peut toujours, par un cal- cul régulier et sûr, tirer la loi dont on veut faire usage ; il n'est donc plus nécessaire de garder la con- 32 L*OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE naissance de toutes ces lois ; la connaissance dos prin- cipes sur lesquels repose la théorie suffit. Cet exemple nous fait saisir sur le vif la marche suivant laquelle progressent les sciences physiques; sans cesse, Texpérimentateur met à jour des faits jusque-là insoupçonnés et formule des lois nouvelles ; et, sans cesse, afin que l'esprit humain puisse emma- gasiner ces richesses, le théoricien imagine des repré- sentations plus condensées, des systèmes plus écono- miques ; le développement de la Physique provoque une lutte continuelle entre « la nature qui ne se lasse pas de fournir » et la raison qui ne veut pas i< se lasser de concevoir ». § III. — La théorie considéj'ée comme classification, La théorie n'est pas seulement une représentation économique des lois expérimentales; elle est encore une classification de ces lois. La Physique expérimentale nous fournit les lois toutes ensemble et, pour ainsi dire, sur un môme plan, sans les répartir en groupes de lois qu'unisse entre elles une sorte de parenté. Bien souvent, ce sont des causes tout accidentelles, des analogies toutes superfi- cielles qui ont conduit les observateurs à rapprocher, dans leurs recherches, une loi d'une autre loi. New- ton a fixé dans un même ouvrage les lois de la dis- persion de la lumière qui traverse un prisme et les lois des teintes dont se pare une bulle de savon, sim plemcnt parce que des couleurs éclatantes signalent aux yeux ces deux sortes de phénomènes. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 33 La théorie, au contraire, en développant les rami- fications nombreuses du raisonnement déductif qui relie les principes aux lois expérimentales, établit parmi celles-ci un ordre et une classification ; il en est qu'elle réunit, étroitement serrées, dans un même groupe ; il en est qu'elle sépare les unes des autres et qu'elle place en deux groupes extrêmement éloignés ; elle donne, pour ainsi parler, la table et les titres des chapitres entre lesquels se partagera méthodiquement la science à étudier; elle marque les lois qui doivent se ranger en chacun de ces chapitres. Ainsi, près des lois qui régissent le spectre fourni par un prisme, elle range les lois auxquelles obéis- sent les couleurs de Tarc-en-ciel ; mais les lois selon lesquelles se succèdent les teintes des anneaux de New- ton vont, en une autre région, rejoindre les lois des franges découvertes par Young et par Fresnel ; en une autre catégorie, les élégantes colorations analysées par Grimaldi sont considérées comme parentes des spectres de diffraction produits par Fraunhôfer. Les lois de tous ces phénomènes que leurs éclatantes couleurs confondaient les uns avec les autres aux yeux du simple observateur sont, par les soins du théoricien, classées et ordonnées. Des connaissances classées sont des connaissances d'un emploi commode et d'un usage sûr. Dans ces cases méthodiques où gisent côte à côte les outils qui ont un même but, dont les cloisons séparent rigoureusement les instruments qui ne s'accommodent pas à la môme besogne, la main de l'ouvrier saisit rapidement, sans tâtonnement, sans méprise, l'outil qu'il faut. Grâce à la théorie, le physicien trouve avec certitude, sans rien 3 34 l'objet de la théorie physique omettre d'utile, sans rien employer de superflu, les lois qui lui peuvent servir à résoudre un problème donné. Partout où Tordre régné, il amène avec lui la beauté ; la théorie ne rend donc pas seulement Tensemble des lois physiques qu'elle représente plus aisé à manier, plus commode, plus utile; elle le rend aussi plus beau. 11 est impossible de suivre la marche d'une des grandes théories de la Physique, de la voir dérouler majestueusement, à partir des premières hypothèses, ses déductions régulières ; de voir ses conséquences représenter, jusque dans le moindre détail, une foule de lois expérimentales, sans être séduit par la beauté d'une semblable construction, sans éprouver vivenient qu'une telle création de l'esprit humain est vraiment une œuvre d'art. § IV. — La théorie tend à se transformer en une classification naturelle (1). Cette émotion esthétique n'est pas le seul sentiment que provoque une théorie parvenue à un haut degré de perfection. Elle nous persuade encore de voir en elle une classification naturelle. Et d'abord, qu'est-ce qu'une classification naturelle? Qu'est-ce, par exemple, qu'un naturaliste entend dire en proposant une classification naturelle des verté- brés? (l) Nous avons déjà marqué la classification naturelle comme la forme idéale vers laquelle doit tendre la théorie physique dans L'Ecole anglaise et les théories physiques, art. 6 [Revue des questions scientifi- ques, octobre 1893;. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 35 La classification qu'il a imaginée est un ensemble d'opérations intellectuelles ; elle porte non sur des individus concrets, mais sur des abstractions, les espèces ; ces espèces, elle les range en groupes dont les plus particuliers se subordonnent aux plus géné- raux ; pour former ces groupes, le naturaliste consi- dère les divers organes, colonne vertébrale, crâne, cœur, tube digestif, poumon, vessie natatoire, non sous la forme particulière et concrète qu'ils prennent chez chaque individu, mais sous la forme abstraite, géné- rale, schématique, qui convient à toutes les espèces d'un même groupe ; entre ces organes ainsi transfigurés par l'abstraction, il établit des comparaisons, il note des analogies et des différences ; par exemple, il déclare la vessie natatoire des poissons homologue du poumon des vertébrés ; ces homologies sont des rapprochements purement idéaux, portant non sur les organes réels, mais sur les conceptions généralisées et simplifiées qui se sont formées dans l'esprit du naturaliste; la classi- fication n'est qu'un tableau synoptique qui résume tous ces rapprochements. Lorsque le zoologiste affirme qu'une telle classifi- cation est naturelle, il entend que ces liens idéaux, établis par sa raison entre des conceptions abstraites, correspondent à des rapports réels entre les êtres con- crets où ces abstractions prennent corps ; il entend, par exemple, que les ressemblances plus ou moins frappantes qu'il a notées entre diverses espèces sont l'indice d'une parenté proprement dite, plus ou moins étroite, entre les individus qui composent ces espèces ; que les accolades par lesquelles il traduit aux yeux la subordination des classes, des ordres, des familles, des 36 l'objet de la théorie physique genres, reproduisent les ramifications de l'arbre généa- logique par lequel les vertébrés divers sont issus d'une même souche. Ces rapports de parenté réelle, de filia- tion, la seule Anatomie comparée ne saurait les atteindre; les saisir en eux-mêmes, les mettre en évi- dence est affaire de Physiologie et de Paléontologie. Cependant, lorsqu'il contemple l'ordre que ses procédés de comparaison introduisent en la foule confuse des animaux, l'anatomiste ne peut pas ne pas affirmer ces rapports, dont la preuve est transcendante à ses mé- thodes. Et si la Physiologie et la Paléontologie lui démontraient un jour que la parenté imaginée par lui ne peut être, que l'hypothèse transformiste est con- trouvée, il continuerait à croire que le plan tracé par sa classification figure entre les animaux des rapports réels; il avouerait s'être trompé sur la nature de ces rapports, mais non sur leur existence. L'aisance avec laquelle chaque loi expérimentale trouve sa place dans la classification créée par le physicien, la clarté éblouissante qui se répand sur cet ensemble si parfaitement ordonné, nous persuadent d'une manière invincible qu'une telle classification n'est pas purement artificielle, qu'un tel ordre ne résulte pas d'un groupement purement arbitraire imposé aux lois par un organisateur ingénieux. Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l'exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle; sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affini- tés réelles entre les choses mêmes. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 37 Le physicien, qui voit en toute théorie une expli- cation, est convaincu qu'il a saisi dans la vibration lumineuse le fond propre et intime de la qualité que nos sens nous manifestent sous forme de lumière et de couleur; il croit à un corps, Véther, dont les diverses parties sont animées, par cette vibration, d*un rapide mouvement de va-et-vient. Certes, nous ne partageons pas ces illusions. Lors- qu'au cours d'une théorie optique, nous parlons encore de vibration lumineuse, nous ne songeons plus à un véritable mouvement de va-et-vient d'un corps réel ; nous imaginons seulement une grandeur abstraite, une pure expression géométrique dont la longueur, périodiquement variable, nous sert à énoncer les hypo- thèses de l'Optique, à retrouver, par des calculs régu- liers, les lois expérimentales qui régissent la lumière. Cette vibration est pour nous une représentation et non pas une explication. Mais lorsqu'après de longs tâtonnements, nous som- mes parvenus à formuler, à l'aide de cette vibration, un corps d'hypothèses fondamentales; lorsque nous voyons, sur le plan tracé par ces hypothèses, l'immense domaine de l'Optique, jusque-là si touffu et si confus, s'ordonner et s'organiser, il nous est impossible de croire que cet ordre et que cette organisation ne soient pas l'image d'un ordre et d'une organisation réels ; que les phénomènes qui se trouvent, par la théorie, rap- prochés les uns des autres, comme les franges d'interférence et les colorations des lames minces, ne soient pas en vérité des manifestations peu diffé- rentes d'un même attribut de la lumière ; que les phénomènes séparés par la théorie, comme les spec- tres de diffraction et les spectres de dispersion, n'aient 38 l'objet de la théorie physique pas des raisons d'être essentiellement différentes. Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais Texplication des lois expérimentales; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que Tordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d'un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rap- ports qu'elle établit entre les données de l'observation correspondent à des rapports entre les choses (1) ; plus nous devinons qu'elle tend à être une classification naturelle. De cette conviction, le physicien ne saurait rendre compte ; la méthode dont il dispose est bornée aux don- nées de l'observation ; elle ne saurait donc prouver que Tordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre transcendant à Texpérience ; à plus forte raison ne saurait-elle soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations établies par la théorie. Mais cette conviction que le physicien est impuis- sant à justifier, il est non moins impuissant à y sous- traire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n'ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu'elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire qu'un système capable d'ordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, do prime abord si disparates, soit un système purement artificiel; par une intuition où Pas- cal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la (1) Cf. PoiNCAHÉ : La Science et l'Hypothèse, p. 490, Paris, 1903. THÉORIE PHYSIOLE ET CLASSIFICATION NATURELLE 39 raison ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claire et plus fidèle. Ainsi l'analyse des méthodes par lesquelles s'édi- fient les théories physiques nous prouve avec une entière évidence que ces théories ne sauraient se poser en explications des lois expérimentales ; et, d autre part, un acte de foi que cette analyse est incapable de justifier, comme elle est impuissante à le refréner, nous assure que ces théories ne sont pas un système pure- ment artificiel, mais une classification naturelle. Et Ton peut, ici, appliquer cette profonde pensée de Pas- cal : « Nous avons une impuissance de prouver invin- cible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. » § V. — Ijx théorie devançant Vexpérience. Il est une circonstance où se marque, avec une net- teté particulière, notre croyance au caractère naturel d'une classification théorique ; celte circonstance se présente lorsque nous demandons à la théorie de nous annoncer les résultats d'une expérience avant que cette expérience n'ait été réalisée, lorsque nous lui enjoi- gnons cet ordre audacieux : « Prophétise-nous. » Un ensemble considérable de lois expérimentales avait été étahli par les observateurs ; le théoricien s'est proposé de les condenser en un tout petit nombre d'hypothèses, et il y est parvenu ; chacune des lois expérimentales est correctement représentée par une conséquence de ces hypothèses. Mais les conséquences que l'on peut tirer de ces 40 l'objet de la théorie physique hypothèses sont en nombre illimité ; on en peut donc déduire qui ne correspondent à aucune des lois expé- rimentales précédemment connues, qui représentent simplement des lois expérimentales possibles. Parmi ces conséquences, il en est qui ont trait à des circonstances pratiquement réalisables ; elles sont particulièrement intéressantes, car elles pourront être soumises au contrôle des faits. Si elles représentent exactement les lois expérimentales qui régissent ces faits, la valeur de la théorie s*en trouvera accrue ; le domaine sur lequel elle règne sera enrichi de lois nou- velles. Si, au contraire, parmi ces conséquences, il en est une qui soit nettement en désaccord avec les faits dont elle devait représenter la loi, la théorie proposée devra ôtre plus ou moins modifiée, peut-être entière- ment rejetée. Or, au moment de confronter les prévisions de la théorie avec la réalité, supposons qu'il faille parier pour ou contre la théorie ; de quel côté mettrons-nous notre gage ? Si la théorie est un système purement artificiel, si nous voyons dans les hypothèses sur lesquelles elle repose des énoncés qui ont été habilement agencés de telle sorte qu'ils représentent les lois expérimentales déjà connues, mais si nous n'y soupçonnons aucun reilet de rapports véritables entre les réalités qui se cachent à nos yeux, nous penserons qu'une telle théorie doit attendre d'une loi nouvelle plutôt un démenti qu'une confirmation ; que, dans l'espace laissé libre entre les cases ajustées pour d'autres lois, la loi, jusque-là inconnue, trouve une case toute prête, où elle se puisse loger exactement, ce sera merveilleux THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 41 hasard, en Tespoir duquel nous serions bien fous de risquer notre enjeu. Si, au contraire, nous reconnaissons en la théorie une classification naturelle, si nous sentons que ses principes expriment entre les choses des rapports pro- fonds et véritables, nous ne nous étonnerons pas de voir ses conséquences devancer Texpérience et provo- quer la découverte de lois nouvelles ; hardiment, nous parierons en sa faveur. Demander à une classification de marquer par avance leur place à des êtres que l'avenir seul décou- vrira, c'est donc, au plus haut degré, déclarer que nous tenons cette classification pour naturelle ; et lors- que Texpérience vient confirmer les prévisions de notre théorie, nous sentons se fortifier en nous cette convic- tion que les relations établies par notre raison entre des notions abstraites correspondent vraiment à des rapports entre les choses. Ainsi la moderne notation chimique, en s'aidant des formules développées, établit une classification où se rangent les divers composés. L'ordre merveilleux que cette classification met dans le formidable arsenal de la Chimie nous assure déjà qu'elle n'est pas un système purement artificiel ; les liens d'analogie et de dérivation par substitution qu'elle établit entre les divers composés n'ont de sens que dans notre esprit; et, cependant, nous sommes persuadés qu'ils corres- pondent, entre les substances mêmes, à des rela- tions de parenté dont la nature nous demeure pro- fondément cachée, mais dont la réalité ne nous semble pas douteuse. Néanmoins, pour que cette persuasion se change en une invincible certitude, il faut que nous 42 l'objet de la théorie physique voyions la théorie chimique écrire d'avance les for- mules d'une multitude de corps et, docile à ces indi- cations, la synthèse réaliser une foule Ae substances dont, avant même qu'elles ne fussent, nous connais- sions la composition et mainte propriété. De même que les synthèses annoncées d'avance con- sacrent la notation chimique comme classiflcation naturelle, de même, la théorie physique prouvera qu'elle est le reflet d'un ordre réel en devançant l'ob- servation . Or, rhistoire de la Physique nous fournit une foule d'exemples de cette clairvoyante divination ; maintes fois, une théorie a prévu des lois non encore obser- vées, voire des lois qui paraissaient invraisemblables, provoquant rexj)érimentateur à les découvrir et le guidant vers cette découverte. L'Académie des Sciences avait proposé au concours, pour le prix de Physique qu'elle devait décerner dans la séance publique du mois de mars 1819, Texamen général des phénomènes de la diffraction de la lumière ; des deux mémoires présentés, l'un, celui qui fut couronné, avait Fresnel pour auteur ; Biot, Arago, Laplace, Gay-Lussac et Poisson composaient la commis- sion. Des principes posés par Fresnel, Poisson, par une élégante analyse, déduisit cette conséquence étrange: Si un petit écran opaque et circulaire intercepte les rayons émis par un point lumineux, il existe derrière l'écran, sur l'axe même de cet écran, des points qui non seulement sont éclairés, mais qui brillent exacte- ment comme si l'écran n'était pas interposé entre eux et la source de lumière. THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE 43 Un tel corollaire, si contraire, semble-t-il, aux cer- titudes expérimentales les plus obvies, paraissait bien propre à faire rejeter la théorie de la diffraction pro- posée par Fresnel. Arago eut confiance dans le carac- tère naturel, partant dans la clairvoyance de cette théorie ; il tenta Tépreuve ; l'observation donna des résultats qui concordaient absolument avec les prédic- tions, si peu vraisemblables, du calcul (1). Ainsi la théorie physique, telle que nous Tavons définie, donne d'un vaste ensemble de lois expérimen- tales une représentation condensée, favorable à l'éco- nomie intellectuelle. Elle classe ces lois ; en les classant, elle les rend plus aisément et plus sûrement utilisables ; en même temps, en mettant de Tordre dans leur ensemble, elle y met de la beauté. Elle prend, en se perfectionnant, les caractères d'une classification naturelle ; les groupements qu'elle établit laissent alors soupçonner les affinités réelles des choses. Ce caractère de classification naturelle se marque surtout par la fécondité de la théorie, qui devine des lois expérimentales non encore observées et en provo- que la découverte. C'en est assez pour que la recherche des théories physiques ne puisse être réputée besogne vaine et oiseuse, bien qu'elle ne poursuive pas l'explication des phénomènes. (l) Œuvres complètes d'Augustin Fkesxel, t. I, pp. 236, 365, 368. CHAPITRE III LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE DE LA PHYSIQUE § I. — Rôle des classificalions naturelles et des explicaitons dans révolution des théones physiques. Ce que nous proposons comme but à la théorie physique, c'est de devenir une classification naturelle, c'est d'établir entre les diverses lois expérimentales une coordination logique qui soit comme l'image et le reflet de Tordre vrai selon lequel sont organisées les réalités qui nous échappent ; c'est à cette condition que la théorie sera féconde, qu'elle suggérera des décou- vertes. Mais une objection se dresse aussitôt contre la doc- trine que nous exposons ici. Si la théorie doit être une classification naturelle, si elle doit chercher à grouper les apparences comme sont groupées les réalités, la méthode la plus sûre pour arriver à ce but n'est-elle pas de chercher d'abord quelles sont ces réalités? Au lieu de construire un système logique qui représente sous une forme aussi condensée et aussi exacte que possible les lois expéri- mentales, dans l'espoir que ce système logique finira par être comme une image de l'ordre ontologique des 46 l'objet de la théorie physique choses, ne serait-il pas plus sensé de tenter d'expliquer ces lois, de dévoiler ces choses cachées? N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, qu'ont procédé les maîtres de la science? N'est-ce pas en s'efforçant vers l'explication des phénomènes physiques qu'ils ont créé ces théories fécondes dont les saisissantes divinations provoquent notre étonnement? Qu'avons-nous de mieux à faire que d'imiter leur exemple et que de revenir aux méthodes condamnées en notre premier Chapitre? Que plusieurs des génies auxquels nous devons la Physique moderne aient construit leurs théories dans l'espoir de donner une explication des phénomènes naturels, que quelques-uns môme aient cru avoir saisi cette explication, cela n'est pas douteux; mais cela non plus n'a rien de concluant contre l'opinion que nous avons exposée au sujet des théories physiques. Des espoirs chimériques ont pu provoquer d'admirables inventions sans que ces inventions donnent corps aux chimères qui les ont fait naître. D'audacieuses explora- tions, qui ont grandement contribué au progrès de la géographie, sont dues à des aventuriers qui cher- chaient le pays doré ; ce n'est pas une raison suffisante pour faire figurer l'Eldorado sur nos planisphères. Si donc on veut prouver que la recherche des expli- cations est une méthode vraiment féconde en Physique, il ne suffit pas de prouver que bon nombre de théories ont été créées par des penseurs qui s'efforçaient vers de telles explications ; il faut prouver que la recherche de l'explication est bien le fil d'Ariane qui les a conduits au milieu de la confusion des lois physiques et qui leur a permis de tracer le pian de ce laby- rinthe. \ LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 47 Or, cette preuve, non seulement il n'est pas possible de la donner, mais encore une étude, même superfi- cielle, de rhistoire de la Physique fournit, en abon- dance, des arguments qui concluent en sens contraire. Lorsqu'on analyse une théorie créée par un physi- cien qui se propose d'expliquer les apparences sen- sibles, on ne tarde pas, en général, à reconnaître que cette théorie est formée de deux parties bien distinctes : Tune est la partie simplement représentative qui se propose de classer les lois ; l'autre est la partie expli- cative qui se propose, au-dessous des phénomènes, de saisir la réalité. Or, bien loin que la partie explicative soit la raison d'être de la partie représentative, la graine d'où elle est issue ou la racine qui alimente son développement, le lien entre les deux parties est presque toujours des plus frêles et des plus artificiels. La partie descriptive s'est développée, pour son compte, par les méthodes propres et autonomes de la f^hysique théorique ; à cet organisme pleinement formé, la partie explicative est venue s'accoler comme un parasite. Ce n'est pas à cette partie explicative parasite que la théorie doit sa puissance et sa fécondité; loin de là. Tout ce que la théorie contient de bon, ce par quoi elle apparaît comme classification naturelle, ce qui lui con- fère le pouvoir de devancer l'expérience se trouve dans la partie représentative ; tout cela a été découvert par le physicien lorsqu'il oubliait la recherche de l'expli- cation. Au contraire, ce que la théorie contient de faux, ce qui sera contredit par les faits, se trouve sur- tout dans la partie explicative ; le physicien Fy a intro- duit, guidé par son désir de saisir les réalités. 48 l'owjet de la théorie physique Et de là cette conséquence : Lorsque les progrès de la Physique expérimentale mettent la théorie en défaut, lorsqu'ils obligent à la modifier, à la transfor- mer, la partie purement représentative entre presque entière dans la théorie nouvelle, lui apportant l'héri- tage de tout ce que l'ancienne théorie possédait de plus précieux, tandis que ,1a partie explicative tombe pour faire place à une autre explication. Ainsi, par une tradition continue, chaque théorie physique passe à celle qui la suit la part de clas- sification naturelle qu'elle a pu construire, comme, en certains jeux antiques, chaque coureur tendait le flam- beau allumé au coureur qui venait après lui ; et cette tradition continue assure à la science une perpétuité de vie et de progrès. Cette continuité de la tradition est masquée aux yeux de Tobservateur superficiel par le fracas incessant des explications qui ne surgissent que pour s'écrou- ler. Tout ce que nous venons de dire, appuyons-le de quelques exemples. Us nous seront fournis par les théories auxquelles a donné lieu la réfraction de la lumière. Nous les emprunterons à ces théories non point parce qu'elles sont exceptionnellement favorables à notre thèse, mais au contraire parce que les per- sonnes qui étudient superficiellement l'histoire de la Physique pourraient penser que ces théories doivent leurs principaux progrès à la recherche des explica- tions. Descartes a donné une théorie qui représente les phé- nomènes de la réfraction simple ; elle fait le principal' objet des deux admirables traités de la Dioptrique et LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iHSTOIRE 49 des Météores, auxquels le Discours de la méthode ser- vait de préface ; fondée sur la constance du rapport entre le sinus de Tangle d'incidence et le sinus de Tangle de réfraction, elle range dans un ordre très clair les propriétés que présentent les verres diverse- ment taillés, les instruments d'optique composés avec ces verres ; elle rend compte des phénomènes qui accompagnent la vision ; elle analyse les lois de Tarc- en-ciel. Descartes a donné aussi une explication des effets lumineux. La lumière n'est qu'une apparence; la réalité est une pression engendrée par les mouvements rapides des corps incandescents au sein d'une matière subtile qui pénètre tous les corps ; la matière subtile est incompressible, en sorte que la pression qui constitue la lumière s'y transmet instantanément à toute distance ; si loin qu'un point se trouve d'une source de lumière, au moment môme où celle-ci s'allume, le point est éclairé. Cette transmission instantanée de la lumière est une conséquence absolument nécessaire du sys- tème d'explications physiques créé par Descartes ; à Beeckman qui ne voulait point admettre cette propo- sition et qui, à l'imitation de Galilée, cherchait à la contredire au moyen d'expériences, d'ailleurs enfan- tines. Descartes écrivait (1) : « Pour moi elle est tel- lement certaine que si, par impossible, elle était con- vaincue d'erreur, je serais prêt à vous avouer sur le champ que je ne sais rien en philosophie. Vous avez si grande confiance en votre expérience que vous vous (1) Correspondance de Descartes, édition Paul Tannery et Ch. Adam, n» LVii, 22 août 1634, t. I, p. 307. 50 l'objet de la théorie physique déclarez prêt à tenir fausse toute votre philosophie si aucun laps de temps ne sépare le moment où Ton voit dans le miroir le mouvement de la lanterne du moment où on le perçoit à la main ; moi, au contraire, je vous déclare que si ce laps de temps pouvait être observé, ma philosophie tout entière serait renversée de fond en comble. » Que Dcîrcartes ait créé lui-môme la loi fondamentale de la réfraction ou qu'il Tait, selon Tinsinuation de Huygens, empruntée à Snell, la question a été débat- tue avec passion ; la solution est douteuse, mais elle nous importe peu ; ce qui est certain, c'est que cette loi, c'est que la théorie représentative à laquelle elle sert de base, ne sont point issues de l'explication des phénomènes lumineux proposée par Descartes ; à leur génération, la Cosmologie cartésienne n'a eu aucune part ; l'expérience, l'induction, la généralisation, les ont seules produites. Il y a plus; jamais Descartes n'a tenté un effort pour relier la loi de la réfraction à sa théorie explicative de la lumière. 11 est bien vrai qu'au commencement de la Diop- trique, il développe, au sujet de cette loi, des analo- gies mécaniques ; qu'il compare le changement de direction du rayon qui passe de Tair dans l'eau au changement de marche d'une balle, vigoureusement lancée, qui passerait d'un certain milieu dans un autre milieu plus résistant; mais ces comparaisons méca- niques, dont la rigueur donnerait prise à bien des critiques, rattacheraient plutôt la théorie de la réfrac- tion à la doctrine de Vémissio?i, doctrine où un rayon de lumière est comparé à une rafale de petits projec- LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 51 tiles violemment lancés par le corps lumineux; cette explication, soutenue au temps de Descartes par Gas- sendi et reprise plus tard par Newton, n'a aucune ana- logie avec la théorie cartésienne de la lumière ; elle est inconciliable avec elle. Ainsi, entre l'explication cartésienne des phénomènes lumineux et la représentation cartésienne des diverses lois de la réfraction, il y a simple juxtaposition; il n'y a aucun lien, aucune pénétration. Aussi, le jour où l'astronome danois Rômer, en étudiant les éclipses des satellites de Jupiter, démontre que la lumière se propage dans l'espace avec une vitesse finie et mesu- rable, l'explication cartésienne des phénomènes lumi- neux tombe tout d'un bloc ; mais elle n'entraîne même pas une parcelle de la doctrine qui représente et classe les lois de la réfraction ; celle-ci continue, aujourd'hui encore, à former la majeure partie de notre Optique élémentaire. Un rayon lumineux unique, passant de l'air au sein de certains milieux cristallins tels que le spath d'Islande, fournit deux rayons réfractés distincts, dont l'un, le rayon ordinaire, suit la loi de Descartes, tandis que l'autre, le rayon extraordinaire y échappe aux prises de cette loi. Cette « admirable et insolite réfraction du cristal clivable d'Islande » avait été découverte et étudiée (1), en 1657, par le Danois Erasme Berthelsen ou Bartho- linus. Huygens se propose de formuler une théorie qui représente à la fois les lois de |a réfraction simple, objet des travaux de Descartes, et les lois de la double (li Erasmus Bartiiolixus : Eaperimenfa cvijstalli Islamlici (UsdiacluS" tici^quibus mira et insolila^refractio delegitiir. HavniiP, iOol. 52 l'objet de la théorie physique réfraction. Il y réussit de la manière la plus heureuse. Non seulement ses constructions géométriques, après avoir fourni, dans les milieux amorphes ou dans les cristaux cubiques. Je rayon réfracté unique qui suit la loi de Descartes, tracent, dans les cristaux non cubiques, deux rayons réfractés, mais encore elles déterminent entièrement les lois qui régissent ces deux rayons; ces lois sont si compliquées que Texpérience, réduite à ses seules ressources, ne les eût peut-être pas démêlées ; mais après que la théorie en a donné la formule, elle les vérifie minutieusement. Cette belle et féconde théorie, Huygens Ta-t-il tirée des principes de la Cosmologie atomistique, de ces « raisons de méchanique » par lesquelles, selon lui, « la vraye Philosophie conçoit la cause de tous les effets naturels »? Nullement; la considération du vide, des atomes, de leur dureté, de leurs mouvements, n'a joué aucun rôle dans la construction de cette représentation. Une comparaison entre la propagation du son et la pro- pagation de la lumière, la constatation expérimentale que Tun des deux rayons réfractés suivait la loi de Descartes, tandis que Tautre ne lui obéissait point, une heureuse et audacieuse hypothèse sur la forme de la surface d'onde optique au sein des cristaux, tels sont les procédés par lesquels le grand physicien hollandais a deviné les principes de sa classification. Non seulement Huygens n'a point tiré des principes de la Physique atomistique la théorie de la double réfraction ; mais une fois cette théorie découverte, il n'essaye pas de la rattacher à ces principes ; il imagine bien, pour rendre compte des formes cristallines, que le spath ou le cristal de roche sont formés par des LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iIISTOIRE 53 empilements réguliers de molécules sphéroïdales, pré- parant ainsi la voie à Haiiy et à Bravais ; mais, après avoir développé cette supposition, il se contente d'écrire (1) : « J'ajouteray seulement que ces petits sphéroïdes pourraient bien contribuer à former les sphéroïdes des ondes de lumière, cy-dessus supposez, les uns et les autres estant situez de mesme, et avec leurs axes parallèles. » A cette courte phrase se réduit tout ce qu'il a tenté pour expliquer la forme de la sur- face d'onde lumineuse, en attribuant aux cristaux une structure appropriée. Aussi sa théorie demeurera-t-elle intacte, tandis que les diverses explications des phénomènes lumineux se succéderont les unes aux autres, fragiles et caduques^ malgré la confiance en leur durée que témoigneront ceux qu'elles ont pour auteurs. Sous l'influence de Newton, l'explication émis- sionniste triomphe; cette explication est absolument contraire à celle que Huygens, créateur de la théorie ondulatoire, donnait des phénomènes lumineux ; de cette explication, jointe aune Cosmologie attraction iste, conforme aux principes de Boscovich, et que le grand atomiste hollandais eût réputée absurde, Laplace tire une justification des constructions d'Huygens. Non seulement Laplace explique par la Physique attractioniste la théorie de la réfraction, simple ou double, découverte par un physicien qui prônait des idées tout opposées; non seulement il la déduit « de M) UuYGENS : Traité de la lumière, où sont expliquées les causes de ce qui luy arrive dans la réflexion et dans la réfraction, et particuliè- rement dans l'étrange réfraction du cristal d'Islande. È{\itïon\V.Um\CK' HARDT, p. 11. 54 l'objet de la théorie physique ces principes (1) dont on est redevable à Newton, au moyen desquels tous les phénomènes du mouvement de la lumière, à travers un nombre quelconque de milieux transparents et dans latmosphère, ont été soumis à des calculs rigoureux » ; mais encore il pense que cette déduction en accroît la certitude et la préci- sion. Sans doute, la solution des problèmes de double réfraction que donne la construction d'Huygens, « con- sidérée comme un résultat de Texpérience, peut être mise au rang des plus belles découvertes de ce rare génie... On ne doit pas balancer à la mettre au nombre des plus certains comme des plus beaux résultats de la Physique. » Mais « jusqu'ici cette loi n'était qu'un résultat de l'observation, approchant de la vérité, dans les limites des erreurs auxquelles les expériences les plus précises sont encore assujetties. Maintenant, la simplicité de la loi d'action dont elle dépend doit la faire considérer comme une loi rigoureuse. » Laplace va même, dans sa confiance en la valeur de l'explica- tion qu'il propose, jusqu'à affirmer que cette explica- tion seule pouvait dissi^r les invraisemblances de la .théorie d'Huygens et la rendre acceptable aux bons esprits, car « cette loi a éprouvé le même sort que les belles lois de Kepler qui furent longtemps méconnues, pour avoir été associées à des idées systématiques dont, malheureusement, ce grand homme a rempli tous ses ouvrages ». Au moment môme où Laplace traite avec ce dédain l'Optique des ondulations, celle-ci, promue par Young (1) Laplace : Exposition du système du monde, 1. IV, c. xvui : De l'attraction moléculaire. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iIISTOIRE S5 et par Fresnel, reprend le pas sur TOptique de rémis- sion; mais, fçrâce à Fresnel, TOptique ondulatoire a subi une modification profonde; la vibration lumineuse n'est plus dirigée suivant le rayon ; elle lui est per- pendiculaire ; l'analogie entre le son et la lumière, qui avait guidé Huygens, a disparu; néanmoins Texpli- cation nouvelle conduit encore les physiciens à adopter la construction des rayons réfractés par un cristal, telle que Ta imaginée Huygens. Il y a plus : en changeant sa partie explicative, la doctrine d'Huygens a enrichi sa partie représentative ; elle ne figure plus seulement les lois qui régissent la marche des rayons, mais aussi les lois dont dépend leur état de polarisation. Les tenants de cette théorie seraient maintenant en bonne posture pour retaurner à Laplace la pitié mépri- sante qu'il téinoignait à leur endroit ; il devient malaisé de relire sans sourire ces phrases que le grand mathématicien écrivait (1) au moment même où TOp- tique de Fresnel triomphait : « Les phénomènes de la double réfraction et de l'aberration des étoiles me paraissent donner au système de l'émission de la lumière, sinon une certitude entière, au moins une extrême probabilité. Ces phénomènes sont inexplicables dans rhypothèse des ondulations d'un fluide éthéré. La propriété singulière d'un rayon polarisé par un cristal de ne plus se partager en passant dans un second cristal parallèle au premier indique évidemment des actions dififérentes d'un même cristal sur les diverses faces d'une molécule de lumière. » (1) Laplace : Exposition, du système du monde, loc. cit. 56 l'objet de la théorie physique La théorie de la réfraction donnée par Huygens n'embrassait pas tous les cas possibles ; une immense catégorie de corps cristallisés, les cristaux biaxes, offraient des phénomènes qui ne pouvaient rentrer dans ses cadres. Ces cadres, Fresnel se proposa de les élargir, de telle sorte que Ton y pût classer non seule- ment les lois de la réfraction simple, non seulement les lois de la double réfraction uniaxiale, mais encore les lois de la double réfraction biaxale. Comment y parvint-il ? En cherchant une explication du mode de propagation de la lumière dans les cristaux? Nulle- ment, mais par une intuition de géomètre où aucune hypothèse sur la nature de la lumière ou sur la consti- tution des corps transparents n'avait de place. Il remarqua que toutes les surfaces d'onde que Huygens avait eu à considérer pouvaient se tirer, par une con- struction géométrique simple, d'une certaine surface du second degré ; cette surface était une sphère pour les milieux uniréfringents, un ellipsoïde de révolution pour les milieux biréfringents uniaxes; il imagina qu'en appliquant la même construction à un ellipsoïde à trois, axes inégaux, on obtiendrait la surface d'onde qui convient aux cristaux biaxes. Cette audacieuse intuition a été couronnée du plus éclatant succès; non seulement la théorie proposée par Fresnel s'est accordée minutieusement avec toutes les déterminations expérimentales ; mais encore elle a fait deviner et découvrir des faits imprévus et paradoxaux que l'expérimentateur, livré à lui-môme, n'aurait jamais eu Tidée de rechercher; telles sont les deux espèces de réfraction conique ; le grand mathématicien Hamilton a déduit de la forme de la surface d'onde des LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 37 cristaux biaxes les lois de ces étranges phénomènes, que le physicien Lloyd a ensuite recherchés et décou- verts. La théorie de la double réfraction biaxiale possède donc cette fécondité et ce pouvoir de divination où nous reconnaissons les marques d'une classification natu- relle ; et cependant, elle n'est pas née d'un essai d'explication. Non pas que Fresnel n'ait tenté d'expliquer la forme de surface d'onde qu'il avait obtenue ; cette tentative le passionna même à tel point, qu'il ne publia pas la méthode qui l'avait conduit à l'invention ; cette méthode fut connue seulement après sa mort, lors- qu'on livra enfin à Timpression son premier mémoire sur la double réfraction (1). Dans les écrits qu'il publia, de son vivant, sur la double réfraction, Fresnel s'efforça sans cesse de retrouver, au moyen d'hypo- thèses sur les propriétés de l'éther, les lois qu'il avait découvertes; « mais ces hypothèses (2), dont il avait fait ses principes, ne résistent pas à un examen appro- fondi ». Admirable lorsqu'elle se borne à jouer le rôle de classification naturelle, la théorie de Fresnel devient insoutenable dès là qu'elle se donne pour une explication. Il en est de môme de la plupart des doctrines physi- ques ; ce qui, en elles, est durable et fécond, c'est l'œuvre logique par laquelle elles sont parvenues à classer naturellement un grand nombre de lois en les (i) Voir V Introduction aux œuvres d'Augustin Fresnel, par E. Verdet, art. 11 et 12. (Œuvres complètes d'Augustin Fresnel, t. 1, p. lxx et p. LXXVI.) (2) E. Vekdet : loc. cit., p. 84. 58 l'objet de la théorie phvsique déduisant toutes de quelques principes ; ce qui est stérile et périssable, c*est le labeur entrepris pour expliquer ces principes, pour les rattacher à des sup- positions touchant les réalités qui se cachent sous les ' apparences sensibles. On a souvent comparé le progrès scientifique à une marée montante ; appliquée à révolution des théories physiques, cette comparaison nous semble fort juste et peut être suivie jusque dans ses détails. Celui qui jette un regard de courte durée sur les flots qui assaillent une grève ne voit pas la marée monter; il voit une lame se dresser, courir, déferler, couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant à sec le terrain qui avait paru conquis ; une nouvelle lame la suit, qui parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois aussi n'atteint même pas le caillou que celle-ci avait mouillé. Mais sous ce mou- vement superficiel de va-et-vient, un autre mouvement se produit, plus profond, plus lent, imperceptible à l'observateur d'un instant, mouvement progressif qui se poursuit toujours dans le môme sens, et par lequel la mer monte sans cesse. Le va-et-vient des lames est l'image fidèle de ces tentatives d'explication qui ne s'élèvent que pour s'écrouler, qui ne s'avancent que pour reculer ; au dessous se poursuit le progrès lent et constant de la classification naturelle dont le flux conquiert sans cesse de nouveaux territoires, et qui assure aux doctrines physiques la continuité d'une tradition. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iHSTOïRE 59 § II. — Les opinions des physiciens sur la nature des théories physiques. Un des penseurs qui ont le plus vivement insisté pour que les théories physiques fussent regardées comme des représentations condensées et non comme des explications, M. Ernst Mach, a écrit (1) ce qui suit : « L'idée d'une économie de la pensée se développa en moi par mes expériences professorales dans la pra- tique de renseignement. Je la possédais déjà lors- qu'en 1861 je commençai mes leçons comme privai- docent, et je croyais alors être seul à l'avoir, ce que Ton voudra bien trouver pardonnable. Mais aujour- d'hui, je suis, au contraire, convaincu qu'au moins un pressentiment de cette idée doit toujours avoir été un bien commun à tous les investigateurs qui ont réflé- chi sur la recherche eh général. » En effet, dès l'antiquité, certains philosophes ont fort exactement reconnu que les théories physiques n'étaient nullement des explications ; que leurs hypo- thèses n'étaient point des jugements sur la nature des choses ; que c'é,taient seulement des prémisses desti- nées à fournir des conséquences conformes aux lois expérimentales. Les Grecs connaissaient à proprement parler une seule théorie physique, la théorie des mouvements célestes; c'est donc au sujet des systèmes cosmogra- phiques qu'ils ont émis et développé leur conception de (1) E. Mach : La Mécanique; exposé historique et critique de son déve- loppement. Paris, 1904, p. 360. 60 l'oIUET de la théorie PIIYSIQLE la théorie physique. D'ailleurs, les autres théories, res- sortissant aujourd'hui à la Physique, qu'ils avaient portées à un certain degré de perfection, savoir la théo- rie de l'équilibre du levier et l'Hydrostatique, repo- saient sur des principes dont la nature ne pouvait être Tobjet d'aucun doute ; les demandes d'Archimède étaient visiblement des propositions d'origine expéri- mentale, que la généralisation avait transformées; l'accord de leurs conséquences avec les faits résumait et ordonnait ceux-ci sans les expliquer. Les Grecs distinguent nettement, dans la discussion d'une théorie sur le mouvement des astres, ce qui est du physicien — nous dirions aujourd'hui du métaphysi- cien — et ce qui est de l'astronome. Au physicien il appartient de décider, par des raisons tirées de la Cos- mologie, quels sont les mouvements réels des astres. L'astronome, au contraire, ne doit point s'inquiéter si les mouvements qu'il imagine sont réels ou fictifs ; leur seul objet est de représenter exactement les déplacements r^/a/?/s des astres (1). Dans ses belles recherches sur les systèmes cosmo- graphiques des Grecs, Schiaparclli a mis en lumière un passage bien remarquable touchant cette distinction entre l'Astronomie et la Physique; ce passage de Posidonius, résumé ou cité par Geminus, nous a été conservé par Simplicius. Le voici : « D'une manière absolue, il n'appartient pas à l'astronome de savoir ce (1) Nous empruntons plusieurs des renseignements qui suivent à un très important article de M. P. Massion : Sole sur le carac- tère géométrique de l'ancienne astronomie [Abhandlungen zur Ge- schichte der Malhemalik, ix, Leipzig, B. G. Teubneh). Voir aussi P. Max- sioN : Sur les principes fondamentaux de la géométrie^ de la mécanique et de l'astronomie. Paris, Gauthier-Villars, 1903. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET L*I1IST01RE 61 qui est fixe par nature et ce qui se meut ; mais parmi les hypothèses relatives à ce qui est immobile et à ce qui se meut, il examine quelles sont celles qui cor- respondent aux phénomènes célestes. Il doit recourir au physicien pour les principes. » Ces idées, qui expriment la pure doctrine péripaté- ticienne, ont inspiré maint passage des astronomes de l'antiquité ; la Scolastique les a formellement adoptées. A la Physique, c'est-à-dire à la Cosmologie, de rendre raison des apparences astronomiques en recourant aux causes mômes ; l'Astronomie ne traite que de l'observation des phénomènes et des conclu- sions que la géométrie en peut déduire : « L'astrono- mie, dit saint Thomas, commentant les Physiques d'Aristote, a des conclusions en commun avec la Phy- sique. Mais comme elle n'est pas purement physique, elle les démontre par d'autres moyens. Ainsi le physicien démontre que la terre est sphérique par un procédé de physicien, par exemple parce que ses par- ties tendent de tout côté et également vers un centre ; l'astronome, au contraire, par la figure de la lune dans les éclipses, ou bien par ce fait que les étoiles ne se voient pas de même des diverses parties de la terre. » C'est par suite de cette conception du rôle de l'astro- nomie que saint Thomas, dans son commentaire au De cœlo d'Aristote, s'exprime de la manière suivante au sujet du mouvement des planètes : « Les astro- nomes se sont efforcés de diverses manières d'ex- pliquer ce mouvement. Mais il n'est pas nécessaire que les suppositions qu'ils ont imaginées soient vraies, car peut-être les apparences que les étoiles présentent pourraient être sauvées par quelque autre 62 L'OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE mode de mouvement encore inconnu des hommes. Aristotc cependant use de telles suppositions relatives à la nature du mouvement comme si elles étaient Vraies. » En un passage de la Somme théologique (i, 32), saint Thomas marque encore plus nettement Tincapa- cité de la mc'îthode physique à saisir une explication certaine : « On peut, dit-il, de deux manières diffé- rentes rendre raison d'une chose. La première con- siste à prouver d'une manière suffisante un certain principe. C'est ainsi qu'en Cosmologie [Scientia natii- ralis) on donne une raison suffisante pour prouver que le mouvement du ciel est uniforme. En la seconde manière, on n'apporte pas une raison qui prouve d'une manière suffisante le principe; mais, le principe étant posé d'avance, on montre que ses conséquences s'accordent avec les faits ; ainsi, en Astronomie, on pose l'hypothèse des épicycles et des excentriques, parce que, cette hypothèse faite, les apparences sensi- bles des mouvements célestes peuvent être sauvegar- dées ; mais ce n'est pas une raison suffisamment pro- bante, car elles pourraient peut-être être sauvegardées par une autre hypothèse. » Cette opinion touchant le rôle et la nature des hypothèses astronomiques s'accorde fort aisément avec bon nombre de passages de Copernic et de son com- mentateur Rheticus. Copernic, notamment, dans son Commentariolus de Injpothesihus motuum cœlestium a se constUiitis, présente simplement l'immobilité du soleil et la mobilité de la terre comme des postulats qu'il demande qu'on lui concède : Si nobis aliquœ petitiones.., concedentur. Il est juste d'ajouter qu'en LES THÉORIES REPRÉSE.NTATIVES ET L HISTOIRE 63 certains passages de ses De reiolutionibus cœlestibus libri sexy il professe, au sujet de la réalité de ses hypothèses, une opinion moins réservée que la doctrine héritée de la Scolastique et exposée dans le Çommen- tariolus. Cette dernière doctrine est formellement énoncée dans la célèbre préface qu'Osiander écrivit pour le livre : De revoliUionibiis cœlestibus libri sex ; ainsi s'exprime Osiander : Neque enim necesse est eas hypo- thèses esse veraSy imo, ne verisimiles qiiidem; sed suf/icit hoc iinitm, si calcidinn observationibus congruentem exhibeant. Et il termine sa préface par ces mots : Neque quisquam, quod ad hypothèses attinet, quicquam certi ab astronomia expectet, crtm nihil taie prœstare queat. Une telle doctrine au sujet des hypothèses astro- nomiques indignait Kepler (1) : « Jamais, dit-il dans son plus ancien écrit (2), je n'ai pu donner mon assen- timent à Tavis de ces gens qui vous citent l'exemple de quelque démonstration accidentelle où, de pré- misses fausses, un syllogisme rigoureux tire quelque conclusion vraie, et qui, forts de cet exemple, s'effor- cent de prouver que les hypothèses admises par Coper- (1) En lo97, Nicolas Kaimnnis Ursus publia à Prague un écrit inti- tulé : De hypolhesibus astroiwmicis, où il soutenait, en les exagérant, les opinions dOsiander ; trois ans plus tard, donc en 1600 ou 1601, Kepler répond par l'écrit suivant : Joanms Kepleki apoïoqia Ti/chonis conlra ?iicolaum Raf/marum Vrsum ; cet écrit, demeuré en manuscrit et fort incomplet, fut publié seulement en is:;8 par Fri^ch. (Joanms Kepleri astronomi Opéra omnia, t. I, p. 215, Francforl-sur-Ie-Mein et Erlangen.) Cet ouvrage contient de vives réfutations des idées d'Osiander. (2) Prodvomus disserf a lionum cosmographicarum, continens myste- rium cosmographicum... a M. Joanxe KtPLEno VVimtkmbergio, Tubinga», Georgius Gruppenbaciiius, MDXCVI ; — Joannis Kjîpleri astronomi Opéra omniOj t. I, p. 112-153. 64 l'objet de la théorie physique nie peuvent être fausses et que, cependant, des oaivo^svx véritables peuvent en découler comme de leurs prin- cipes propres... Je n^hésite pas à déclarer que tout ce que Copernic a amassé a posteriori, et prouvé par robservation,tout cela pourrait, sans nulle entrave, être démontré a priori, au moyen d'axiomes géométriques, au point de ravir le témoignage d'Aristote, s'il vivait. » Cette confiance enthousiaste, et quelque peu naïve, dans la puissance sans limite de la méthode physique déborde chez les grands inventeurs qui inaugurent le xvii* siècle. Galilée distingue bien entre le point de vue de l'Astronomie, dont les hypothèses n'ont d'autre sanction que l'accord avec l'expérience, et le point de vue de la Philosophie naturelle, qui saisit les réali- tés ; il prétend, lorsqu'il soutient le mouvement de la terre, discourir seulement en astronome et ne point donner ses suppositions pour vérités ; mais ces distinc- tions ne sont chez lui que faux-fuyants pour éviter les censures de l'Eglise ; ses juges ne les ont pas considé- rées comme opinions sincères ; pour les regarder comme telles, il leur eût fallu bien peu de clairvoyance. S'ils eussent pensé que Galilée parlait sincèrement en astronome, et non en philosophe de la nature, en phj/si- cien, selon leur langage ; s'ils eussent regardé ses théories comme un système propre à représenter les mouvements célestes et non comme une doctrine affir- mative sur la nature réelle des phénomènes astrono- miques, ils n'eussent point censuré ses idées. Nous en avons l'assurance par une lettre (1) que, dès le 12 avril ICI S, le principal adversaire de Galilée, le cardinal (1) Ghisar : Galilei'Sfudienf Beilage IX, Ratisbonne, 1882. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 65 Bellarmin, écrivait à Foscarini : « Votre Paternité et le seigneur Galilée agiront prudemment en se conten- tant de parler ex sitppositioney et non pas absolument, comme Ta toujours fait, je crois, Copernic ; en effet, dire qu'en supposant la terre mobile et le soleil immo- bile, on rend compte de toutes les apparences beau- coup mieux qu'on ne pourrait le faire avec les excen- triques et les épicycles, c'est très bien dire ; cela ne présente aucun danger et cela suffit au mathéma- ticien. >/ Dans ce passage, Bellarmin maintenait la dis- tinction, familière aux scolastiques, entre la méthode physique et la méthode métaphysique, distinction qui, pour Galilée, n'était plus qu'un subterfuge. Celui qui a le plus contribué à rompre la barrière entre la méthode physique et la méthode métaphysi- que, à confondre leurs domaines que la Philosophie péripatéticienne avait nettement distingués, c'est assu- rément Descartes. La méthode de Descartes révoque en doute les prin- cipes de toutes nos connaissances et les laisse suspen- dus à ce doute méthodique, jusqu'au moment où elle parvient à en démontrer la légitimité par une longue chaîne de déductions issues du célèbre : Cogito, ergo sum. Rien de plus contraire qu'une semblable méthode à la conception péripatéticienne selon laquelle une science, telle que la Physique, repose sur des prin- cipes évidents par eux-mômes, dont la Métaphysique peut creuser la nature, mais dont elle ne peut accroître la certitude. La première proposition de Physique que Descartes établit (1), en suivant sa méthode, saisit et exprime (l) Descartes : Principia Philosophiœ, pars UT, 4. 66 l'objet de la théorie physique l'essence même de la matière : « La nature du corps consiste en cela seul qu'il est une substance qui a de l'extension en longueur, largeur et profondeur. « L'essence de la matière étant ainsi connue, on pourra, par les procédés de la Géométrie, en déduire l'explica- tion de tous les phénomènes naturels. « Je ne reçois point de principes en Physique », dit Descartes, résu- mant la méthode par laquelle il prétend traiter cette science, « qui ne soient aussi reçus en Mathématiques, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j'en déduirai, et ces principes suffisent, d'autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expli- qués par leur moyen ». TellCî est l'audacieuse formule de la Cosmologie car- tésienne; l'homme connaît l'essence môme de la ma- tière, qui est l'étendue ; il peut donc, logiquement, en déduire toutes les propriétés de la matière ; la distinc- tion entre la Physique, qui étudie les phénomènes et leurs lois, et la Métaphysique, qui cherche à con- naître l'essence de la matière en tant que cause des phénomènes et raison d'être des lois, est dénuée de fondement ; l'esprit ne part pas de la connaissance du phénomène pour s'élever ensuite à la connaissance de la matière ; ce qu'il connaît d'abord, c'est la nature même de la matière, et l'explication des phénomènes en découle. Cet orgueilleux principe. Descartes en pousse les conséquences jusqu'au bout; il ne se contente pas d'affirmer que l'explication de tous les phénomènes naturels peut être tirée tout entière de cette seule proposition : « L'essence de la matière est l'étendue »; cette explication, il tente de la donner en détail ; il LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iUSTOIRE 67 cherche à construire le monde, en partant de cette défi- nition, avec de la figure et du mouvement ; et lorsque son œuvre est terminée, il s'arrôte pour la contempler et il déclare que rien n'y manque : « Qu'il n'y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris dans ce qui a été expliqué en ce traité », tel est le titre d'un des derniers paragraphes (1) des Principes de la Philo- sophie, Descartes, toutefois, semble avoir été un instant effrayé par la hardiesse de sa doctrine cosmologique et avoir cherché à la rapprocher de la doctrine péripa- téticienne ; c'est ce qui résulte de l'un des articles (2) du livre des Principes ; citons en entier cet article, qui touche de près à Tobjet qui nous occupe : « On répliquera peut-être encore à ceci que, bien que j'aie imaginé des causes qui pourraient produire des effets semblables à ceux que nous voyons, nous ne devons pas pour cela conclure que ceux que nous voyons soient produits par elles ; parce que, comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n'y ait aucune différence en ce qui paraît à l'extérieur, qui n'aient toutefois rien de semblable en la compo- sition de leurs roues, ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu'il soit possible à l'esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les (i) Descartes : Principia Phîlosophias, pars IV, 199. (2) Descartks : Ibid.^ pars IV, 204. 68 l'objet de la théorie physique faire; ce que je ne fais aucune difficulté d'accorder. Et je croirai avoir assez fait si les causes que j'ai expli- quées sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m'informer si c'est par elles ou par d'autres qu'ils sont produits. Même je crois qu'il est aussi utile pour la vie de connaître les causes ainsi imaginées que si on avait la connaissance des vraies; car la médecine, les mécaniques, et générale- ment tous les arts à quoi la connaissance de la Physi- que peut servir, n'ont pour fin que d'appliquer telle- ment quelques corps sensibles les uns aux autres que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits; ce que l'on pourrait faire tout aussi bien en considérant la suite de quel- ques causes ainsi imaginées, quoique fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est sup- posée semblable en ce qui regarde les effets sensibles. Et afin qu'on ne puisse pas s'imaginer qu'Aristote ait jamais prétendu rien faire de plus que cela, il dit lui-môme, au commencement du septième chapitre du premier livre de ses Météores, que « pour ce qui est « des choses qui ne sont pas manifestes aux sens, il « pense les démontrer suffisamment et autant qu'on « peut désirer avec raison, s'il fait seulement voir « qu'elles peuvent être telles qu'il les explique ». Mais cotte sorte de concession aux idées de l'École est manifestement en désaccord avec la méthode même de Descartes ; elle est seulement une de ces précautions contre la censure du Saint-Office que prenait le grand philosophe, fort ému, comme Ton sait, par la condam- • nation de Galilée ; du reste, il semble que Descartes LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET i/hISTOIUE 69 lui-même ait craint que Ton prît trop au sérieux sa prudente circonspection, car il fait suivre l'article que nous venons de citer de deux autres, ainsi intitulés : « Que néanmoins on a une certitude morale que toutes les choses de ce monde sont telles qu'il a été ici démon- tré qu'elles peuvent être. » — « Et môme qu'on en a une certitude plus que morale. » Les mots : certitude morale ne suffisaient pas, en effet, à exprimer la foi sans limite que Descartes pro- fessait en sa méthode ; non seulement il croyait avoir donné une explication satisfaisante de tous les phéno- mènes naturels, mais il pensait en avoir fourni la seule explication possible et pouvoir le démontrer mathématiquement : « Pour la Physique, écrivait- il (1) à Mersenne, le 11 mars 1640, je croirais n'y rien savoir, si je ne sçavais que dire comment les choses peuvent estre, sans démonstrer qu'elles ne peuvent estre autrement; car l'ayant réduite aux lois des Mathématiques, c'est chose possible, et je croy le pouvoir en tout ce peu que je croy sçavoir, bien que je ne l'aye pas fait en mes Essais, à cause que je n'ai pas voulu y donner mes principes, et je. ne voy encore rien qui me convie à les donner à Tavenir. » Cette superbe confiance dans la puissance illimitée de la méthode métaphysique était bien propre à faire naître un dédaigneux sourire aux lèvres de Pascal ; lors même qu'on admettrait que la matière n'est que l'étendue en longueur, largeur et profondeur, quelle folie d'en vouloir tirer l'explication détaillée du monde! (1) Descartes : Œuvres, édition P. Tanneky et Gh. Adam, Cotres- pondance, t. lU, p. 39. 70 l'objet de la théorie physique « Il faut dire en gros [i ) : cela se fait par figure et mou- vement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et com- poser la machine cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » L'illustre émule de Pascal, Christian Huygens, n'a pas la mAme sévérité pour la méthode qui prétend de principes cosmologiques tirer l'explication des phéno- mènes naturels. Assurément, les explications de Des- cartes sont insoutenables en plus d'un point; mais c'est que sa Cosmologie, qui réduit la matière à l'étendue, n'est pas la saine Philosophie de la nature ; celle-ci est la Physique des atomistes ; on peut espérer en déduire, bien qu'avec de grandes difficultés, l'expli- cation des phénomènes naturels. M M. Des Cartes (2) a mieux reconnu que ceux qui l'ont précédé, qu'on ne comprendrait jamais rien d'avan- tage dans la Physique, que ce qu'on pourrait rapporter à des principes qui n'excèdent pas la portée de notre esprit, tels que sont ceux qui dépendent des corps, con- sidérez sans qualitez, et de leurs mouvements. Mais comme la plus grande difliculté consiste à faire voir comment tant de choses diverses sont eflTectuées par ces seuls principes, c'est à cela qu'il n'a pas réussi dans plusieurs sujets particuliers qu'il s'est proposé à examiner, desquels est entre autres, à mon avis, celui de la Pesanteur. On en jugera par les remarques que je fais en quelques endroits sur ce qu'il en a escrit ; auxquelles j'en aurais pu joindre d'autres. Et cepen- (1) Pascal : Pensées, édition IIavet, art. 24. Cette pensée est précédée de ces mots : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes. » (2) Christian Huygexs : Discours de la cause de la Pesanteur. Leyde, 1690. LES THÉORIES REPRÉSE^^TATIVES ET l'uiSTOIRE 71 dant j'avoue que ses essais, et ses vues, quoyque fausses, ont servi h m'ouVrir le chemin à ce que j'ay trouvé sur le mesme sujet. » « Je ne le donne pas comme estant exempt de tout doute, ni à quoy on ne puisse faire des objections. 11 est trop difficile d'aller jusque-là dans des recherches de cette nature. Je crois pourtant que si Thypothèse principale, sur laquelle je me fonde, n'est pas la véri- table, il y a peu d espérance qu'on la puisse rencon- trer, en demeurant dans les limites de la vraye et saine Philosophie. » Entre le moment où Huygens communiquait à TAcadémie des Sciences de Paris son Discours de la Cause de la Pesanteur, et le moment où il le fit impri- mer, parut rimmortel ouvrage de Newton : Philosophiœ naiuralis principia mathematica; cet ouvrage, qui transformait la Mécanique céleste, inaugurait, au sujet de la nature des théories physiques, des opinions tout opposées à celles de Descartes et de Huygens. Ce que pense Newton de la construction des théo- ries physiques, il l'exprime avec netteté en plusieurs passages de ses œuvres. L'étude attentive des phénomènes et de leurs lois permet au physicien de découvrir, par la méthode inductive qui lui est propre, quelques principes très généraux d'où toutes les lois expérimentales se puis- sent déduire : ainsi les lois de tous les phénomènes célestes se trouvent condensées dans le principe de la gravité universelle. - Une telle représentation condensée n'est pas une explication; l'attraction mutuelle que la Mécanique céleste imagine entre deux parties quelconques de la 72 l'objet de la théorie physique matière permet de soumettre au calcul tous les mou- vements célestes, mais la cause môme de cette attrac- tion n'est pas pour cela mise à nu. Faut-il y voir une qualité première et irréductible de la matière? Faut-il, ce que Newton jugea probable à certaines époques de sa vie, la regarder comme le résultat d'impulsions produites par un certain éther? Questions difficiles, dont la solution ne pourra être obtenue que plus tard. Cette recherche, en tous cas, est œuvre de philosophe et non de physicien; quel qu'en soit le résultat, la théorie représentative construite par le physicien gar- dera sa pleine valeur. Telle est la doctrine que formule en peu de mots le Scholiiim générale par lequel se termine le livre des Principes de Philosophie naturelle : « Jusqu'ici, j'ai exposé les phénomènes que pré- sentent les cieux et nos mers à l'aide de la force de gravité, mais à cette gravité, je n'ai pas encore assigné de cause. Assurément, cette force naît de quelque cause qui pénètre jusqu'au centre du Soleil ou des planètes sans que sa vertu en soit diminuée ; qui agit non pas en raison de la superficie des particules solides sur lesquelles elle exerce son action, comme le font habituellement les causes mécaniques, mais en raison de leur volume ; dont l'action s'étend de toute part à des distances immenses, en décroissant toujours en rai- son inverse du carré de la distance. La gravité vers le Soleil est composée des gravités qui pèsent vers cha- cune des petites parties du Soleil, et en s'éloignant du Soleil, elle décroît exactement en raison doublée des distances jusqu'à l'orbite de Saturne, comme le montre la fixité des aphélies des planètes, et jusqu'aux aphélies extrêmes des comètes, si toutefois ces aphélies sont LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 73 fixes. Mais jusqu'ici, je n'ai pu tirer des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je ne feins point d'hypothèses. Car tout ce qui ne se tire point des phénomènes doit être nommé hypothèse ; et les hypo- thèses, qu'elles soient métaphysiques ou physiques, qu'elles invoquent des causes occultes ou qu'elles soient mécaniques, n'ont pas place en Philosophie expérimentale. Pans cette Philosophie, les propositions sont tirées des phénomènes et généralisées par induc- tion. C'est ainsi qu'on a connu l'impénétrabilité, la mobilité, la force vive des corps et les lois des mou- vements et de la gravité. Et c'est assez que cette gravité existe réellement et agisse selon les lois que nous avons exposées, et qu'elle suffise à tous les mouvements des corps célestes et de notre mer. » Plus tard, en la célèbre XXXP question qui termine la seconde édition de son Optique, Newton énonce, avec une grande précision, son opinion au sujet des théo- ries physiques ; il leur assigne pour objet la conden- sation économique des lois expérimentales : « Expli- quer chaque propriété des choses en les douant d'une qualité spécifique occulte par laquelle seraient engen- drés et produits les effets qui se manifestent à nous, c'est ne rien expliquer du tout. Mais tirer des phéno- mènes deux ou trois principes généraux de mouvement, expliquer ensuite toutes les propriétés et les actions des corps au moyen de ces principes clairs, c'est vrai- ment, en Philosophie, un grand progrès, lors môme que les causes de ces principes ne seraient pas décou- vertes ; c'est pourquoi je n'hésite pas à proposer les principes du mouvement, tout en laissant de côté la recherche des causes. » Ceux qui partageaient la superbe confiance des carte- 74 l'objet de la théorie physique siens ou des atomistes ne pouvaient souffrir que Ton imposât des limites aussi humbles aux prétentions de la Physique théorique ; se borner h donner des phéno- mènes une représentation géométrique c'était, à leur avis, ne point avancer dans la connaissance de la nature ; ceux qui se contentaient d'un progrès aussi vain ne méritaient guère que des sarcasmes : « Avant que de faire usage des principes qu'on vient d'établir, dit un cartésien (1), je crois qu'il ne sera pas hors de propos d'entrer dans l'examen de ceux que M. Newton fait servir de fondement à son système. Ce nouveau philosophe, déjà illustré par les rares connaissances qu'il avait puisées dans la Géométrie, souffrait impatiemment qu'une nation étrangère à la sienne pât se prévaloir de la possession où elle était d'enseigner les autres et de leur servir de modèle; excité par une noble émulation et guidé par la supério- rité de son génie, il ne songea plus qu'à affranchir sa patrie de la nécessité où elle croyait être d'emprunter de nous l'art d'éclairer les démarches de la nature, et de la suivre dans ses opérations. Ce ne fut point encore assez pour lui. Ennemi de toute contrainte, et sentant que la Physique le gênerait sans cesse, il la bannit de sa Philosophie ; et de peur d'être forcé de réclamer quel- quefois son secours, il eut soin d'ériger en lois pri- mordiales les causes intimes de chaque phénomène particulier; par là, toute difficulté fut aplanie; son travail ne roula plus que sur des sujets traitables qu'il sût assujettir à ses calculs ; un phénomène analysé (1» De Gamaciies : Principes généraux de la Nature appliqués au mécanisme astronomique et comparés aux principes de la Philosophie de M. Newton. Paris, 1140, p. 07. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'hISTOIRE 75 géométriquement devint pour lui un phénomène expli- qué ; ainsi cet illustre rival de M. Descartes eut bien- tôt la satisfaction singulière de se trouver grand phi- losophe par cela seul qu'il était grand géomètre. > « ...Je reviens donc (1) à ce que j'ai d'abord avancé, et je conclus qu'en suivant la méthode de ce grand géomètre, rien n'est plus facile que de développer le mécanisme de la nature. Voulez-vous rendre raison d'un phénomène compliqué? Exposez-le géométrique- ment, vous aurez tout fait; ce qui pourra rester d'em- barrassant pour le physicien dépendra, à coup sûr, ou d'une loi primordiale, ou de quelque détermination particulière. » Les disciples de Newton ne s'en tinrent d'ailleurs pas tous à la prudente réserve de leur maître ; plusieurs ne purent demeurer dans les étroites frontières que leur assignait sa méthode de Physique ; franchissant ces limites, ils affirmèrent, en métaphysiciens, que les attractions mutuelles étaient des qualités réelles et premières de la matière et qu'un phénomène réduit à ces attractions était vraiment un phénomène expliqué. Tel fut l'avis émis par Roger Cotes dans la préface célèbre qu'il écrivit en tête de la seconde édition des Principia de Newton; telle fut aussi la doctrine déve- loppée par Boscovich, qu'inspirait souvent la métaphy- sique leibnitzienne. Toutefois, plusieurs des continuateurs de Newton, et non des moins illustres, s'en tinrent à la méthode qu'avait si bien définie leur illustre devancier. Laplace professe la plus entière confiance en la puis- (1) De Gamaches : Loc. cil.^ p. 81. 76 l'oujet de la théorie physique sance du principe de rattraction ; cette confiance, cepen- dant, n'est pas aveugle; en quelques endroits de V Ex- position dit système du monde, Laplace indique que cette attraction universelle qui, sous forme de gravité ou d'attraction moléculaire, coordonne tous les phé- nomènes naturels, n'en est peut-être pas Tultime expli- cation ; qu'elle-môme peut dépendre d'une cause plus élevée ; cette cause, il est vrai, Laplace semble la reje- ter dans un domaine inconnaissable ; en tous cas, il reconnaît, avec Newton, que la recherche de cette cause, si elle est possible, constitue un problème dis- tinct de celui que résolvent les théories astronomiques et physiques. « Ce principe, dit-il (1), est-il une loi primordiale do la nature? N'est-il qu'un effet géné- ral d'une cause inconnue? Ici, l'ignorance où nous sommes des propriétés intimes de la matière nous arrête, et nous ôte tout espoir de répondre d'une ma- nière satisfaisante à ces questions. » — « Le principe de la pesanteur universelle, dit-il encore (2), est-il une loi primordiale de la nature, ou n'est-il qu'un effet général d'une cause inconnue ? Ne peut-on pas rame- ner à ce principe les affinités? Newton, plus circon- spect que plusieurs de ses disciples, ne s'est point pro- noncé sur ces questions auxquelles Tignorance où nous sommes des propriétés de la matière ne permet pas de répondre d'une manière satisfaisante. » Philosophe plus profond que Laplace, Ampère voit avec une parfaite clarté l'avantage qu'il y a à rendre une théorie physique indépendante de toute explica- (1) Laplace : Exposition du système du monde, \. IV, c. xvii. (2) Idem : Uml., l. V, c. v. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l/llISTOIRE 77 tion métaphysique; par là, en effet, on la soustrait aux querelles qui divisent les diverses écoles cosmologiques ; on la rend acceptable en même temps à des esprits qui professent des opinions philosophiques incompatibles; et cependant, bien loin d'entraver les recherches de ceux qui prétendraient donner une explication des phé- nomènes, on facilite leur tâche; on condense en un petit nombre de propositions très générales les lois innombrables dont ils doivent rendre compte, en sorte qu'il leur suffise d'expliquer ces quelques propositions pour que cet immense ensemble de lois ne renferme plus rien de mystérieux. « Le principal avantage (1) des formules qui sont ainsi conclues immédiatement de quelques faits géné- raux donnés par un nombre suffisant d'observations pour que la certitude n'en puisse être contestée, est de rester indépendantes, tant des hypothèses dont leurs auteurs ont pu s'aider dans la recherche de ces formules, que de celles qui peuvent leur être substi- tuées dans la suite. L'expression de l'attraction uni- verselle, déduite des lois de Kepler, ne dépend point des hypothèses que quelques auteurs ont essayé de faire sur une cause mécanique qu'ils voulaient lui assigner. La théorie de la chaleur repose réellement sur des faits généraux donnés immédiatement par l'observation ; et l'équation déduite de ces faits, se trouvant con- firmée par l'accord des résultats qu'on en tire et de ceux que donne l'expérience, doit être également reçue comme exprimant les vraies lois de la propagation de (1) André-Marie Ampère : Théorie mathématique des phénomènes elec- trodynamiqueSy uniquement déduite de l'expérience. Édition Heumann, p. 3. 78 l/onJEï DE LA THÉORIE PHYSIQUE la chaleur, et par ceux qui rattribuent à un rayonne- ment de molécules calorifiques, et par ceux qui recou- rent, pour expliquer le même phénomène, aux vibra- tions d'un fluide répandu dans l'espace ; seulement il faut que les premiers montrent comment Téquation dont il s'agit résulte de leur manière de voir et que les seconds la déduisent des formules générales des mouvements vibratoires ; non pour rien ajouter à la certitude de cette équation, mais pour que leurs hypo- thèses respectives puissent subsister. Le physicien qui n'a point pris de parti à cet égard admet cette équation comme la représentation exacte des faits, sans s'inquié- ter de la manière dont elle peut résulter de l'une ou de l'autre des explications dont nous parlons. » Fourier, d'ailleurs, partage au sujet de la théorie de la chaleur. le sentiment d'Ampère; voici, en effet, comment il s'exprime dans le Discours préliminaire qui inaugure son immortel ouvrage (1) : « Les causes primordiales ne nous sont point con- nues, mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes que l'on peut découvrir par l'observation, et dont l'étude est l'objet de la Philosophie naturelle. » (' La chaleur pénètre, comme la gravité, toutes les substances de l'univers; ses rayons occupent toutes les parties de l'espace. Le but de notre ouvrage est d'expo- ser les lois mathématiques que suit cet élément. Cette théorie formera désormais une des branches les plus importantes de la Physique générale. » " ...Les principes de cette théorie sont déduits, comme ceux de la Mécanique, d'un très petit nombre (1) FouHiER : Théorie analytique de la c/m/eM?\ Édition Darboux, p. XV et p. XXI. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'HISTOIRE 79 de faits primordiaux, dont les géomètres ne considè- rent point la cause, mais qu'ils admettent comme résultant des observations communes et confirmées par toutes les expériences. » Pas plus qu'Ampère ni que Fourier, Fresnel n'as- signe comme but à la théorie l'explication métaphy- sique des apparences sensibles ; il voit en elle un puis- sant moyen d'invention, parce qu'elle est une représentation résumée et classée des connaissances expérimentales : « Il n'est pas inutile (1) de réunir les faits sous un m(>me point de vue, en les ratta- chant à un petit nombre de principes généraux. C'est le moyen de saisir plus aisément les lois, et je pense que les elïorts de ce genre peuvent contribuer, autant que les observations mômes, à l'avancement de la science. » Le rapide développement de la Thermodynamique, au milieu du xix* siècle, remit en faveur les supposi- tions que Descartes avait formulées le premier touchant la nature de la chaleur ; les opinions cartésiennes et atomistiques reçurent un regain de vitalité, et l'espoir de construire des théories physiques explicatives se ranima dans la pensée de plus d'un physicien. Quelques-uns, cependant, des créateurs de la nou- velle doctrine, et non des moindres, ne se laissèrent point griser par cet espoir; parmi eux, et au premier rang, il convient de citer Robert Mayer. « Quelle est la nature intime de la chaleur, écrivait Robert Mayer à Griesinger (2), quelle de l'électricité, etc., je n'en sais rien, pas plus que je connais la nature intime d'une (t) A. Fresnel : Œuvres complètes, t. 1, p. 480. i2) Robert Mayer : Kleinere Schrif/en und Briefe, p. 181, Stutt- gart, 1893. 80 l'objet de la théorie physique matière quelconque, ni de quelque chose que ce soit. » Les premières contributions de Macquorn Rankine aux progrès de la théorie mécanique de la chaleur avaient été des essais d'explication ; mais bientôt ses idées évoluèrent et, dans un petit écrit (1) trop peu connu, il traça avec une admirable netteté les carac tères qui distinguent la théorie représentative — nommée par lui théorie abstraite — de la théorie expli- cative — désignée sous le nom de théorie hypothétique. Citons quelques passages de cet ouvrage : « 11 faut faire une distinction essentielle entre les deux périodes dont se compose la méthode par laquelle avance notre connaissance des lois physiques. La pre- mière consiste à observer les relations qui existent entre les phénomènes tels qu'ils se présentent au cours ordinaire de la nature, ou bien tels qu'ils se * produisent artificiellement dans nos expériences, et à exprimer les relations ainsi observées en proposi- tions que l'on nomme lois formelles. La seconde période consiste à réduire sous forme de science les lois formelles d'une classe entière de phénomènes; c'est-à-dire à découvrir le système de principes le plus simple d'où toutes les lois formelles de cette classe de phénomènes puissent se déduire à titre de consé- quences. )i « Un tel système de principes, accompagnés des con- séquences qui s'en déduisent méthodiquement, consti- tue la Meor/f/^Ayseyi/e d'une classe de phénomènes. » (1) J. Macquohîs' Rankine : Oiitlines of the Science of Energetics, lu à la Philosophical Society de Glasgow le 2 mai 1855 et publié dans les Proceeditif/s de cette Société, vol. III, n" 4. — Cf. : Rankine, Miscella- neotis scienlific Papevs, p. 209. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET l'iIISTOIRE 81 « Doux méthodes propres à construire une théorie physique peuvent ôtre distinguées ; elles sont carac- térisées essentiellement par le procédé qui sert à défi- nir les classes de phénomènes. On peut les nommer respectivement méthode abstraite et méthode hypothé- tique, » « Selon la méthode abstraite, une classe d'ohjets ou de phénomènes est définie par description ; en d'autres termes, on fait concevoir qu'un certain assemblage de propriétés est commun à tous les objets ou à tous les phénomènes qui composent cette classe, en les consi- dérant tels que les sens nous les font percevoir et sans rien introduire d'hypothétique; on leur assigne alors un nom ou un symbole. » (c Selon la méthode hypothétique, la définition d'une classe d'objets ou de phénomènes se tire d'une con- ception conjecturale touchant leur nature ; on imagine qu'ils sont constitués, d'une manière qui ne tombe pas sous les sens, par une modification d'une certaine autre classe d'objets ou de phénomènes dont les lois soient déjà connues. Si les conséquences d'une telle définition hypothétique se trouvent d'accord avec les résultats de l'observation et de l'expérience, cette défi- nition peut servir à tirer les lois d'une classe d'objets ou de phénomènes des lois relatives à une autre classe. » C'est ainsi qu'on tirera, par exemple, les lois de la lumière ou de la chaleur des lois de la Mécani- que. Rankine pense que les théories hypothétiques seront graduellement remplacées parles théories abstraites; il croit cependant « qu'une théorie hypothétique est nécessaire, comme première étape, pour mettre de la c 82 l'objet de la tiiéouie physique simplicité et de l'ordre dans Texpression des phéno- mènes, avant qu'il soit possible de faire aucun progrès dans la construction d'une théorie abstraiter ». Nous avons vu, au paragraphe précédent, que cette affirmr- tion n'était guère conlirmée par l'histoire des théories physiques; nous aurons occasion de la discuter à nou- veau au Chapitre iv, § 9. Vers le milieu du xix'' siècle, les théories hypothéti- ques, celles qui se donnaient pour des explications plus ou moins probables des phénomènes, se sont oxtraor- dinairement multipliées; le bruit de leurs luttes et le fracas de leurs chutes ont lassé les physiciens et les ont peu à peu ramenés aux saines doctrines que New- ton avait exprimées avec tant de force ; renouant la tra- dition interrompue, M. Ernst Mach{l) a défini la physi- que théorique comme une représentation abstraite et condensée des phénomènes naturels ; G. Kirchhoff (2) a donné comme objet à la Mécanique « de décrire le plus complètement et le plus simplement possible les mouvements qui se produisent dans la nature ». Si donc quelques très grands physiciens ont pu s'enorgueillir de la puissante méthode qu'ils em- ployaient, au point d'en exagérer la portée, s'ils ont pu croire que leurs théories découvriraient la nature métaphysique des choses, beaucoup des inventeurs qui ravissent notre admiration ont été plus modestes et (1) E. Mach : Die Gestallen der FUtssigkeii. Prag, 18*2; — Die okoiiomische Nafur der phy si k alise hen Forscliung. Vienne, 1881 ; — Die Mechanik in ihrer Entwickelunfj/, hislorisch-krilisch dargestelll . Leipzig, 1883. Ce dernier ouvrage a été traduit en français par M. Ber- trand sous le titre : La Mécanique ; exposé historique et critique de son développement , Paris, 1904. (t) Ct. KiHCHHOFK : Vorlesungen Uber mathemalische Physik ; Mecha- nik. Leipzig, I87i, p. 1. LES THÉORIES REPRÉSENTATIVES ET L HISTOIRE 83 plus clairvoyants ; ils ont reconnu que la théorie phy- sique n'était pas une explication ; ils ont vu en elle une représentation simplifiée et ordonnée qui grou- pait les lois suivant une classification de plus en plus parfaite, de plus en plus naturelle. CHAPITRE IV LES THÉORIES ABSTRAITES ET LES MODÈLES MÉCANIQUES (1) § ï. — Deiac sortes (T esprits : Les esprits amples et les esprits profonds, La constitution de toute théorie physique résulte d'un double travail d'abstraction et de généralisation. En premier lieu, Tesprit analyse un nombre im- mense de faits particuliers, concrets, divers, compli- qués, et ce qu'il voit en eux de commun et d'essen- tiel, il le résume en une loi, c'est-à-dire en une proposition générale reliant des notions abstraites. En second lieu, il contemple tout un ensemble de lois : à cet ensemble, il substitue un tout petit nom- bre de jugements extrêmement généraux, portant sur quelques idées très abstraites ; il choisit ces propriétés premières, il formule ces hypothèses fondamentales, de telle sorte qu'une déduction fort longue peut-être, mais très sûre, en puisse tirer toutes les lois appar- tenant à l'ensemble qu'il étudie. Ce système des hypo- thèses et des conséquences qui en découlent, œuvre d'abstraction, de généralisation et de déduction, con- (1) Les idées exposées dans ce chapitre sont le développement d'un article intitulé : L'École anglaise et les Théories physiques^ publié, en octobre 1893, par la Revue des Questions scientifiques. 86 l'objet de la théorie physique stitue la théorie physique telle que nous Tavons défi- nie ; elle mérite assurément Tépithète de théorie abs- traile par laquelle Rankinc la désigne. Le double travail d'abstraction et de généralisation par lequel une théorie se constitue réalise, avons-nous dit (1), une double économie intellectuelle ; il est éco- nomique lorsqu'il substitue une loi unique à une mul- titude de faits ; il est encore économique lorsqu'il substitue un petit groupe d'hypothèses à un vaste ensemble de lois. Ce caractère doublement économique que nous avons attribué à la théorie abstraite, tous ceux qui réfléchissent aux méthodes de la Physique le lui attri- bueront-ils avec nous? Rendre présents aux yeux de l'imagination un très grand nombre d'objets, de telle façon qu'ils soient saisis tous à la fois, dans leur agencement complexe, et non point pris un à un, arbitrairement séparés de l'ensemble auquel la réalité les attache, c'est, pour beaucoup d'hommes, une opération impossible ou, du moins, très pénible. Une foule de lois, toutes mises sur le même plan, sans qu'aucune classification les groupe, sans qu'aucun système les coordonne ou les subordonne les unes aux autres, leur apparaît comme un chaos où leur imagination s'épouvante, comme un labyrinthe où leur intelligence se perd. Par contre, ils conçoivent sans efi*ort une idée que l'abstraction a dépouillée de tout ce qui exciterait la mémoire sensi- ble ; ils saisissent clairement et complètement le sens d'un jugement reliant de telles idées ; ils sont habiles (l}Ch. ii,§2. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 87 à suivre sans lassitude ni défaillance, jusqu'à ses der- nières conséquences, un raisonnement qui prend pour principes de tels jugements. Chez ces hommes, la faculté de concevoir des idées abstraites et d'en raison- ner est plus développée que la faculté d'imaginer des objets concrets. Pour ces esprits abstraits, la réduction des faits en lois, la réduction des lois en théories, constitueront véritablement des économies intellectuelles ; chacune de ces deux opérations diminuera à un très haut degré la peine que leur raison doit prendre pour acquérir la connaissance de la Physique. Mais tous les esprits vigoureusement développés ne sont pas des esprits abstraits. Il en est qui ont une merveilleuse aptitude pour rendre présent à leur imagination un ensemble compli- qué d'objets disparates; ils le saisissent d'une seule vue, sans avoir besoin que leur attention myope se porte d'abord sur cet objet, puis sur cet autre; et cette vue, cependant, n'est pas vague et confuse ; elle est précise et minutieuse; chaque détail est clairement aperçu à sa place et avec son importance relative. Mais cette puissance intellectuelle est soumise à une condition : il faut que les objets sur lesquels elle s'exerce soient de ceux qui tombent sous les sens, qui se touchent ou qui se voient. Les esprits qui la possè- dent ont besoin, pour concevoir, du secours de la mémoire sensible ; l'idée abstraite, dépouillée de tout ce que cette mémoire peut figurer, leur semble s'éva- nouir comme im impalpable brouillard ; le jugement général résonne pour eux comme une formule creuse et vide de sens ; la longue et rigoureuse déduction 88 l'objet de la théorie physique leur semble le roiillement monotone d'un moulin dont les meules tourneraient sans cesse et ne broieraient que du vent. Doués d'une puissante faculté imagina- tive, ces esprits sont mal préparés à abstraire et à déduire. A de tels esprits imaginatifs, la constitution d'une théorie physique abstraite semblera-t-ellc une écono- mie intellectuelle? Assurément non. Ils y verront bien plutôt un labeur dont le caractère pénible leur paraî- tra beaucoup moins contestable que l'utilité, et, sans doute, ils composeront sur un tout autre type leurs théories physiques. La théorie physique, telle que nous l'avons conçue, ne sera donc pas acceptée d'emblée comme la forme véritable sous laquelle la nature doit être représentée, sinon par les esprits abstraits. Pascal n'en omet pas la remarque en ce fragment (1) où il caractérise si forte- ment les deux sortes d'esprits que nous venons de dis- tinguer : « Diverses sortes de sens droit; les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extrayaguent. Les uns tirent bien les conséquen- ces de peu de principes, et c'est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes; mais les conséquences en sont si lines, qu'il n'y a qu'une extrême droiture d'esprit qui y puisse aller; et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie com- (1) Pascal : Pensées, édition Havet, art. vu, 2. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 89 prend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beau- coup de principes. » « Il y a donc deux sortes d'esprits : Tune, de péné- trer vivement et profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de justesse; l'autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est amplitude d'es- prit. Or, l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et fai- ble. » La théorie physique abstraite, telle que nous l'avons définie, aura sûrement pour elle les esprits forts, mais étroits ; elle doit s'attendre, au contraire, à être repous- sée par les esprits amples, mais faibles. Puis donc que nous aurons à combattre l'amplitude d'esprit, appre- nons d'abord à la bien connaître. § II. — Un exemple d'amplitude d'esprit : L'esprit de Napoléon. Lorsqu'un zoologiste se propose d'étudier un certain organe, il découvre avec bonheur un animal où cet organe a pris un développement exceptionnel, car il en dissèque plus aisément les diverses parties, il en voit plus clairement la structure, il en saisit mieux le fonc- tionnement; de même, le psychologue qui désire ana- 90 l/onJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE lyser une faculté est servi à souhait s'il rencontre un être qui possède cette faculté à un degré éminent. Or, rhistoire nous présente un homme en qui cette forme intellectuelle, que Pascal nomme amplitude et faiblesse d'esprit, est développée à un degré presque monstrueux ; cet homme est Napoléon. Que Ton relise le portrait si profondément fouillé, si curieusement documenté, que Taine nous trace (1) de Tesprit de Napoléon ; on y reconnaîtra de suite, saillants au point qu'ils ne sauraient échapper au regard le moins clairvoyant, ces deux caractères essentiels : puissance extraordinaire à rendre présent à Tintelligence un ensemble extrêmement complexe d'objets, pourvu que ces objets tombent sous les sens, qu'ils aient figure et couleur aux yeux de Timagina- tion ; incapacité à l'abstraction et à la généralisation poussée jusqu'à l'aversion profonde pour ces opéra- tions intellectuelles. Les idées pures, dépouillées du revêtement des détails particuliers et concrets qui les eussent rendues visibles et tangibles, n'ont point accès dans l'esprit de Napo- léon : « Dus Brienne (2), on constatait que pour les langues et les belles-lettres il n'avait aucune disposi- tion. » Non seulement il ne conçoit pas aisément les notions abstraites et générales, mais il les repousse avec horreur : « 11 n'examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate, dit M"" de Staël ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » Ceux qui font de l'abstraction, de (1) H. Taine : Les Onyines de la France contemporaine. Le Régime moderne, t. 1, 1. I, c. i, art. 2, 3, 4. Paris, 1891. (2) Les citations sont toutes extraites de Touvrage de Tatne. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 91 la généralisation, de la déduction, leurs moyens habi- tuels de pensée lui apparaissent comme des êtres incompréhensibles, manques, incomplets ; il traite avec un profond mépris ces « idéologues » : « Us sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à Teau, dit-il ; c'est une vermine que j'ai sur mes habits. » En revanche, si sa raison se refuse à saisir les principes généraux; si, au témoignage de Stendhal, « il ignore la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent ans », avec quelle puissance il peut voir d'un seul coup, d'une vue qui comprend clairement tout l'ensemble et qui, cependant, ne laisse échapper aucun détail, l'amas le plus complexe de faits, d'objets concrets ! « Il avait, dit Bourrienne, peu de mémoire pour les noms propres, les mots et les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. Je me rappelle qu'en allant de Paris à Toulon, il me fit remarquer dix endroits propres à livrer de grandes batailles... C'était alors un souvenir des premiers voyages de sa jeunesse, et il me décrivait l'assiette du terrain, me désignait les positions qu'il aurait occupées, avant môme que nous fussions sur les lieux. » D'ailleurs, Napoléon lui-même a pris soin de marquer cette particularité de sa mémoire si puis- sante pour les faits, si faible pour tout ce qui n'est point concret : « J'ai toujours présents mes états de situation. Je n'ai pas de mémoire assez pour retenir un vers alexandrin, mais je n'oublie pas une syllabe de mes états de situation. Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus. » De môme qu'il a horreur de l'abstraction et de la 92 l'objet de la théorie physique généralisalion, parce que ces opérations s'accomplis- sent en lui à grand'peine et labeur, de même, c'est avec bonheur qu'il fait fonctionner sa prodigieuse faculté Imaginative, en athlète qui prend plaisir à éprouver la puissance de ses muscles. Sa curiosité des faits précis et concrets est « insaturable », selon le mot de Mollien. « La bonne situation de mes armées, nous dit-il lui-même, vient de ce que je m'en occupe tous les jours une heure ou deux, et, lorsqu'on m'en- voie chaque mois les états de mes troupes et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livrets, jo quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la dilférence qu'il y a entre un mois et l'autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu'une jeune fille n'en prend à lire un roman. » Cette faculté imaginative, que Napoléon exerce si aisément et si volontiers, est prodigieuse de souplesse, d'amplitude et de précision ; les exemples abondent, qui permettent d'en apprécier les merveilleuses qua- lités ; en voici deux qui sont assez caractéristiques pour nous dispenser d'une longue énumération : « M. de Ségur, chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord, avait remis son rapport. « J'ai vu « tous vos états de situation, me dit le Premier Con- « sul, ils sont exacts. Cependant, vous avez oublié à « Ostende deux canons de quatre. » — Et il lui dési- gne l'endroit, « une chaussée en travers de la ville ». — C'était vrai. — « Je sortis confondu d'étonnement « de ce que, parmi des milliers de pièces de canon « répandues par batteries fixes ou mobiles derrière le <( littoral, deux pièces de quatre n'eussent point « échappé à sa mémoire. » THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 93 « Revenant du camp de Boulogne, Napoléon rencon- tre un peloton de soldats égarés, leur demande le numéro de leur régiment, calcule le jour de leur départ, la route qu'ils ont prise, le chemin qu'ils ont dû faire, et leur dit : « Vous trouverez votre bataillon « à telle étape. » — Or, Tarmée était alors de 200.000 hommes. » C'est par des faits, par des attitudes et par des gestes visibles que Thomme se fait connaître de son sem- blable, qu'il lui révèle ses sentiments, ses instincts, ses passions ; en une semblable révélation, le détail le plus infime et le plus fugace, une imperceptible rou- geur, un plissement de lèvres à peine esquissé, sont souvent le signe essentiel, celui qlii projette une lueur vive et soudaine sur une joie ou sur une déception cachée au fond même de l'àme. Ce minuscule détail n'échappe pas au regard scrutateur de Napoléon et sa mémoire Imaginative le lixe à jamais comme ferait une photo- graphie instantanée. De là, sa connaissance profonde des hommes auxquels il a affaire : « Telle force morale invisible (1) peut être constatée et approximati- vement mesurée par sa manifestation sensible, par une épreuve décisive, qui est tel mot, tel accent, tel geste. Ce sont ces mots, gestes et accents qu'il re- cueille ; il aperçoit les sentiments intimes dans leur expression extérieure, il se peint le dedans par le dehors, par telle physionomie caractéristique, par telle attitude parlante, par telle petite scène abréviative et topique, par des spécimens et raccourcis si bien choi- sis et tellement circonstanciés qu'ils résument toute la (1) Tai.ne : Loc. cit., p. 35. 94 l'objet de la théorie physique file indéfinie des cas analogues. De cette façon, l'objet vague et fuyant se trouve soudainement saisi, rassem- blé, puis jaugé' et pesé. » La surprenante psychologie de Napoléon est faite tout entière de sa puissance à se figurer avec précision, dans l'ensemble et dans le détail, des objets visibles et palpables, des hommes de chair et d'os. Et cette faculté est aussi ce qui rend son langage familier si vif et si coloré ; point de termes abstraits ni de jugements généraux; des images que saisit aussitôt l'œil ou l'oreille. « Je ne suis pas content de la régie des douanes sur lès Alpes; elle ne donne pas signe de vie ; on n'entend pas le versement de ses écus dans le trésor public. » ^ Tout, dans Tintelligence de Napoléon, horreur de l'idéologie, coup d'œil de l'administrateur et du taeti- cicn, profonde connaissance des milieux sociaux et des hommes, vigueur parfois triviale du langage, tout découle de ce même caractère essentiel : amplitude et faiblesse d'esprit. § III. — L'amplitude d'esprit, Vesprit de finesse et Vesprit géométrique. En étudiant l'intelligence de Napoléon, nous avons pu observer tous les caractères de l'esprit ample et nous les avons vus prodigieusement grossis, comme en im microscope. 11 nous sera désormais facile de les reconnaître partout où nous les rencontrerons, divers par les objets variés auxquels s'applique l'esprit qu'ils marquent. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 95 Nous les reconnaîtrons, tout d'abord, partout où BOUS trouverons Vesprit de finesse ; car Tesprit de finesse, que nous décrit Pascal, consiste essentielle- ment en Taptitude à voir clairement un très grand nombre de notions concrètes, à en saisir à la foisTcn- semble et les détails. « Dans Tesprit de finesse (1), les principes sont dans Tusage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omis- sion d'un principe mène à l'erreur; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes... On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes ; ce sont choses telle- ment délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus sou- vent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes et que ce serait une chose infinie que de Tentreprendre. U faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. » « ... Les esprits fins, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés quand on leur pré- sente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des (l) Pascal : Pensées, édition IIavet, art. 7. 96 l'objet de la théorie physique principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoû- tent... Les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d'usage. » C'est donc l'amplitude d'esprit qui engendre la finesse du diplomate, habile à noter les moindres faits, les moindres gestes, les moindres attitudes de l'homme avec lequel il négocie et dont il veut percer à jour la dissimulation; la finesse d'un Talleyrand grou- pant des milliers d'imperceptibles renseignements qui lui feront deviner les ambitions, les vanités, les rancu- nes, les jalousies, les haines, de tous les plénipoten- tiaires du Congrès de Vienne, et lui permettront de jouer de ces hommes comme de marionnettes dont il tiendrait les ficelles. Cette amplitude d'esprit, nous la retrouvons chez le chroniqueur fixant, en ses écrits, le détail des faits et les attitudes des hommes; chez un Saint-Simon, nous laissant, dans ses Afémoires, « les portraits de quatre cents coquins dont pas deux ne se ressemblent ». Elle est l'organe essentiel du grand romancier ; c'est par elle qu'un Balzac peut créer la foule- des personnages qui peuplent la Comédie humaine; planter chacun d'eux, devant nous, en chair et en os ; sculpter en cette chair les rides, les verrues, les grimaces qui seront la saillie que fait au dehors chacune des passions, chacun des vices, chacun des ridicules de l'âme ; habiller ces corps, leur donner des attitudes et des gestes, les entou- rer des choses qui seront leur milieu ; en faire, en un THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 97 mot, des hommes qui vivent dans un monde qui remue. C'est Tamplitude d'esprit qui colore et échauffe le style d'un Rabelais, qui le charge d'images visibles, palpables, saisissables, concrètes jusqu'à la caricature, vivantes jusqu'au grouillement. Aussi l'esprit ample est-il l'opposé de cet esprit classique que Taine a dé- peint, de cet esprit amoureux des notions abstraites, de Tordre et de la simplicité, qui parle tout naturel- lement dans le style de Buffon, choisissant toujours, pour exprimer une idée, le terme le plus général. Ce sont des esprits amples, tous ceux qui peuvent dérouler aux yeux de leur imagination un tableau clair, précis, détaillé, où s'agencent une multitude d'objets. Esprit ample, l'agioteur qui, d'un amas de télégram- mes, évoque l'état du marché des grains ou des laines sur toutes les places du monde et, d'un coup d'œil, a jugé s'il doit jouer à la hausse ou à la baisse. Esprit ample, le chef d'état-major (1) capable de penser le plan de mobilisation par lequel des millions d'hommes viendront sans heurt, sans confusion, occuper au jour qu'il faut la place de combat qu'il faut. Esprit ample aussi, le joueur d'échecs qui, sans môme regarder les échiquiers, tient un match contre cinq adversaires à la fois. C'est encore l'amplitude d'esprit qui constitue le génie propre de maint géomètre et de maint algé- briste. Plus d'un lecteur de Pascal, peut-être, ne l'aura point vu sans étonnement placer les géomètres (1) L'amplitude d'esprit, en César, était presque aussi caractérisée qu'en Napoléon. On se souvient qu'il dictait en même temps, à quatre secrétaires, des lettres composées en quatre langues différentes. 7 98 l'objet de la théorie physique au nombre des esprits amples, mais faibles; ce rappro- chement n'est pas une des moindres preuves de sa pénétration. Sans doute, toute branche des mathématiques traite de concepts qui sont des concepts abstraits au plus haut point ; c'est Tabstraction qui fournit les notions de nombre, de ligne, de surface, d'angle, de masse, de force, do pression ; c'est l'abstraction, c'est l'analyse philosophique, qui démêlent et précisent les pro- priétés fondamentales de ces diverses notions, qui énoncent les axiomes et les postulats; c'est la déduc- tion la plus rigoureuse qui s'assure que ces postulats sont compatibles et indépendants, qui patiemment, dans un ordre impeccable, déroule la longue chaîne de théorèmes dont ils sont gros. A cette méthode mathématique nous devons les chefs-d'œuvre les plus parfaits dont la justesse et la profondeur d'esprit aient doté l'humanité, depuis les Éléments d'Euclide et les traités d'Archimùde sur le levier ou sur les corps flot- tants. Mais précisément parce que cette méthode fait inter- venir presque exclusivement les facultés logiques de l'intelligence, parce qu'elle exige au plus haut degré que l'esprit soit fort et juste, elle paraît extrêmement laborieuse et pénible à ceux qui l'ont ample mais fai- ble. Aussi les mathématiciens ont-ils imaginé des pro- cédés qui substituent à cette méthode purement abstraite et déductive une autre méthode où la faculté d'imaginer ait plus de part que le pouvoir de rai- sonner. Au lieu de traiter directement des notions abstraites qui les occupent, de les considérer en elles- mêmes, ils profitent de leurs propriétés les plus sira- THÉORIES ABSTRAITES ET 3I0DÈLES MÉCANIQUES 99 pies pour les représenter par des nombres, pour les mesurer; alors, au lieu d'enchaîner dans une suite de syllogismes les propriétés dé ces notions elles-mêmes, ils soumettent les nombres fournis par les mesures à des manipulations opérées suivant des règles fixes, les règles de Talgèbre; au lieu de déduire, ils calculent. Or, cette manœuvre des symboles algébriques que Ton peut, dans la plus large acception du mot, nommer, le calcul, suppose, chez celui qui la crée comme chez celui qui remploie, bien moins la puissance d'abstraire et rhabileté à conduire par ordre ses pensées, que l'aptitude à se représenter les combinaisons diverses et compliquées que Ton peut former avec certains signes visibles et dessinables, à voir d'emblée les transformations qui permettent de passer d'une com- binaison à l'autre;- l'auteur de certaines découvertes algébriques, un Jacobi par exemple, n'a rien d'un métaphysicien; il ressemble bien plutôt au joueur qui conduit à une victoire assurée la tour ou le cava- lier. En maintes circonstances, l'esprit géométrique vient se ranger, auprès de Tesprit de finesse, parmi les esprits amples, mais faibles. § IV. — L'amplitude d'esprit et Fesprit anglais. Chez toutes les nations, on trouve des hommes qui ont l'esprit ample ; mais il est un peuple où Tampli- tude d'esprit est à l'état endémique : c'est le peuple anglais. Cherchons en premier lieu, parmi les œuvres écrites qu'a produites le génie anglais, les deux marques de 100 l'objet de la théorie physique l'esprit ample et faible : une extraordinaire facilité à imaginer des ensembles très compliqués de faits con- crets, une extrême difficulté à concevoir des notions abstraites et à formuler des principes généraux. Qu'est-ce qui frappe le lecteur français, lorsqu'il ouvre un roman anglais, chef-d'œuvre d'un maître du genre, comme Dickens ou George Elliot, ou premier essai d'une jeune aiithoress qui aspire à la renommée littéraire? Ce qui le frappe, c'est la longueur et la minutie des descriptions. Il sent, tout d'abord, sa curiosité piquée par le pittoresque de chaque objet; mais, bientôt, il perd la vue de l'ensemble ; les nom- breuses images que l'auteur a évoquées devant lui se brouillent et se confondent les unes avec les autres, tandis que, sans cesse, de nouvelles images accourent pour augmenter ce désordre ; il n'*est pas au quart de la description qu'il en a oublié le commencement ; alors, il tourne les pages sans les lire, fuyant cette éuu- mération de choses concrètes qui lui paraissent défiler comme en un cauchemar. Ce qu'il faut à cet esprit profond, mais étroit, ce sont les descriptions d'un Loti, abstrayant et condensant en trois lignes l'idée essen- tielle, l'àme de tout un paysage. L'Anglais n'a point de semblables exigences ; toutes ces choses visibles, palpables, tangibles, que lui énumère, que lui décrit minutieusement le romancier, son compatriote, il les voit sans peine toutes ensemble, chacune à sa place, avec tous les détails qui la caractérisent; il voit un tableau qui le charme là où nous n'apercevions plus qu'un chaos qui nous obsédait. Cette opposition entre l'esprit français, assez fort pour ne point redouter l'abstraction et la généralisa- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 101 tien, mais trop étroit pour imaginer quoi que ce soit de complexe avant de Tavoir classé. en un ordre par- fait — et Tesprit ample, mais faible, de TAnglais, nous la retrouvons sans cesse en comparant les monu- ments écrits qu'ont élevés ces deux peuples. La voulons-nous constater entre les œuvres des dra- maturges? Prenons un héros de Corneille, Auguste hésitant entre la vengeance et la clémence ou Rodri- gue délibérant entre sa piété filiale et son amour. Deux sentiments se disputent son cœur; mais quel ordre parfait dans leur discussion! Ils prennent la parole, chacun à son tour, comme feraient deux avo- cats au prétoire, exposant en des plaidoiries parfaite- ment composées leurs motifs de vaincre; et lorsque, de part et d'autre, les raisons ont été clairement expo- sées, la volonté met lin au débat par une décision précise comme un arrêt de justice ou comme une con- clusion de géométrie. Et maintenant, en face de TAuguste ou du Rodrigue de Corneille, plaçons la lady Macbeth ou le Hamlet de Shakespeare; quel bouillonnement de sentiments con- fus, inachevés, aux contours vagues, incohérents, tour à tour dominants et dominés ! Le spectateur français, formé par notre théâtre classique, s'épuise en vains efforts pour comprendre de tels personnages, c'est-à- dire pour déduire d'un état d'âme défini avec netteté cette foule d'attitudes et de paroles imprécises et con- tradictoires. Le spectateur anglais ignore ce labeur; il ne cherche pas à comprendre ces personnages, à en classer et à en ordonner les gestes ; il se contente de les voir dans leur vivante complexité. Cette opposition entre l'esprit français et l'esprit 102 l'objet de la théorie physique anglais, la voulons-nous reconnaître en étudiant les écrits philosophiques? A Corneille et à Shakespeare substituons Descartes et Bacon. Quelle est la préface par laquelle Descartes ouvre son œuvre? Un Discours de la Méthode. Quelle est la méthode de cet esprit fort, mais étroit? Elle consiste à « conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés ; et supposant môme de Tordre entre ceux qui ne se précèdent point natu- rellement les uns les autres ». Et quels sont ces objets « les plus aisés à con- naître » par lesquels « il est besoin de commencer »? Descartes le répète à plusieurs reprises : Ce sont les objets les plus simples et, par ces mots, il entend les notions les plus abstraites, les plus dépouillées d'acci- dents sensibles, les principes les plus universels, les jugements les plus généraux concernant Texistence et la pensée, les vérités premières de la géométrie. A partir de ces idées, de ces principes, la méthode déductive déroulera ses syllogismes dont la longue chaîne, aux maillons tous éprouvés, reliera fermement aux fondements du système les conséquences les plus particulières : « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démon- strations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entre-suivent de même façon, et que pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde tou- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 103 jours Tordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne décou- vre. » Dans l'emploi de cette méthode si précise, si rigou- reuse, quelle est la seule cause d'erreur que redoute Descartes? Vomission, car il sent qu'il a l'esprit étroit, qu'il a peine à se figurer un ensemble complexe; à l'égard de celle-là seule il se met en garde, il prépare une contre-épreuve, se proposant « de faire de temps en temps des dénombrements si entiers et des revues si générales qu'il soit assuré de ne rien omettre ». Telle est cette méthode cartésienne, dont les Prin- cipes de Philosophie sont l'exacte application ; en elle, l'esprit fort et étroit a clairement exposé le mécanisme selon lequel il fonctionne. Ouvrons maintenant le Novtim Orgamim, N'y cher- chons pas la méthode de Bacon ; il n'en a pas. L'ordon- nance de son livre se réduit à une division d'une sim- plicité enfantine. En la Pars destmens, il invective Aristote, qui « a corrompu la philosophie naturelle avec sa dialectique et construit le monde avec ses catégories »>. En la Pars œdificans, il prône la vérita- ble philosophie ; celle-ci n'a point pour objet de con- struire un système clair et bien ordonné de vérités, logiquement déduites de principes assurés ; son objet est tout pratique, j'oserais dire tout industriel : « Il faut voir quel précepte, quelle direction on peut sur- tout désirer pour produire et faire naître sur un corps donné quelque propriété nouvelle, et l'expliquer en termes simples et le plus clairement possible. » « Par exemple, si l'on veut donner à l'argent la cou- i04 l'objet de la théorie physique leur de Tor ou un poids plus considérable (en se con- formant aux lois de la matière) ou la transparence à quelque pierre non diaphane, ou la ténacité au verre, ou la végétation à quelque corps non végétant, il faut voir, disons-nous, quel précepte et quelle direction on désirerait surtout recevoir. » Ces préceptes vont-ils nous apprendre à conduire et à ordonner nos expériences selon des régies fixes ? Cette direction nous enseignera-t-elle le moyen de classer nos observations? Point. L'expérience se fera sans idée préconçue, l'observation sera recueillie au hasard ; les résultats en seront enregistrés tout bruts, au fur et à mesure qu'ils se présenteront, en des tables de faits positifs, de faits négatifs, de degrés ou de compa- raisons, d'exclusions ou de rejets, où un esprit fran- çais ne verrait que des amas désordonnés de docu- ments inutilisables. 11 est vrai. Bacon consent à établir certaines catégories de faits privilégiés ; mais ces caté- gories, il ne les classe pas, il les énumère ; il ne les analyse pas afin de fondre en une môme espèce celles qui ne seraient point irréductibles les unes aux autres, il en compte vingt-sept genres et nous laisse ignorer pourquoi il clôt la liste après le vingt-septième genre ; il ne cherche point une formule précise qui caractérise et définisse chacune des catégories de faits privilégiés, il se contente de l'affubler d'un nom qui évoque une image sensible : faits isolés, de migration, indicatifs, clandestins, en faisceau, limitrophes, hostiles, d'al- liance, de la croix, du divorce, de la lampe, de la porte, du cours d'eau. Tel est le chaos que certains — qui n'ont jamais lu Bacon — opposent à la mé- thode cartésienne et appellent méthode baconienne. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 105 En aucune œuvre, Tamplitude de Tesprit anglais n'a mieux laissé transparaître la faiblesse qu'elle recouvre. Si Tesprit de Descartes semble hanter toute la phi- losophie française, la faculté imaginative de Bacon, son goût du concret et du pratique, son ignorance et son mépris de Tabstraction et de la déduction, sem- blent avoir passé dans le sang qui fait vivre la philo- sophie anglaise. « Tour à tour (1) Locke, Hume, Ben- tham et les deux Mill ont exposé la philosophie de Texpérience et de l'observation. La morale utilitaire, la logique de Tinduction, la psychologie de l'associa- tion, tels sont les grands apports de la philosophie anglaise » à la pensée universelle. Tous ces penseurs procèdent moins par suite de raisonnements que par entassements d'exemples ; au lieu d'enchaîner des syl- logismes, ils accumulent des faits ; Darwin ou Spencer n'entament pas avec leurs adversaires la savante escrime de la discussion ; ils les écrasent en les lapidant. L'opposition entre le génie français et le génie anglais se marque dans toutes les œuvres de l'esprit ; elle se marque également dans toutes les manifesta- tions de la vie sociale. Quoi de plus différent, par exemple, que notre droit français, groupé en codes, où les articles de lois se rangent méthodiquement sous des titres énonçant des notions abstraites clairement définies, et la législation anglaise, prodigieux amas de lois et de coutumes, dis- parates et souvent contradictoires, qui, depuis la Grande-Charte, se juxtaposent les unes aux autres (1) A. GiiEVKiLLON : St/dney Smith et la renaissance des idées libérales en Ànglelei^e au XIX* siècle^ p. 90 ; Paris, 1894. 106 l'objet de la théorie physique sans qu'aucune des nouvelles venues abroge celles qui Font précédée? Les juges anglais ne se sentent point gênés par cet état chaotique de la législation ; ils ne réclament ni un Pothier, ni un Portails ; ils ne souf- frent point du désordre des textes qu'ils ont à appli- quer ; le besoin d'ordre manifeste l'étroitesse d'esprit qui, ne pouvant embrasser un ensemble tout d'une vue, a besoin d'un guide capable de lui présenter, l'un après l'autre, sans omission ni répétition, chacun des éléments de cet ensemble. L'Anglais est essentiellement conservateur ; il garde toutes les traditions, d'où qu'elles viennent ; il n'est point choqué de voir un souvenir de Cromwell accolé à un souvenir de Charles I" ; Thistoire de son pays lui apparaît telle qu'elle a été : une suite de faits divers et contrastants, où chaque parti politique a connu succes- sivement la bonne et la mauvaise fortune, a commis tour à tour des crimes et des actes glorieux. Un tel traditionalisme, respectueux du passé tout entier, est incompatible avec l'étroitesse de l'esprit français ; le Français veut une histoire claire et simple, qui se soit déroulée avec ordre et méthode, où tous les événe- ments aient découlé rigoureusement des principes poli- tiques dont il se réclame, comme des corollaires se déduisent d'un théorème ; et si la réalité ne lui four- nit pas cette histoire-là, ce sera tant pis pour la réa- lité ; il altérera des faits, il en supprimera, il en inven- tera, aimant mieux avoir affaire à un roman, mais clair et méthodique, qu'à une histoire vraie, mais confuse et complexe. C'est l'étroitesse d'esprit qui rend le Français avide de clarté, d'ordre et de méthode ; et c'est cet amour de THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 107 la clarté, de Tordre, de la méthode, qui, en tout domaine, le porte à jeter bas et raser tout ce que lui lègue le passé, pour construire le présent sur un plan parfaitement coordonné. Descartes, qui fut peut-être le représentant le mieux caractérisé de Tesprit français, s'est chargé de formuler (1) les principes dont se sont réclamés tous ceux qui ont si souvent brisé la chaîne de nos traditions : « Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont cou- tume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont deve- nues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comment ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. )> En ce passage, le grand philosophe loue, par avance, le vandalisme qui, au siècle de Louis XIV, jettera bas tant de monuments des siècles passés; il prophétise Versailles. Le Français ne conçoit le développement de la vie sociale et politique que comme un perpétuel recom- (1) Descartes : Discours de la Méthode. 108 l'objet de la théorie physique mencement, une série indéfinie de révolutions ; l'An- glais y voit une évolution continue ; Taine a montré quelle influence dominante Yesprit classique, c'est-à- dire l'esprit fort, mais étroit, dont la plupart des Fran- çais sont pourvus, a eue sur l'histoire de la France ; on pourrait tout aussi justement suivre, au cours de l'histoire de l'Angleterre, la trace de l'esprit ample, mais faible, du peuple anglais (1). Maintenant que nous avons appris à connaître, en ses diverses manifestations, la puissance à imaginer une multitude de faits concrets, jointe à l'inaptitude aux idées abstraites et générales, nous ne nous étonne- rons pas que cette amplitude et cette faiblesse d'esprit aient opposé un type nouveau de théories physiques au type qu'avait conçu l'esprit fort, mais étroit; et nous ne nous étonnerons pas non plus de voir ce type nouveau atteindre sa plénitude dans les œuvres de « cette grande Ecole anglaise (2) de physique mathé- matique dont les travaux sont une des gloires du XIX* siècle ». § V. — La Physique anglaise et le modèle mécanique. On trouve à chaque instant, dans les traités de Phy- sique publiés en Angleterre, un élément qui étonne à un haut degré l'étudiant français ; cet élément, qui (1) Le lecteur trouvera une analyse très profonde, très fine et très clucumentée d'un esprit anglais à la fois ample et faible dans I ouvrage d'André Chevhillon : Sydney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIX* siècle, Paris, 1894. r2'\ (). LoDGE : Les Théories modernes de l'Électricité. Essai d'une théorie nouvelle. Traduit de l'anglais et annoté par E. Meylan, p. 3, Paris, 1891. THÉORIES ABSTRAITES ET MOEÈLES MÉCANIQUES 109 accompagne presque invariablement Texposé d'une théorie, c'est le modèle. Rien ne fait mieux saisir la façon, bien différente de la nôtre, dont procède Tesprit anglais dans la constitution de la science, que cet usage du modèle. Deux corps électrisés sont en présence ; il s'agit de donner une théorie de leurs attractions ou de leurs répulsions mutuelles. Le physicien français ou alle- mand, qu'il se nomme Poisson ou Gauss, place par la pensée, dans Tespace extérieur à ces corps, cette abstraction qu'on nomme un point matériel, accom- pagnée de cette autre abstraction qu'on nomme une charge électrique ; il cherche alors à calculer une troi- sième abstraction, la force à laquelle le point maté- riel est soumis ; il donne des formules qui, pour chaque position possible de ce point matériel, permettent de déterminer la grandeur et la direction de cette force ; de ces formules, il déduit une série de conséquences ; il montre notamment qu'en chaque point de l'espace la force est dirigée suivant la tangente à une certaine ligne, la ligne de force ; que toutes les lignes de force traversent normalement certaines surfaces dont il donne l'équation, les surfaces d*égal niveau potentiel ; qu'elles sont, en particulier, normales aux surfaces des deux conducteurs électrisés, qui figurent au nombre des sur- faces d'égal niveau potentiel ; il calcule la force à laquelle est soumis chaque élément de ces deux sur- faces ; enfin il compose toutes ces forces élémentaires selon les règles de la Statique ; il connaît alors les lois des actions mutuelles des deux corps électrisés. Toute cette théorie de l'Electrostatique constitue un ensemble de notions abstraites et de propositions ilO L OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE générales, formulées dans le langage clair et précis de la géométrie et de Talgèbre, reliées entre elles par les règles d'une sévère logique ; cet ensemble satis- fait pleinement la raison d'un physicien français, son goût de la clarté, de la simplicité et de Tordre. Il n'en va pas de môme pour un Anglais ; ces notions abstraites de point matériel, de force, de ligne de force, de surface d'égal niveau potentiel, ne satisfont pas son besoin d'imaginer des choses concrètes, maté- rielles, visibles et tangibles. « Tant que nous nous en tenons à ce mode de représentation, dit un physicien anglais (1), nous ne pouvons nous former une représen- tation mentale des phénomènes qui se passent réel- lement. » C'est pour satisfaire à ce besoin qu'il va créer un modèle. Le physicien français ou allemand concevait, dans l'espace qui sépare les deux conducteurs, des lignes de force abstraites, sans épaisseur, sans existence réelle ; le physicien anglais va matérialiser ces lignes, les épaissir jusqu'aux dimensions d'un tube qu'il remplira de caoutchouc vulcanisé ; à la place d'une famille de lignes de force idéales, concevables seulement par la raison, il aura un paquet de cordes élastiques, visibles et tangibles, solidement collées par leurs deux extré- mités aux surfaces des deux conducteurs, distendues, cherchant à la fois à se raccourcir et à grossir ; lorsque les deux conducteurs se rapprochent l'un de l'autre, il voit ces cordes élastiques les tirer, il voit chacune d'elles se ramasser et s'enfler ; tel est le célèbre modèle des actions électrostatiques imaginé par Faraday, (l) 0. LoDGE : Op. cit., p, 16. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES 31ÉCAMQUES 111 admiré, comme une œuvre de génie, par Maxwell et par rÉcole anglaise tout entière. L'emploi de semblables modèles mécaniques, rappe- lant, par certaines analogies plus ou moins grossières, les particularités de la théorie qu'il s'agit d'exposer, est constant dans les traités de Physique anglais; les uns en font seulement un usage modéré ; d'autres, au contraire, font appel k chaque instant à ces représen- tations mécaniques. Voici un livre (1 ) destiné à exposer les théories modernes de l'électricité, à exposer une théorie nouvelle ; il n'y est question que de cordes qui se meuvent sur des poulies, qui s'enroulent autour de tambours, qui traversent des perles, qui portent des poids ; de tubes qui pompent de l'eau, d'autres qui s'enflent et se contractent ; de roues dentées qui engrè- nent les unes les autres, qui entraînent des crémail- lères ; nous pensions entrer dans la demeure paisible et soigneusement ordonnée de la raison déductive ; nous nous trouvons dans une usine. Bien loin que l'usage de semblables modèles méca- niques facilite l'intelligence d'une théorie à un lecteur français, il faut au contraire à celui-ci, dans bien des cas^ un efl'ort sérieux pour saisir le fonctionnement de l'appareil, parfois très compliqué, que l'auteur anglais lui décrit, pour reconnaître des analogies entre les pro- priétés de cet appareil et les propositions de la théorie qn il s'agit d'illustrer ; cet efl'ort est souvent beaucoup plus grand que celui dont le Français a besoin pour comprendre dans sa pureté la théorie abstraite que le modèle prétend incarner. (1) 0. LoDOE : Op. cil., passim. 112 l'objet de la théorie physique L'Anglais, au contraire, trouve Tusage du modèle tellement nécessaire à l'étude de la Physique que, pour lui, la vue du modèle finit par se confondre avec Tin- telligence même de la théorie. 11 est curieux de voir cette confusion formellement acceptée et proclamée par celui-là même qui est, aujourd'hui, la plus haute expres- sion du génie scientifique anglais, par celui qui, long- temps illustre sous le nom de William Thomson, a été élevé à la pairie avec le titre de lord Kelvin. « Mon objet, dit W. Thomson en ses Leçons de Dyna- mique moléculaire (1), est de montrer comment on peut, en chacune des catégories de phénomènes phy- siques que nous avons à considérer, et quels que soient ces phénomènes, construire un modèle mécanique qui remplisse les conditions requises. Lorsque nous consi- dérons les phénomènes d'élasticité des solides, nous éprouvons le besoin de présenter un modèle de ces phé- nomènes. Si, à un autre moment, nous avons à consi- dérer les vibrations de la lumière, il nous faut un modèle de l'action qui se manifeste en ces effets. Nous éprouvons le besoin de rattacher à ce modèle notre compréhension de l'ensemble. Il me semble que le vrai sens de cette question : Comprenons-nous ou ne com- prenons-nous pas tel sujet de Physique? est celui-ci : Pouvons-nous construire un modèle mécanique corres- pondant? J'ai une extrême admiration pour le modèle mécanique de l'induction électromagnétique qui est (1) \V. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, and the Wawe- Theovij of Liglit. John Hopkins University, BalUinore, 1884, p. 131. Voir aussi : Sir W. Thomsox (lord Kelvin; : Conférences scientifiques et allocutionsy trad. par P. Luool et annotées par M. Bhillouln : Con- stitution de la matière, Paris, 1893. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES H3 dû à Maxwell ; il a créé un modèle capable d'exécuter toutes les opérations merveilleuses que Télectricité effectue par les courants induits, etc. ; on ne saurait douter qu'un modèle mécanique de ce genre ne soit extrêmement instructif et ne marque un pas vers une théorie mécanique nettement définie de TElectroma- gnétisme. » « Je ne suis jamais satisfait, dit encore W. Thomson en un autre passage (1), tant que je n'ai pu construire un modèle mécanique de l'objet que j'étudie; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne com- prends pas ; et c'est pourquoi je ne comprends pas la théorie électromagnétique de la lumière. Je crois fer- mement en une théorie électromagnétique de la lu- mière ; quand nous comprendrons l'électricité, le magnétisme et la lumière, nous les verrons comme les parties d'un tout; mais je demande à comprendre la lumière le mieux possible sans introduire des choses que je comprends encore moins. Voilà pourquoi je m'adresse à la Dynamique pure. Je puis trouver un modèle en Dynamique pure ; je ne le puis en Electro- magnétisme. » Comprendre un phénomène physique, c'est donc, pour les physiciens de l'Ecole anglaise, composer un modèle qui imite ce phénomène ; dès lors, comprendre la nature des choses matérielles, ce sera imaginer un mécanisme dont le jeu représentera, simulera, les propriétés des corps ; l'Ecole anglaise est acquise entiè- rement aux explications purement mécaniques des phé- nomènes physiques. (1) W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 270. H4 l'objet de la théorie physique La théorie purement abstraite que Newton a prônée, que nous avons longuement étudiée, paraîtra bien peu intelligible aux adeptes de cette Ecole. « Il est, écrit W. Thomson (1), une classe de théo- ries qui ont pour fondements un petit nombre de géné- ralisations de Texpérience ; ces théories sont, aujour- d'hui, très usitées ; dans certains cas, elles ont donné des résultats nouveaux et importants, que Texpéricnce a vérifiés ultérieurement. Telles sont la théorie dyna- mique de la chaleur, la théorie ondulatoire de la lumière, etc. La première repose sur cette conclusion de Texpérience que la chaleur est une forme de F éner- gie ; elle renferme beaucoup de formules qui sont, pour le moment, obscures et sans interprétation possible, parce que nous ne connaissons pas les mouvements et les déformations des molécules des corps... La même difficulté se rencontre dans la théorie de la lumière. Avant que nous puissions dissiper l'obscurité de cette théorie, il nous faudrait connaître quelque chose de la constitution ultime ou moléculaire A^s corps ou groupes de molécules ; jusqu'à présent, les molécules ne nous sont connues que sous forme d'agrégats. » Cette prédilection pour les théories explicatives et mécaniques n'est pas, assurément, un caractère qui suffise à distinguer les doctrines anglaises des tradi- tions scientifiques qui fleurissent en d'autres pays ; les théories mécaniques ont revêtu leur forme la plus absolue en un génie français, le génie de Descartes ; le Hollandais Huygens et l'Ecole suisse des Bernoulli (O \V. Thomson and P.-G. Tait : Treatise on natuml Philosophy, vol. I, !'• part, art. 385. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 115 ont lutté pour garder aux principes de Tatomisme toute leur rigidité. Ce qui distingue TEcole anglaise, ce n'est point d'avoir tenté la réduction de la matière à un mécanisme, c'est la forme particulière de ses tenta- tives pour obtenir cette réduction. Sans doute, partout où les théories mécaniques ont germé, partout où elles se sont développées, elles ont dû leur naissance et leur progrès à une défaillance de la faculté d'abstraire, à une victoire de l'imagination sur la raison. Si Descartes et les philosophes qui Font suivi ont refusé d'attribuer à la matière toute qualité qui n'était pas purement géométrique ou cinémati- que, c'est parce qu'une telle qualité était occulte ; parce que, concevable seulement à la raison, elle demeurait inaccessible à l'imagination ; la réduction de la matière à la géométrie par les grands penseurs du xvu* siècle marque clairement qu'à cette époque le sens des profondes abstractions métaphysiques, épuisé par les excès de la Scolastique en décadence, s'était assoupi. Mais chez les grands physiciens de France, de Hol- lande, de Suisse, d'Allemagne, le sens de l'abstraction peut avoir des défaillances ; il ne sommeille jamais complètement. Il est vrai, l'hypothèse que tout, dans la nature matérielle, se ramène à la géométrie et à la cinématique, est un triomphe de l'imagination sur la raison. Mais, après avoir cédé sur ce point essentiel, la raison, du moins, reprend ses droits lorsqu'il s'agit de déduire les conséquences, de construire le mécanisme qui doit représenter la matière ; les propriétés de ce mécanisme doivent résulter logiquement des hypo- thèses qui ont été prises comme fondements du sys- 116 l'objet de la théorie physique tème cosmologique. Descaries, par exemple, et Male- branche après lui, une fois admis le principe que l'étendue est l'essence de la matière, ont bien soin d'en déduire que la matière a partout la même nature ; qu'il ne peut y avoir plusieurs substances matériel- les différentes ; que, seules, les formes et les mouve- ments peuvent distinguer l'une de l'autre les différen- tes parties de la matière ; qu'une môme quantité de matière occupe toujours un même volume, en sorte que la matière est incompressible ; et ils cherchent à construire logiquement un système qui explique les phénomènes naturels en ne faisant intervenir que ces deux éléments : la figure des parties mues et le mouve- ment dont elles sont animées. Non seulement la construction du mécanisme qui servira à expliquer les lois de la Physique est soumise à certaines exigences logiques et tenue de respecter certains principes, mais encore les corps qui servent à composer ces mécanismes ne sont nullement sembla- bles aux corps visibles et concrets que nous observons et que nous manions chaque jour; ils sont formés d'une matière abstraite, idéale, définie par les princi- pes de la Cosmologie dont se réclame le physicien ; matière qui ne tombe point sous les sens, qui est visible et saisissable à la seule raison ; matière car- tésienne, qui n'est qu'étendue et mouvement, ou matière atomistique, qui ne possède aucune pro- priété, si ce n'est la figure et la dureté. Lorsqu'un physicien anglais cherche à construire un modèle propre à représenter un ensemble de Icis physiques, il ne s'embarrasse d'aucun principe cos- mologique, il ne s'astreint à aucune exigence logique. 11 ne cherche pas à déduire son modèle d'un système THÉORIES ABSTRVITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 117 philosophique ni même à le mettre d'accord avec un tel système. Il n'a qu'un objet : créer une image visible et palpable des lois abstraites que son esprit ne pourrait saisir sans le secours de ce modèle. Pourvu que le mécanisme soit bien concret, bien clair aux yeux de l'imagination, il lui importe peu que la cosmologie atomiste s'en déclare satisfaite ou que les principes du Cartésianisme le condamnent. Le physicien anglais ne demande donc à aucune métaphysique de lui fournir les éléments avec les- quels il composera ses mécanismes ; il ne cherche pas à savoir quelles sont les propriétés irréductibles des éléments ultimes de la matière. W. Thomson, par exemple, ne se pose jamais des questions philosophi- ques telles que celles-ci : La matière est-elle continue ou formée d'éléments individuels? Le volume d'un des éléments ultimes de la matière est-il variable ou invariable ? De quelle nature sont les actions qu'exerce un atome, sont-elles efficaces à distance ou seulement au contact? Ces questions ne se présentent môme pas à son esprit ; ou plutôt, lorsqu'elles se présentent à lui, il les repousse comme oiseuses et nuisibles au pro- grès de la science : « L'idée de l'atome, dit-il (1), s'est trouvée con- stamment associée à des suppositions inadmissibles comme la dureté infinie, la rigidité absolue, les mysti- ques actions à distance, l'indivisibilité ; aussi, à notre époque, les chimistes et bon nombre d'autres hommes raisonnables et curieux de la nature, perdant patience avec cet atome, l'ont relégué dans le royaume de la (1) w. TuoMSOx : The Size of Atoms, Sature, mars 1870. — Réim- primé dans Thomson and Tait iTreatise on Saturai Philosophy, !!• part., app. F. H8 l'objet de la théorie physique métaphysique ; ils en font un objet plus petit que tout ce qu'on peut concevoir. Mais, si Tatome est d'une inconcevable petitesse, pourquoi l'action chimique n'est-elle pas infiniment rapide ? La chimie est impuis- sante à traiter cette question et beaucoup d'autres pro- blèmes d'une plus haute importance ; elle est arrêtée par la rigidité de ses suppositions premières, qui l'empêchent de regarder un atome comme une portion réelle de matière, occupant un espace fini, d'une peti- tesse qui n'échappe pas à toute mesure, et ser\'ant à constituer tout corps palpable. » Les corps avec lesquels le physicien anglais con- struit ses modèles ne sont pas des conceptions abstraites élaborées par la métaphysique ; ce sont des corps con- crets, semblables à ceux qui nous entourent, solides ou liquides, rigides ou flexibles, fluides ou visqueux ; et par solidité, fluidité, rigidité, flexibilité, viscosité, il ne faut pas entendre des propriétés abstraites, dont la défini- tion se tirerait d'une certaine cosmologie ; ces proprié- tés ne sont nullement définies, mais imaginées au moyen d'exemples sensibles : la rigidité évoque l'image d'un bloc d'acier ; la flexibilité, celle d'un fil de cocon ; la viscosité, celle de la glycérine. Pour expri- mer d'une manière plus saisissante ce caractère con- cret des corps avec lesquels il fabrique ses mécanismes, W. Thomson ne craint pas de les désigner par les termes les plus vulgaires ; il les appelle des ren- vois de sonnette, des ficelles, de la gelée. Il ne saurait marquer d'une manière plus nette qu'il ne s'agit pas de combinaisons destinées à être conçues par la rai- son, mais de mécaniques destinées à être vues par l'imagination. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 119 Il ne saurait, non plus, nous avertir plus clairement que les modèles qu'il nous propose ne doivent pas être pris pour des explications des lois naturelles ; celui qui leur attribuerait une telle signification s'expo- serait à d'étranges surprises. Navier et Poisson ont formulé une théorie de l'élas- ticité des corps cristallisés ; 18 coefficients, en général distincts les uns des autres, caractérisent chacun de ces corps (1). W. Thomson a cherché à illustrer cette théorie au moyen d'un modèle mécanique. « Nous n'avons pu, dit-il (2), nous déclarer satisfaits» que nous ne soyons parvenus à créer un modèle avec 18 modules indépendants. » Huit boules rigides, pla- cées aux huit sommets d'un parallélipipède, et reliées les unes aux autres par un nombre suffisant de res- sorts à boudin, composent le modèle proposé. A son aspect, grand serait le désappointement de celui qui aurait attendu une explication des lois de l'élasticité ; comment, en effet, s'expliquerait l'élasticité des ressorts à boudin ? Aussi, le grand physicien anglais n a-t-il point donné ce modèle pour une explication. « Bien que la constitution moléculaire des solides qui a été supposée dans ces remarques, et qui a été illustrée mécaniquement dans notre modèle, ne doive pas être regardée comme vraie en nature, néanmoins la con- struction d'un modèle mécanique de ce genre est cer- tainement très instructive. » (1) Du moins selon W. Thomson. En réalité, Navier n*a jamais traité que des corps isotropes. Selon la théorie de Poisson, l'élasti- cité d'un corps cristallisé dépend seulement de 15 coefficients ; les principes de la théorie de Navier, appliqués aux corps cristallisés, cou* duisent à un résultat semblable. (2) W. TflOMSOX : Lectures on molectdar Dynamics, p. 131. 120 l'objet de la théorie physique § VI. — UÉcole anglaise et la Physique mathématique. Pascal ïL fort justement regardé Tamplitude d'esprit comme la faculté mise enjeu en une foule de recher- ches géométriques ; plus nettement encore, elle est la qualité qui caractérise le génie du pur algébriste. Il ne s'agit pas, pour Talgébriste, d'analyser des notions abstraites, de discuter l'exacte portée de principes géné- raux, mais de combiner habilement, selon des règles fixes, des signes susceptibles d'être tracés avec la plume ; pour être grand algébriste, point n'est besoin de force d'esprit ; une grande amplitude suffit ; l'habi- leté au calcul algébrique n'est pas un don de la raison, mais un apanage de la faculté imaginative. Il n'est donc pas étonnant que l'habileté algébrique soit fort répandue parmi les mathématiciens anglais; elle se manifeste non seulement par le nombre de très grands algébristes que compte la science anglaise, mais encore par la prédilection des Anglais pour les diverses formes du calcul symbolique. Un mot d'explication à ce sujet. Un homme dont l'esprit n'est point ample jouera plus aisément aux dames qu'aux échecs. Lorsqu'en effet il voudra combiner un coup au jeu de dames, les éléments dont il aura h former sa combinaison seront de deux espèces seulement, la marche du pion et la marche de la dame qui, toutes deux, suivent des règles très simples. Au contraire, la tactique des échecs combine autant d'opérations élémentaires distinctes qu'il y a de sortes de pièces, et certaines de ces opéra- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 121 tions, le saut du cavalier par exemple, sont assez com- plexes pour déconcerter une faible faculté Imaginative. La différence qui sépare le jeu de dames du jeu d'échecs se retrouve entre la classique algèbre que nous employons tous et les diverses algèbres symbo- liques qui ont été créées au xix* siècle. L'algèbre classique ne comprend que quelques opérations élé- mentaires, représentées par un symbole spécial, et chacune de ces opérations est assez simple ; un calcul algébrique compliqué n'est qu'une longue suite de ces opérations élémentaires peu nombreuses, une longue manipulation de ces quelques signes. L'objet d'une algèbre symbolique est d'abréger la longueur de ces calculs; dans ce but, elle adjoint aux opérations élé- mentaires de l'algèbre classique d'autres opérations qu'elle traite comme élémentaires, qu'elle figure par un symbole spécial, et dont chacune est une combi- naison, une condensation, effectuée suivant une règle fixe, d'opérations empruntées à Tancienne algèbre. En une algèbre symbolique, on pourra effectuer presque tout d'un coup un calcul qui, dans l'ancienne algèbre, se décompose en une longue suite de calculs intermé- diaires; mais on aura à se servir d'un très grand nombre de signes différents les uns des autres, dont chacun obéit à une règle très complexe. Au lieu de jouer aux dames, on jouera à une sorte de jeu d'échecs où une foule de pièces distinctes doivent marcher chacune à sa manière. Il est clair que le goût des algèbres symboliques est un indice d'amplitude d'esprit et qu'il sera parti- culièrement répandu chez les Anglais. Cette prédisposition du génie anglais aux calculs 122 l'objet dk la théorie physiqle algébriques condensés ne se reconnaîtrait peut-être pas d'une manière nette si nous nous bornions à passer en revue les mathématiciens qui ont créé de tels systèmes de calcul. L'Ecole anglaise citerait avec orgueil le calcul des quatemions, imaginé par Hamilton ; mais les Français pourraient lui opposer la théorie des clefs de Cauchy et les Allemands V Ausdehnnngslehre de Grassmann. De cela, il n'y a pointa s'étonner; en toute nation se rencontrent des esprits amples. Mais chez les Anglais seuls l'amplitude d'esprit se trouve d'une manière fréquente, habituelle, endémique ; aussi est-ce seulement parmi les hommes de science anglais que les algèbres symboliques, le calcul des quatemions, la vector-analt/sis, sont usuels; la plu- part des traités anglais se servent de ces langages complexes et abrégés. Ces langages, les mathémati- ciens français ou allemands ne les apprennent pas volontiers ; ils n'arrivent jamais à les parler couram- ment ni surtout à penser directement sous les formes qui les composent; pour suivre un calcul mené selon la méthode des quatemions ou de la vector-analysisy il leur en faut faire la version en algèbre classique. Un des mathématiciens français qui avaient le plus pro- fondément étudié les diverses espèces de calculs sym- boliques, Paul Morin, me disait un jour : « Je ne suis jamais sûr d'un résultat obtenu par la méthode des quatemions avant de l'avoir retrouvé par notre vieille algèbre cartésienne. » Le fréquent usage que les physiciens anglais font des diverses sortes d'algèbres symboliques est donc une manifestation de leur amplitude d'esprit; mais si cet usage impose à leur théorie mathématique un vête- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 123 ment parliculier, il n'impose pas au corps même de la théorie une physionomie spéciale ; dépouillant ce vête- ment, on pourrait aisément habiller cette théorie à la mode de Talgèbre classique. Or, dans bien des cas, ce changement d'habit ne suffirait nullement à déguiser Torigine anglaise d'une théorie de physique mathématique, à la faire prendre pour une théorie française ou allemande ; il permet- trait, au contraire, de reconnaître que, dans la con- struction d'une théorie physique, les Anglais n'attri- buent pas toujours aux mathématiques le même rôle que les savants continentaux. Pour un Français ou pour un Allemand, une théorie physique est essentiellement un système logique ; des déductions parfaitement rigoureuses unissent les hypo- thèses sur lesquelles repose la théorie aux consé- quences que Ton en peut tirer et que l'on se propose de comparer aux lois expérimentales; si le calcul algébrique intervient, , c'est seulement pour rendre moins lourde et plus maniable la chaîne de syllo- gismes qui doit relier les conséquences aux hypo- thèses ; mais en une théorie sainement constituée, ce rôle purement auxiliaire de l'algèbre ne doit jamais se laisser oublier; il faut que l'on sente à chaque instant la possibilité de remplacer le calcul par le raisonnement purement logique dont il est l'expres- sion abrégée ; et, pour que cette substitution puisse se faire d'une manière précise et sûre, il faut qu'une correspondance très exacte et très rigoureuse ait été établie entre les symboles, les lettres que combine le calcul algébrique et les propriétés que mesure le physicien, entre les équations fondamentales qui ser- 124 l'objet de la théorie IMlYSigtE vent de point de départ à Tanalyste et les hypothèses sur lesquelles repose la théorie. Aussi ceux qui, en France ou en Allemagne, ont fondé la Physique mathématique, les Laplace, les Fourier, les Cauchy, les Ampère, les Gauss, les Franz Neumann, construisaient-ils avec un soin extrême le pont destiné à relier le point de départ de la théorie, la définition des grandeurs dont elle doit traiter, la justification des hypothèses qui porteront ses déduc- tions, à la voie selon laquelle se déroulera son dévelop- pement algébrique. De là ces préambules, modèles de clarté et de méthode, par lesquels s'ouvrent la plupart de leurs mémoires. Ces préambules, consacrés à la mise en équaiiom d'une théorie physique, on les chercherait presque tou- jours en vain dans les écrits des auteurs anglais. En veut-on un exemple frappant? A rÉlectrodynamique des corps conducteurs, créée par Ampère, Maxwell a adjoint une Électrodynamique nouvelle, TElectrodynamique des corps diélectriques; cette branche de la Physique est issue de la considé- ration d'un élément, essentiellement nouveau, que Ton a nommé, bien improprement d'ailleurs, le courant de déplacement ; introduit pour compléter la définition des propriétés d'un diélectrique à un instant donné, que la connaissance de la polarisation à cet instant ne déter- mine pas complètement, — de même que le courant de conduction a été adjoint à la charge électrique pour compléter la définition de Tétat variable d'un conduc- teur, — le courant de déplacement présente, avec le courant de conduction, d'étroites analogies en même temps que des différences profondes; grâce à Tinter- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 125 vention de ce nouvel élément, réleclrodynamique est bouleversée ; des phénomènes, que rexpérience n'avait même pas entrevus, que Hertz découvrira seulement vingt ans plus tard, sont annoncés ; on voit germer une théorie nouvelle de la propagation des actions électri- ques dans les milieux non conducteurs, et cette théo- rie conduit à une interprétation imprévue des phéno- mènes optiques, à la théorie électromagnétique de la lumière. Sans doute, cet élément si nouveau, si imprévu, dont Tétude se montre si féconde en conséquences surpre- nantes et importantes, Maxwell ne le fera entrer dans ses équations qu'après Tavoir défini et analysé avec les plus minutieuses précautions. — Ouvrez le mémoire où Maxwell a exposé sa théorie nouvelle du champ électromagnétique, et vous n'y trouverez, pour justifier l'introduction des flux de déplacement dans les équa- tions de rÉIectrodynamique, que ces deux lignes : « Les variations du déplacement électrique doivent être ajoutées aux courants pour obtenir le mouvement total de l'électricité. « Comment expliquer cette absence presque complète de définition, môme lorsqu'il s'agit des éléments les plus nouveaux et les plus importants, cette indiffé- rence à la mise en équations d'une théorie physique? La réponse ne nous semble pas douteuse : Tandis que, pour le physicien français ou allemand, la partie algé- brique d'une théorie est destinée à remplacer exacte- ment la suite de syllogismes par laquelle cette théorie se développerait, pour le physicien anglais, elle tient lieu de modèle ; elle est un agencement de signes, sai- sissables à l'imagination, dont le jeu, conduit selon les 126 l'objet de la théorie physiqce règles de Talgèbre, imite plus ou moins fidèlement les lois des phénomènes que Ton \eut étudier, comme les imiterait un agencement de corps divers se mouvant selon les lois de la Mécanique. Lors donc qu'un physicien français ou allemand introduit les définitions qui lui permettront de substi- tuer un calcul algébrique à une déduction logique, il le doit faire avec un soin extrême, sous peine de perdre la rigueur et l'exactitude qu'il eût exigées de ses syllo- gismes. Lorsqu'au contraire W. Thomson propose un modèle mécanique d'un ensemble de phénomènes, il ne s'impose pas des raisonnements bien minutieux pour établir un rapprochement entre cet agencement de corps concrets et les lois physiques qu'il est appelé à représenter; l'imagination, que seule le modèle inté- resse, sera seule juge de la ressemblance entre la figure et l'objet figuré. Ainsi fait Maxwell ; aux intui- tions de la faculté imaginative il laisse le soin de com- parer les lois physiques et le modèle algébrique qui les doit imiter ; sans s'attarder à cette comparaison, il suit le jeu de ce modèle ; il combine les équations de TÉlec- trodynamique sans chercher le plus souvent, sous chacune de ces combinaisons, une coordination de lois physiques. Le physicien français ou allemand est, le plus sou- vent, déconcerté par une telle conception de la Physi- que mathématique ; il ne songe pas qu'il a simplement devant lui un modèle monté pour saisir son imagina- tion, et non pour satisfaire sa raison; il persiste à chercher sous les transformations algébriques une suite de déductions qui conduisent d'hypothèses nettement formulées à des conséquences vérifiables par l'expé- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 127 rience ; et ne les trouvant point, il se demande, anxieux, ce que peut bien être la théorie de Maxwell ; à quoi celui qui a pénétré Tesprit de la Physique mathéma- tique anglaise lui répond qu'il n'y a rien là d'analo- gue à la théorie qu'il cherche, mais seulement des for- mules algébriques qui se combinent et se transforment : « A cette question : Qu'est-ce que la théorie de Maxwell? dit H. Hertz (1), je ne saurais donner de réponse à la fois plus nette et plus courte que celle-ci ; La théorie de Maxwell, c'est le système des équations de Maxwell. » § \II. — VÉcole anglaise et la coordination logique d'une théorie. Les théories créées par les grands géomètres du continent, qu'ils soient Français ou Allemands, Hol- landais ou Suisses, se peuvent classer en deux grandes catégories : les théories explicatives, les théories pure- ment représentatives. Mais ces deux sortes de théories présentent un caractère commun ; elles entendent être des systèmes construits selon les règles d'une sévère logique. Œuvres d'une raison qui ne craint ni les pro- fondes abstractions, ni les longues déductions, mais qui est avide avant tout d'ordre et de clarté, elles veulent qu'une impeccable méthode marque la suite de leurs propositions, de la première à la dernière, des hypothèses fondamentales aux conséquences compara- bles avec les faits. (1) H. Hertz : Unlersuchungen iiber die Ausbreitung iler etektrischen Krafiy Einleitende Uebersichl, p. 23. Leipzig, 1892. 128 l'objet de la théorie physique , De cette méthode sont issus ces majestueux systèmes de la Nature qui prétendent imposer à la Physique la forme parfaite de la géométrie d'Euclide; qui, prenant pour fondements un certain nombre de postulats très clairs, s'efforcent d'élever une construction parfaitement rigide et régulière où chaque loi expérimentale se trouve exactement logée ; depuis l'époque où Des- cartes bâtissait ses Principes de Philosophie jusqu'au jour où Laplace et Poisson édifiaient sur l'hypothèse de l'attraction l'ample édifice de leur Mécanique physique, tel a été le perpétuel idéal des esprits abstraits et, particulièrement, du génie français; en poursuivant cet idéal, il a élevé des monuments dont les lignes simples et les proportions grandioses ravissent encore l'admiration, aujourd'hui que ces édifices branlent sur leurs fondements sapés de toutes parts. Cette unité de la théorie, cet enchaînement logique entre toutes les parties qui la constituent, sont des conséquences tellement naturelles, tellement forcées de ridée que la force d'esprit conçoit d'une théorie physique que, pour elle, troubler cette unité ou rompre cet enchaînement, c'est violer li?s principes de la logi- que, c'est commettre une absurdité. Il n'en est nullement ainsi pour l'esprit ample, mais faible, du physicien anglais. La théorie n'est pour lui ni une explication, nî une classification rationnelle des lois physiques, mais un modèle de ces lois ; elle est construite non pour la satisfaction de la raison, mais pour le plaisir de l'ima- gination ; dès lors, elle échappe à la domination de la logique ; il est loisible au physicien anglais de construire un modèle pour représenter un groupe THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 129 de lois, et un autre modèle, tout différent du précé- dent, pour représenter un autre groupe de lois, et cela lors même que certaines lois seraient communes aux deux groupes. Pour un géomètre de TEcole de Laplace ou d'Ampère, il serait absurde de donner d'une même loi deux explications théoriques distinctes et de soutenir que ces deux explications sont valables simul- tanément ; pour un physicien de l'Ecole de Thomson ou de Maxwell, il n'y a aucune contradiction à ce qu'une même loi se laisse figurer par deux modèles différents. 11 y a plus ; la complication ainsi intro- duite dans la science ne choque nullement l'Anglais ; elle a bien plutôt pour lui le charme de la variété ; car son imagination, bien plus puissante que la nôtre, ignore notre besoin d'ordre et de simplicité ; elle se retrouve aisément là oii la nôtre se perdrait. De là, dans les théories anglaises, ces disparates, ces incohérences, ces contradictions que nous sommes portés à juger sévèrement parce que nous cherchons un système rationnel là où l'auteur n'a voulu nous donner qu'une œuvre d'imagination. Voici, par exemple, une suite de leçons (1) consa- crées par W. Thomson à exposer la Dynamique molé- culaire et la théorie ondulatoire de la lumière. Le lecteur français, qui feuillette les notes de cet ensei- gnement, pense qu'il y va trouver un ensemble d'hypc- (1) w. Thomson : Noies of Lectures on molecular Dynamics and the Wawe Theonj of Lighf, Baltiaiore, 1884. Le lecteur pourra égale- ment consulter : Sir W. Thomson (lord Kelvin) : Conférences scientifi- ques et allocutions, traduites et annotées sur la deuxième édition par P. LuGOL ; avec des extraits de mémoires récents de Sir W. Thomson et quelques notes, par M. Brillouin : Constitution de la Matière, Paris, Gauthier- ViLLAHS, 1893. 130 l'objet de la théorie physique thèses nettement formulées sur la constitution de Téthcr et de la matière pondérable, une suite de calculs con- duits méthodiquement à partir de ces hypothèses, une comparaison exacte entre les conséquences de ces calculs et les faits d'expérience ; grand sera son désap- pointement, mais courte sa méprise ! Ce n'est point une théorie ainsi ordonnée que W. Thomson a prétendu construire; il a voulu (1) simplement considérer diverses classes de lois expérimentales et, pour cha- cune de ces classes, construire un modèle mécanique. Autant de catégories de phénomènes, autant de modèles distincts pour représenter le rôle de la molécule maté- rielle dans ces phénomènes. S'agit-il de représenter les caractères de l'élasticité en im corps cristallisé ? La molécule matérielle est figurée (2) par huit boules massives qui occupent les sommets d'un parallélipipède et que relient les unes aux autres un nombre plus ou moins grand de ressorts à boudin. Est-ce la théorie de la dispersion de la lumière qu'il s'agit de rendre saisissable à l'imagination? La molé- cule matérielle se trouve composée (3) d'un certain nombre d'enveloppes sphériques, rigides, concentri- ques, que des ressorts à boudin maintiennent en une semblable position. Une foule de ces petits méca- nismes est semée dans l'éther. Celui-ci est (4) un corps homogène, incompressible, rigide pour les vibra- tions très rapides, parfaitement mou pour les actions (1) w. Thomson : Loc. cit., p. 132. (2) W. Thomsox : Loc. cit., p. 127. (3; VV. Thomson : Loc. cit., pp. 10, 105, 118. (4) W. Thomso.n : Loc. cit., p. 9. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 131 d'une certaine durée. Il ressemble k une gelée ou à de la glycérine (1). Veut-on un modèle propre à imiter la polarisation rotatoire ? Les molécules matérielles que nous semons par milliers dans notre « gelée » ne seront plus con- struites sur le plan que nous venons de décrire ; ce seront (2) de petites enveloppes rigides en chacune desquelles un gyrostat tourne avec rapidité autour d'un axe lié à Tcnveloppe. Mais c'est là un agencement trop grossier, une « crude gyrostatic molécule (3) » ; bientôt un mécanisme plus parfait vient la remplacer (4) ; l'enveloppe rigide ne contient plus seulement un gyrostat, mais deux gyros- tats tournant en sens contraire ; des articulations à billes et godets les relient l'un à l'autre et aux parois de l'enveloppe, laissant un certain jeu à leurs axes de rotation. Entre ces divers modèles, exposés aux cours des Leçons sur la Dt/namiqtie moléculaire, il serait fort malaisé de choisir celui qui représente le mieux la structure de la molécule matérielle ; mais combien plus embarrassant sera ce choix si nous passons en revue les autres modèles imaginés par W. Thom- son au cours de ses divers écrits ! Ici (5), un fluide homogène, incompressible, sans viscosité, remplit tout l'espace ; certaines portions de ce fluide sont animées de mouvements tourbillonnaires ;1) w. Thomson : Loc. cit., p. 118. (2) W. Thomsoîi : Loc, cit., pp. 242, 290. (3) W. Thomson : Loc. cit., p. 327. (4) W. Thomson : Loc. cit., p. 320. (5) W- . Thomson : On Vortex Atems (Edimburgh Philosophical Society Proceedings, 18 février 1867). 132 l'objet de la théorie piiysiqle persistants ; ces portions représentent les atomes matériels. Là (1), le liquide incompressible est figuré par un assemblage de boules rigides que lient les unes aux autres des tiges convenablement articulées. Ailleurs (2), c'est aux théories cinétiques de Maxwell et de Tait qu'il est fait appel pour imaginer les pro- priétés des solides, des liquides et des gaz. Nous sera-t-il plus aisé de définir la constitu- tion que W. Thomson attribue à l'éther? Lorsque W. Thomson développait sa théorie des atomes tourbillons, l'éther était une partie de ce fluide homogène, incompressible, dénué de toute viscosité qui remplissait tout l'espace ; il était figuré par la partie de ce fluide qui est exempte de tout mouve- ment tourbillonnaire. Mais bientôt (3), afin de repré- senter la gravitation qui porte les molécules maté- rielles les unes vers les autres, le grand physicien compliqua cette constitution de l'éther ; reprenant une ancienne hypothèse de Fatio de Duilliers et de Lesage, il lança au travers du fluide homogène tout un essaim de petits corpuscules solides mus en tous sens avec une extrême vitesse. En un autre écrit (4), l'éther est redevenu un corps homogène et incompressible ; mais ce corps est main- (1) w. Thomson : Comptes rendus de l'Académie des Sciences, 16 sep- tembre 1889. — Scieniific Papers, vol. III, p. 466. (2) W. TiioMSO.N : Molecular constitution of Mafter, § 29-44 (Pro- ceedings of the Royal Society of Edimburgh, 1*' et 15 juillet 1889 ; — Scien ti fie Papers f vol. 111, p. 404) ; — Lectures on molecular Dynamics, p. 280. (3) W. Thomson : On the ultramondane Corpuscles of Lesage (Philo- sophical Magazine, vol. XLV, p. 321, 1873). (4) W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, pp. 9, 118. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 133 tenant semblable à un fluide très visqueux, à une gelée. Cette analogie, à son tour, est abandonnée ; pour repré- senter les propriétés de Téther, W. Thomson reprend (1) des formules dues à Mac Cullagh (2) et,^ pour les rendre saisissables à l'imagination, il les figure en un modèle mécanique (3) ; des boîtes rigides, dont chacune contient un gyrostat animé d'un mouvement de rotation rapide autour d'un axe invariablement lié aux parois, sont rat- tachées les unes aux autres par des bandes d'une toile flexible, mais inextensible. Cette énumération, bien incomplète, des divers modèles par lesquels W. Thomson a cherché à figu- rer les diverses propriétés de l'éther ou des molécules pondérables, ne nous donne encore qu'une faible idée de la foule d'images qu'éveillent en son esprit les mots : constitution de la matière; il y faudrait join- dre tous les modèles créés par d'autres physiciens, mais dont il recommande l'usage ; il y faudrait joindre, par exemple, ce modèle des actions électriques que Maxwell a composé (4) et pour lequel W. Thomson professe une constante admiration. Là, nous verrions l'éther et tous les corps mauvais conducteurs de l'élec- (1) w. Thomson : Equilibrium or motion ofan idéal Substance called for bremly Elher {Scientific Papers, vol. 111, p. 445». (2) Mac Cullaoh : An essay towards a dynamical theory of crystalline reflexion and refraction (Transactions Royal Irish Academy, vol. XXI, 9 décembre 1839 ; — The coUected works of James Mac Cullagh, p. 145). (3) W. Thomson : On a gyrostatic adynamic constitution of the Ether (Edimburgh Royal Society Proceedings^ M mars 1890; — Scientific PaperSy vol. 111, p. 466) ; — Ether^ Eleclricity and Pondérable Matter [Scientific Papers, vol. lll, p. 505 . (4) J. Clerk Maxwell : On physical Lines of Force t III* part. : The Theory of molecular \ortices applied to statical Electricity (Philoso- phicat Magazine f janvier et février 1882 ; — Scientific Papers, vol. I, p. 491). 134 l'objet de la théorie physique incité construits à la façon d'un gâteau de miel ; les parois des cellules formées non pas de cire, mais d'un corps élastique dont les déformations figurent les actions électrostatiques; le miel remplacé par un fluide parfait qu'anime un rapide mouvement tourbil- lonnaire, image des actions magnétiques. Cette collection d'engins et de mécanismes décon- certe l€ lecteur français qui cherchait une suite coor- donnée de suppositions sur la constitution de la matière, une explication hypothétique de cette con- stitution. Mais une telle explication, à aucun moment W. Thomson n'a eu l'intention de la donner; sans cesse, le langage même qu'il emploie met en garde le lecteur contre une telle interprétation de sa pensée. Les mécanismes qu'il propose sont « des modèles gros- siers (1) », des w représentations brutales (2) »; ils sont « mécaniquement non naturels, unnaiural mecha- nicdlly (3) » ; « la constitution mécanique des solides supposée dans ces remarques et illustrée par notre modèle ne doit pas être regardée comme vraie en nature (4) » ; « il est à peine besoin de remarquer que Yélher que nous avons imaginé est une substance pure- ment idéale (5) ». Le caractère tout provisoire de cha- cun de ces modèles se marque dans la désinvolture avec laquelle Tauteur les abandonne ou les reprend selon les besoins du phénomène qu'il étudie : « Ar- rière (6) nos cavités sphériques avec leurs enveloppes rigides et concentriques ; ce n'était, vous vous en souve- (1) w. TiiOMBON : Lectwes on maleculw Dijnamicêf pp. 11, 105. (2) W. TuoBisON : Op. cit., p. il. (3; W. Thomson : Op. cit., p. 105. (4) W. Thomson : Op. cit., p. 131. (5) W. Thomson : Scientific Papers, voL llî, p. 464. (6) W. Thomson : Lectures on molecutar Dynamics, p. 280. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 135 nez, qu'une illustration mécanique grossière. Je vais donner un autre modèle mécanique, bien que je le croie très éloigné du mécanisme réel des phénomènes. » Tout au plus cède-t-il quelquefois à Tcspoir que ces modèles ingénieusement imaginés indiquent la voie qui conduira, dans un avenir éloigné, à une expli- cation physique du monde matériel (1). La multiplicité et la variété des modèles proposés par W. Thomson pour figurer la constitution de la matière n'étonne point extrêmement le lecteur fran- çais, car, très vite, il reconnaît que le grand physicien n'a point prétendu fournir une explication acceptable pour la raison, qu'il a voulu seulement faire œuvre d'imagination. Son étonnement est autrement pro- fond et durable lorsqu'il retrouve la même absence d'ordre et de méthode, la même insouciance de la logi- que non plus dans une collection de modèles mécani- ques, mais dans une suite de théories algébriques. Comment concevrait-il, en effet, la possibilité d'un développement mathématique illogique ? De là, le sentiment de stupeur qu'il éprouve en étudiant un écrit comme le Traité d'Électricité de Maxwell : « La première fois qu'un lecteur français ouvre le livre de Maxwell, écrit M. Poincaré (2), un sentiment de malaise, et souvent même de défiance, se mêle d'abord à son admiration... m « Le savant anglais ne cherche pas à construire un (1) w. Thomson : Scienlific Papers, vol. III, p. 510. (2) H. PoixCARÉ : Élec incité et Op tique ^ I. Les théories de Maxwell et la tkéoine électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. viii. — Le lectcnr désireux de connaître à quel degré Tinsouciance de toute logique, et même de toute exactitude mathématique, était portée dans l'esprit de Maxwell, trouvera de nombreux exemples dans Técrit sui- vant : P. DuHEM : Les Théories électriques de J. Clerk Maxwell. Étude historique et critique, Paris, 1902. 136 l'objet de la théorie physique édifice unique, définitif et bien ordonné ; il semble plutôt qu'il élève un grand nombre de constructions provisoires et indépendantes, entre lesquelles les com- munications sont difficiles et parfois impossibles. » • « Prenons, comme exemple, le chapitre où Ton explique les attractions électrostatiques par des pres- sions et des tensions qui régneraient dans le milieu diélectrique. Ce chapitre pourrait être supprimé sans que le reste du volume en devînt moins clair et moins complet, et, d'un autre côté, il contient une théorie qui se suffit à elle-même, et on pourrait le comprendre sans avoir lu une seule des lignes qui précèdent ou qui suivent. Mais il n'est pas seulement indépendant du reste de l'ouvrage ; il est difficile à concilier (1) avec les idées fondamentales du livre, ainsi que le montrera plus loin une discussion approfondie. Maxwell ne tente môme pas cette conciliation ; il se borne à dire (2) : « I hâve not been able to make the next « step, namely, to account by mechanical considera- « tions for thèse stress in the dielectric. » « Cet exemple suffira pour faire comprendre ma (1) En réalité, cette théorie de Maxwell découle d'une mésintelli- gence complète des lois de Télasticité; nous avons mis cette mésin- telligence en évidence et développé la théorie exacte qui devait être substituée aux erreurs de Maxwell (a) ; un terme, négligé à tort dans notre calcul, a été rétabli par M. Liénard (b), dont nous avons retrouvé les résultats par une analyse directe (c). (a) P. DuuEM : Leçons sur l'ÊleclricUé et le Magnétisme^ t. II, 1. XIl. Paris, 1892. (b) Liénard : La Lumière électrique, t. LU, pp. 7, 67. 1894. (c) P. DuiiEM : American Journal of Mat hématies, vol. XVll, p. 117, 1895. (2) « Je n'ai pas réussi à faire le second pas, à rendre compte par des considérations mécani(iues de ces tensions du diélectrique. » (Maxwell : Traité d'Électricité et de Magnétisme, traduction française, t. I, p. 174.) THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 137 pensée : je pourrais en citer beaucoup d'autres ; ainsi, qui se douterait, en lisant les pages consacrées à la polarisation rotatoire magnétique, qu'il y a identité entre les phénomènes optiques et magnétiques ? » Le Traité d'Électricité et de Magnétisme de Maxwell a beau avoir revêtu la forme mathématique ; pas plus que les Leçons sur la Dynamique moléculaire de W. Thomson, il n'est un système logique; comme ces Leçons, il se compose d'une suite de modèles, dont chacun figure un groupe de lois, sans souci des autres modèles qui ont servi à figurer d'autres lois, qui, par- fois, ont représenté ces mômes lois ou quelques-unes d'entre elles ; seulement, ces modèles, au lieu d'être construits avec des gyrostats, des ressorts à boudin, de la glycérine, sont des agencements de signes algébri- ques. Ces diverses théories partielles, dont chacune se développe isolément, sans souci de celle qui l'a pré- cédée, recouvrant parfois une partie du champ que celle-ci a déjà couvert, s'adressent bien moins à notre raison qu'à notre imagination. Ce sont des tableaux, et Tartiste, en composant chacun d'eux, a choisi avec une entière liberté les objets qu'il représenterait et l'ordre dans lequel il les grouperait; peu importe si l'un de ses personnages a déjà posé, dans une atti- tude différente, pour un autre tableau ; le logicien serait mal venu de s'en choquer ; une galerie de tableaux n'est pas un enchaînement de syllogismes. § VIII. — La diffusion des mélhodes anglaises. L'esprit anglais est nettement caractérisé par l'am- pleur de la faculté qui sert à imaginer les ensembles 138 l'objet de la théorie PHysiguE concrets et par la faiblesse de la faculté qui abstrait et généralise. Cette forme particulière d'esprit engen- dre une forme particulière de théorie physique; les lois d'un même groupe ne sont point coordonnées en un système logique ; elles sont figurées par un modHe; ce modèle peut être, d'ailleurs, soit un mécanisme con- struit avec des corps concrets, soit un agencement de signes algébriques ; en tous cas, la théorie anglaise ne se soumet point, en son développement, aux règles d'ordre et d'unité qu'impose la logique. Pendant longtemps, ces particularités ont été comme la marque de fabrique des théories physiques con- struites en Angleterre ; de ces théories, on ne faisait guère usage sur le continent. 11 en est autrement depuis quelques années; la manière anglaise de traiter la Physique s'est répandue partout avec une extrême rapidité; aujourd'hui, elle est usuelle en France comme en Allemagne ; nous allons rechercher les causes de cette diffusion. En premier lieu, il convient de rappeler que si la forme d'intelligence nommée par Pascal amplitude et faiblesse d'esprit est très répandue parmi les Anglais, elle n'est cependant ni l'apanage de tous les Anglais, ni la propriété des seuls Anglais. Pour l'aptitude à donner une parfaite clarté à des idées très abstraites, une extrême précision à des prin- cipes très généraux, pour Tart de conduire dans un ordre irréprochable soit une suite d'expériences, soit un enchaînement de déductions. Newton ne le cède assu- rément ni à Descartes, ni à aucun des grands penseurs classiques ; sa force d'esprit est une dés plus puissan- tes que l'humanité ait connues. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 139 De môme que Ton peut trouver parmi les Anglais — Newton nous en est garant — des esprits forts et jus- tes, on peut rencontrer hors de l'Angleterre des esprits amples, mais faibles. C'en était un que Gassendi. Le contraste des deux formes intellectuelles si nette- ment définies par Pascal se marque avec une extraor- dinaire vigueur dans la discussion célèbre (1) qui mit aux prises Gassendi et Descartes. Avec quelle ardeur Grassendi insiste (2) pour « que Tesprit ne soit pas dis- tingué réellement de la faculté imaginative » ; avec quelle force il affirme que « l'imagination n'est pas distinguée de l'intellection », qu' « il y a en nous une seule faculté par laquelle nous connaissons générale- ment toutes choses »! Avec quelle hauteur Descartes répond (3) à Gassendi : « Ce que j'ai dit de l'imagina- tion est assez clair si l'on veut y prendre garde, mais ce n'est pas merveille si cela semble obscur à ceux qui ne méditent jamais, et qui ne font aucune réflexion sur ce qu'ils pensent! » Les deux adversaires sem- blent avoir compris que leur débat a une autre allure que la plupart des discussions si fréquentes entre phi- losophes, qu'il n'est point la dispute de deux hommes ni de deux doctrines, mais la lutte de deux formes d'esprit, de l'esprit ample, mais faible, contre l'esprit fort, mais étroit. anima! mens! s'écrie Gassendi, interpellant le champion de l'abstraction. caro! riposte Descartes, écrasant sous son mépris hautain rimagination bornée aux objets concrets. (1) P. Gassendi Disquisitio melaphysica, seu duhitationes et instantiœ adversus Renati Cartesii Metaphysicam, et vesponsa. (2) P. Gassendi Dubilaliones in Medilaiionem II"*. (3) Gartcsii Responsum ad Duhilationem V in Meditationem f/*". 140 l'objet de la théorie physique On comprend, dès lors, la prédilection de Gassendi pour la Cosmologie épicurienne ; sauf leur extrême petitesse, les atomes qu'il se figure ressemblent fort aux corps qu'il a, chaque jour, occasion de voir et de toucher; ce caractère concret, saisissable à l'imagina- tion, de la Physique de Gassendi se montre en pleine lumière dans le passage suivant (1), oùle philosophe explique à sa manière les sympathies et les antipa- thies de l'Ecole : « Il faut comprendre que ces actions se produisent comme celles qui s'exercent d'une manière plus sensible entre les corps; la seule différence est que les mécanismes qui sont gros dans ce dernier cas sont très déliés dans le premier. Partout où la vue ordi- naire nous montre une attraction et une union, nous voyons des crochets, des cordes, quelque chose qui saisit et quelque chose qui est saisi ; partout où elle nous montre une répulsion et une séparation, nous voyons des aiguillons, des piques, un corps quelcon- que qui fait explosion, etc. De même, pour expliquer les actions qui ne tombent pas sous le sens vulgaire, nous devons imaginer de petits crochets, de petites cordes, de petits aiguillons, de petites piques, et autres organes de môme sorte ; ces organes sont insensibles et impalpables; il ne faut pas en conclure qu'ils n'existent pas. » A toutes les périodes du développement scientifique, on rencontrerait, parmi les Français, des physiciens apparentés intellectuellement à Gassendi et désireux, comme lui, de donner des explications que l'imagina- tion puisse saisir. Parmi les théoriciens qui honorent (1) Gassendi : Synlagma Philosophicum^ 11* pars, \. VI, c. xiv. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 141 notre (époque, un des plus ingénieux et des plus féconds, M. J. Boussinesq, a exprimé avec une netteté parfaite ce besoin qu'éprouvent certains esprits de se figurer les objets sur lesquels ils raisonnent : « L'esprit humain, dit M. Boussinesq (1), en observant les phénomènes naturels, y reconnaît, à côté de beaucoup d'éléments confus qu'il ne parvient pas à débrouiller, un élément clair, susceptible par sa précision d'être l'objet de con- naissances vraiment scientifiques. C'est l'élément géo- métrique, tenant à la localisation des objets dans l'espace, et qui permet de se les représenter, de les des- siner ou de les construire d'une manière plus ou moins idéale. 11 est constitué par les dimensions et les formes des corps ou des systèmes de corps, par ce qu'on appelle, en un mot, leur con figuration à un moment donné. Ces formes, ces configurations, dont les parties mesurables sont des distances ou des angles, tantôt se conservent, du moins à peu près, pendant un certain temps et paraissent môme se maintenir dans les mêmes régions de l'espace pour constituer ce qu'on appelle le repos, tantôt chan'gent sans cesse, mais avec continuité, et leurs changements de lieu sont ce qu'on appelle le mouvement local, ou simplement le mouve- ment. » Ces configurations diverses des corps, leurs change- ments d'un instant à l'autre sont les seuls éléments que le géomètre puisse dessiner; ce sont aussi les seuls que l'imaginatif puisse se représenter clairement; ce sont donc, selon lui, les seuls qui soient propre- (1) J. BoussiKESQ : Leçons synthétiques de Mécanique générale , p. 1 ; Paris, 1889. 142 l'objet de la théorie physique ment objets de science. Une théorie physique ne sera vraiment constituée que lorsqu'elle aura ramené l'étude d'un groupe de lois à la description de telles figures, de tels mouvements locaux, (c Jusqu'ici la science (1), considérée dans sa partie édifiée ou susceptible de l'être, a grandi en allant d'Aristote à Descartes et à Newton, des idées de qualités ou Aq changements d'état^ qui ne se dessinent pas, à l'idée de formes ou de mou- vements locaux qui se dessinent ou se volent. » Pas plus que Grasscndi, M. Boussinesq ne veut que la Physique théorique soit une œuvre de raison dont l'imagination serait bannie ; il exprime sa pensée à cet égard en formules dont la netteté rappelle certaines paroles de lord Kelvin. Que Ton ne s'y méprenne pas, cependant ; M. Bous- sinesq ne suivrait point jusqu'au bout le grand phy- sicien anglais ; s'il veut que l'imagination puisse sai- sir en toutes leurs parties les constructions de la Physique théorique, il n'entend point, pour tracer le plan de ces constructions, se passer du concours de la logique ; il ne consent nullement, et Gassendi n'y aurait pas consenti davantage, à ce qu'elles soient dénuées de tout ordre et de toute unité, à ce qu'elles ne com- posent plus qu'un labyrinthe de bâtisses indépendantes et incohérentes. A aucun moment, les physiciens français ou alle- mands n'ont, d'eux-mêmes, réduit la théorie physique à n'être qu'une collection de modèles ; cette opinion n'est point née spontanément au sein de la science continentale ; elle est d'importation anglaise. (1) J. Boussinesq : Théorie analytique de la Chaleurj 1. 1, p. xv, 1901. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 143 Nous la devons surtout à la vogue de l'œuvre de Maxwell ; elle a été introduite dans la science par les commentateurs et les continuateurs de ce grand physi- cien ; aussi s'est-elle répandue tout d'abord sous celle de ses formes qui semblt; la plus déconcertante ; avant que les physiciens français ou allemands en vinssent à l'usage de modèles mécaniques, plusieurs d'entre eux s'étaient déjà habitués à traiter la Physique mathéma- tique comme une collection de modèles algébriques. Au premier rang de ceux qui ont contribué à promou- voir une telle façon de traiter la Physique mathémati- que, il convient de citer l'illustre Heinrich Hertz ; nous l'avons vu prononcer cette déclaration : « La théorie de Maxwell, ce sont les équations de Maxwell. » Confor- mément à ce principe, et avant même qu'il ne l'eût formulé. Hertz avait développé (1) une théorie de Télectro dynamique ; les équations données par Max- well en formaient le fondement ; elles étaient accep- tées telles quelles, sans discussion d'aucune sorte, sans examen des définitions et des hypothèses d'où elles peuvent dériver; elles étaient traitées pour elles-mêmes, sans que les conséquences obtenues fussent soumises au contrôle de l'expérience. Une telle manière de procéder se comprendrait de la part d'un algébriste s'il étudiait des équations tirées de principes reçus de tous les physiciens et confirmées d'une manière complète par l'expérience ; on ne s'éton- nerait point de lui voir passer sous silence une mise (1) H. Hertz : Ueber die Grundgleichungen lier Elektrodijnamik fiir rtihende Kôrper. 'Gottinget' Nachrichten, 19 mars 1890. — Wiede- mann's Annalen der Physik und Chemie, Bd. XL, p. 577. — Gesam- melte Werke von H. Hertz; Rd. 1! : Untersuchungen ilber die Ausbrei- tung der elektrischen Kraft, 2" Auflage, p. 208.) 144 l'objet de la théorie physique en équations et une vérification expérimentale au sujet desquelles personne n'aurait le moindre doute. Mais tel n'est point le cas des équations de Télectro dyna- mique étudiées par Hertz ; les raisonnements et les cal- culs par lesquels Maxwell s'est efforcé, à plusieurs reprises, de les justifier abondent en contradictions, en obscurités, en erreurs manifestes ; quant à la con- firmation que l'expérience leur peut apporter, elle ne saurait être que tout à fait partielle et limitée ; il saute aux yeux, en effet, que la simple existence d'un morceau d'acier aimanté est incompatible avec une telle électro dynamique ; et cette contradiction colossale n'a pas échappé à l'analyse de Hertz (1). On pourrait peut-être penser que l'acceptation d'une théorie aussi litigieuse est nécessitée par l'absence de toute autre doctrine susceptible d'un fondement plus logique et d'une concordance plus exacte avec les faits. 11 n'en est rien. Helmholtz a donné une théorie élec- tro dynamique qui découle très logiquement des prin- cipes les mieux assis de la science électrique, dont la mise en équations est exempte des paralogismes trop fréquents dans l'œuvre de Maxwell, qui explique tous les faits dont rendent compte les équations de Hertz et de Maxwell, sans se heurter aux démentis que la réalité oppose brutalement à ces dernières ; la raison, on n'en saurait douter, exige que l'on préfère cette théorie; mais l'imagination aime mieux jouer de l'élé- gant modèle algébrique façonné par Hertz et, à la même époque, par Heaviside et par Cohn. Très vite, l'usage de ce modèle s'est répandu parmi les esprits trop fai- (1) H. Hertz : Untersuchungen ilber Ausbreilung der eleklrischen Kraft, 2- Auflage, p. 240. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 145 blos pour ne point redouter les longues déductions ; on a vu se multiplier les écrits où les équations de Maxwell étaient acceptées sans discussion, semblables à un dogme révélé, dont on révère les obscurités comme des mystères sacrés. Plus formellement encore que Hertz, M. Poincaré a proclamé le droit, pour la Physique mathématique, de secouer le joug d'une trop rigoureuse logique et de briser le lien qui rattachait les unes aux autres ses diverses théories. « On ne doit pas se flatter, a-t-il écrit (1), d'éviter toute contradiction; mais il faut en prendre son parti. Deux théories contradictoires peu- vent, en effet, pourvu qu'on ne les môle pas, et qu'on n'y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d'utiles instruments de recherche, et, peut-être, la lec- ture de Maxwell serait-elle moins suggestive s'il ne nous avait pas ouvert tant de voies nouvelles divergentes. » Ces paroles, qui donnaient libre pratique en France aux méthodes de la Physique anglaise, aux idées pro- fessées avec tant d'éclat par lord Kelvin, ne demeu- rèrent pas sans écho. Bien des causes leur assuraient une résonnance forte et prolongée. Je ne veux parler ici ni de la haute autorité de celui qui proférait ces paroles, ni de l'importance des décou- vertes au sujet desquelles elles étaient émises ; les causes que je veux signaler sont moins légitimes, bien que non moins puissantes. Parmi ces causes, il faut citer, en premier lieu, le goût de ce qui est exotique, le désir d'imiter l'étranger, le besoin d'habiller son esprit comme son corps à la (i) H. PoixcARÉ : Électricité et Optique. I. Les théories de Mdjcwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. ix. 10 146 l'objet de la théorie physique mode de Londres ; parmi ceux qui déclarent la Physi- que de Maxwell et de Thomson préférable à la Physique jusqu'ici classique en notre pays, combien n'ont qu'un motif à invoquer : elle est anglaise ! D'ailleurs, l'admiration bruyante pour la méthode anglaise est, pour beaucoup, un moyen de faire oublier combien ils sont peu aptes à la méthode française, combien il leur est difficile de concevoir une idée abstraite, de suivre un raisonnement rigoureux ; privés de force d'esprit, ils tentent, en prenant les allures des esprits amples, de faire croire qu'ils possèdent l'ampli- tude intellectuelle. Ces causes, cependant, n'auraient peut-être pas suffi à assurer la vogue dont jouit aujourd'hui la Physique anglaise, si les exigences de l'industrie ne s'y étaient jointes. L'industriel est très souvent un esprit ample ; la nécessité de combiner des mécanismes, de traiter des affaires, de manier des hommes, l'a, de bonne heure, habitué à voir clairement et rapidement des ensembles compliqués de choses concrètes. En revanche, c'est presque toujours un esprit très faible; ses occupations quotidiennes le tiennent éloigné des idées abstraites et des principes généraux ; peu à peu, les facultés qui constituent la force d'esprit se sont atrophiées en lui, comme il arrive à des organes qui ne fonctionnent plus. Le modèle anglais ne peut donc manquer de lui appa- raître comme la forme de théorie physique la mieux appropriée à ses aptitudes intellectuelles. Naturellement, il désire que la Physique soit expo- sée sous cette forme à ceux qui auront à diriger des ateliers et des usines. D'ailleurs, le futur ingénieur THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 147 réclame un enseignement de peu de durée ; il a hâte de battre monnaie avec ses connaissances ; il ne saurait prodiguer un temps qui, pour lui, est de Targent. Or, la Physique abstraite, préoccupée, avant tout, de rabsolue solidité de Tédifioe qu'elle élève, ignore cette hâte fiévreuse ; elle entend construire sur le roc et, pour l'atteindre, creuser aussi longtemps qu'il sera néces- saire ; jde ceux qui veulent ôtre ses disciples, elle exige un esprit rompu aux divers exercices de la logique, assoupli par la gymnastique des sciences mathémati- ques; elle ne leur fait grâce d'aucun intermédiaire, d'aucune complication. Comment ceux qui se soucient de l'utile, et non du vrai, se soumettraient-ils h cette rigoureuse discipline? Comment ne lui préféreraient- ils pas les procédés plus rapides des théories qui s'adressent à Timagination? Ceux qui ont mission de donner l'enseignement industriel sont donc vivement pressés d'adopter les méthodes anglaises, d'enseigner cette Physique qui, même dans les formules mathé- matiques, ne voit que des modèles. A cette pression, la plupart d'entre eux n'opposent aucune résistance ; bien au contraire ; ils exagèrent encore le dédain de Tordre et le mépris de la rigueur logique qu'avaient professés les physiciens anglais ; au moment d'admettre une formule dans leurs leçons ou leurs traités, ils ne se demandent jamais si cette for- mule est exacte, mais seulement si elle est commode et si elle parle à l'imagination. A quel degré ce mépris de toute méthode rationnelle, de toute déduc- tion exacte, se trouve porté dans maint écrit consacré aux applications de la Physique, c'est chose à peine croyable pour qui n'a pas eu la pénible obligation de 148 l'objet de la théorie piiysk^ue lire attentivement de tels écrits ; les paralogismes les plus énormes, les calculs les plus faux s'y étalent en pleine lumière ; sous l'influence des enseignements industriels, la Physique théorique est devenue un per- pétuel défi à la justesse d'esprit. Car le mal n'atteint point seulement les livres et les cours destinés aux futurs ingénieurs. Il a pénétré par- tout, propagé par les méprises et les préjugés, de la foule, qui confond la science avec l'industrie; qui, voyant passer la voiture automobile poudreuse, hale- tante et puante, la prend pour le char triomphal de la pensée humaine. L'enseignement supérieur est déjà contaminé par l'utilitarisme, et l'enseignement secon- daire est en proie à l'épidémie. Au nom de cet utilita- risme, on fait table rase des méthodes qui avaient servi, jusqu'ici, à exposer les sciences physiques; on rejette les théories abstraites et déductives ; on s'efforce d'ouvrir aux élèves des vues inductives et concrètes ; on entend mettre dans les jeunes esprits non des idées et des principes, mais des nombres et des faits. Ces formes inférieures et dégradées des théories d'imagination, nous ne nous attarderons pas à les discuter longuement. Aux snobs, nous ferons remarquer que, s'il est aisé de singer les ^travers d'un peuple étranger, il est plus malaisé d'acquérir les qualités héréditaires qui le caractérisent; qu'ils pourront bien renoncer à la force de l'esprit français, mais non point à son étroitesse ; qu'ils rivaliseront facilement de faiblesse avec l'esprit anglais, mais non pas d'amplitude ; qu'ainsi, ils se con- THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 149 damneront à ôtre des esprits à la fois faibles et étroits, c'est-à-dire des esprits faux. Aux industriels qui n'ont cure de la justesse d'une formule pourvu qu'elle soit commode, nous rappelle- rons que l'équation simple, mais fausse, c'est, tôt ou tard, par une revanche inattendue de la logique, l'entreprise qui échoue, la digue qui crève, le pont qui s'écroule ; c'est la ruine financière, lorsque ce n'est pas le sinistre qui fauche des vies humaines. Enfin, aux utilitaires qui croient faire des hommes pratiques en n'enseignant que des choses concrètes, nous annoncerons que leurs élèves seront tout au plus des manœuvres routiniers, appliquant machinalement des recettes incomprises; car, seuls, les principes abstraits et généraux peuvent guider l'esprit en des régions inconnues et lui suggérer la solution de diffi- cultés imprévues. § IX. — Uusage des modèles mécaniques est-il fécond en découvertes ? Pour apprécier avec justice la théorie physique Ima- ginative, ne la prenons pas telle que nous la présentent ceux qui en prétendent faire usage sans posséder, pour la traiter dignement, Tamplitude d'esprit qu'il fau- drait. Considérons-la telle que l'ont faite ceux dont la puissante imagination l'a engendrée, et, particulière- ment, les grands physiciens anglais. Au sujet des procédés que les Anglais emploient pour traiter la Physique, il est une opinion aujourd'hui banale ; selon cette opinion, l'abandon du souci d'unité 130 l'oujet de la théorie PHVsiorE logique qui pesait sur les anciennes théories, la substi- tution de modèles, indépendants les uns des autres, aux déductions rigoureusement enchaînées autrefois en usage, assure aux recherches du physicien une sou- plesse et une liberté qui sont éminemment fécondes en découvertes. Cette opinion nous paraît contenir une très grande part d'illusion. Trop souvent, ceux qui la soutiennent attribuent à l'emploi de modèles des découvertes qui ont été faites par de tout autres procédés. Dans un grand nombre de cas, d'une théorie déjà formée, un modèle a été construit, soit par l'auteur môme de la théorie, soit par quelque autre physicien ; puis, peu à peu, le modèle a relégué dans l'oubli la théorie abstraite qui l'avait précédé et sans laquelle il n'eût point été imaginé; il se donne pour l'instrument de la découverte alors qu'il n'a été qu'un procédé d'exposition ; le lecteur non prévenu, celui à qui manque le loisir de faire des recherches historiques et . de remonter aux origines, peut être dupe de celte supercherie. Prenons, par exemple, le Rapport où M. Emile Picard (i) trace, en touches si larges et si sobres, le tableau de l'état des sciences en 1900; lisons les pas- sages consacrés à deux théories importantes de la Physi- que actuelle : la théorie de la continuité de l'état liquide et de l'état gazeux et la théorie de la pression osmo- tique. 11 nous semblera que la part des modèles méca- niques, des hypothèses imaginatives touchant les molé- (1) Exposition universelle de i900 à Paris. Rapport du Jury inlerna- tional. Introduction générale. !!• partie : 8c/e/ïces, par M. Emile Picard, Paris, 1901, pp. 53 et siiiv. THÉORIES ABSTRAITES ET MOLÈLES MÉCANIQUES 151 cules, leurs mouvements et leurs chocs, a été très grande dans la création et le développement de ces théories. En nous suggérant une telle supposition, le Rapport de M. Picard reflète très exactement les opi- nions qui sont émises chaque jour dans les cours et les laboratoires. Mais ces opinions sont sans fondement. A la création et au développement des deux doctrines qui nous occupent, Temploi des modèles mécaniques n'a presque aucunement participé. L'idée de la continuité entre Tétat liquide et Tétat gazeux s'est présentée à l'esprit d'Andrews par une induction expérimentale; ce sont aussi Tinduction et la généralisation qui ont amené James Thomson à con- cevoir Visotherme théorique; d'une doctrine qui est le type des théories abstraites, de la Thermodynamique, Gibbs déduisait une exposition parfaitement enchaî- née de cette nouvelle partie de la Physique, tandis que la môme Thermodynamique fournissait à Maxwell une relation essentielle entre Tisotherme théorique et Tiso- therme pratique. Tandis que la Thermodynamique abstraite manifes- tait ainsi sa fécondité, M. Van der Waals abordait de son côté, au moyen de suppositions sur la nature et le mouvement des molécules, l'étude de la continuité entre l'état liquide et l'état gazeux ; Tapport des hypo- thèses cinétiques à cette étude consistait en une équa- tion de risotherme théorique, équation d'où se dédui- sait un corollaire, la loi des vtats correspondants ; mais, au contact des faits, on dut reconnaître que l'équation de l'isotherme était trop simple et la loi des états cor- respondants trop grossière pour qu'une Physique sou- cieuse de quelque exactitude pût les conserver. L'histoire de la pression osmotique n'est pas moins 152 l'objet de la théorie physique nette. La Thermodynamique abstraite en a fourni tout d'abord à Gibbs les équations fondamentales ; la Ther- modynamique a également été le seul guide de M. J.-H. Van't Hoff au cours de ses premiers travaux, tandis que l'induction expérimentale fournissait à Raoult les lois nécessaires au progrès de la nouvelle doctrine ; celle-ci était adulte et vigoureusement consti- tuée lorsque les modèles mécaniques et les hypothèses cinétiques sont venues lui apporter un concours qu'elle ne réclamait point, dont elle n'avait que faire et dont elle n'a tiré aucun parli. Avant donc d'attribuer l'invention d'une théorie aux modèles mécaniques qui l'encombrent aujourd'hui, il convient de s'assurer que ces modèles ont vraiment présidé ou aidé à sa naissance, qu'ils ne sont point venus, comme une végétation parasite, se cramponner à un arbre déjà robuste et plein de vie. Il convient également, si Ton veut apprécier avec exactitude la fécondité que peut avoir l'emploi de modHes, de ne point confondre cet emploi avec l'usage de V analogie. Le physicien qui cherche à réunir et à classer en une théorie abstraite les lois d'une certaine catégorie de phénomènes, se laisse très souvent guider par l'analo- gie qu'il entrevoit entre ces phénomènes et les phéno- mènes d'une autre catégorie ; si ces derniers se trou- vent déjà ordonnés et organisés en une théorie satisfaisante, le physicien essayera de grouper les pre- miers en un système de même type et de môme forme. L'histoire de la Physique nous montre que la recherche des analogies entre deux catégories distinctes THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 153 de phénomènes a peut-être été, de tous les procédés mis en œuvre pour construire des théories physiques, la méthode la plus sûre et la plus féconde. Ainsi, c'est l'analogie entrevue entre les phénomènes produits par la lumière et ceux qui constituent le son qui a fourni la notion d'onde lumineuse dont Huygens a su tirer un merveilleux parti ; plus tard, c'est cette même analogie qui a conduit Malebranche, et ensuite Young, à représenter une lumière monochromatique par une formule semblable à celle qui représente un son simple. Une similitude entrevue entre la propagation de la chaleur et la propagation de Télectricité au sein des conducteurs a permis à Ohm de transporter de toute pièce à la seconde catégorie de phénomènes les équa- tions que Fourier avait écrites pour la première. L'histoire des théories du magnétisme et de la pola- risation diélectrique n'est que le développement des analogies, dès longtemps entrevues par les physiciens, entre les aimants et les corps qui isolent Télectricité ; grâce à cette analogie, chacune des deux théories a bénéficié des progrès de l'autre. L'emploi de l'analogie physique prend parfois une forme encore plus précise. Deux catégories de phénomènes très distinctes, très dissemblables, ayant été réduites en théories abstraites, il peut arriver que les équations où se formule l'une des théories soient algébriquement identiques aux équations qui expriment l'autre. Alors, bien que ces deux théories soient essentiellement hétérogènes par la nature des lois qu'elle coordonnent, l'algèbre établit entre elles une exacte correspondance ; toute propo- 134 l'objet de la théorie physiqle sition de Tune des théories a son homologue en l'antre ; tout problème résolu en la première pose et résout un problème semblable en la seconde. De ces deux théories, chacune peut, selon le mot employé par les Anglais, servir à illustrer Tautre : « Par analogie physique, dit Maxwell (1), j'entends cette ressemblance partielle entre les lois d'une science et les lois d'une autre science qui fait que l'une des deux sciences peut servir à illustrer Tautre. » De cette illustration mutuelle de deux théories, voici un exemple entre beaucoup d'autres : L'idée du corps chaud et Tidée du corps électrisé sont deux notions essentiellement hétérogènes ; les lois qui régissent la distribution des températures stationnaircs sur un groupe de corps bons conducteurs de la chaleur et les lois qui fixent l'état d'équilibre électrique sur un ensemble de corps bons conducteurs de l'électricité ont des objets physiques absolument différents ; cependant, les deux théories qui ont pour mission de classer ces lois s'expriment en deux groupes d'équations que l'algébriste ne saurait distinguer Tun de l'autre ; aussi, chaque fois qu'il résout un problème .sur la distribution des températures stationnaircs, il résout par le fait même un problème d'électrostatique, et inversement. Or, une telle correspondance algébrique entre deux théories, une telle illustration de l'une par l'autre est chose inliniment précieuse ; non seulement elle comporte une notable économie intellectuelle, puis- qu'elle permet de transporter d'emblée à Tune des théo- ries tout l'appareil algébrique construit pour l'autre ; (1) J.-Clerk Maxwell : Scienlific Papers, vol. I, p. 156. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 155 mais encore elle constitue un procédé d'invention ; il peut arriver, en effet, qu'en Tun de ces deux domaines auxquels convient le même plan algébrique, Tintuition expérimentale pose tout naturellement un problème, qu'elle en suggère la solution, tandis qu'en l'autre domaine, le physicien n'eût pas été aussi aisément con- duit à formuler cette question ou à lui donner cette réponse. Ces diverses manières de faire appel à Yanalogie entre deux groupes de lois physiques ou entre deux théories distinctes sont donc fécondes en découvertes ; mais on ne saurait les confondre avec l'emploi de modèles. Elles consistent à rapprocher Tun de l'autre deux systèmes abstraits, soit que l'un d'eux, déjà connu, serve à deviner la forme de l'autre, que l'on ne connaît point encore ; soit que, formulés tous deux, ils s'éclairent l'un l'autre. 11 n'y a rien là qui puisse étonner le logicien le plus rigoureux ; mais il n'y a rien non plus qui rappelle les procédés chers aux esprits amples et faibles ; rien qui substitue Tusage de l'imagination à l'usage de la raison ; rien qui rejette rintelligence, logiquement conduite, de notions abstraites et de jugements généraux pour la remplacer par la vision d'ensembles concrets. Si nous évitons d'attribuer à l'emploi des modèles les découvertes qui sont dues, en réalité, aux théories abstraites; si nous prenons garde, également, de ne point confondre l'usage de tels modèles avec l'usage de l'analogie, quelle sera la part exacte des théories Ima- ginatives dans les progrès de la Physique ? Cette part nous semble assez faible. Le physicien qui a le plus formellement identifié 156 l'objet de la théorie physique rintelligence d'une théorie et la vision d'un modèle, lord Kelvin, s'est illustré par d'admirables décou- vertes ; nous n'en voyons aucune qui lui ait été sug- gérée par la Physique imaginative. Ses plus belles trouvailles, le transport électrique de la chaleur, les propriétés des courants variables, les lois de la décharge oscillante, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long de citer, ont été faites au moyen des systèmes abstraits de la Thermodynamique et de l'Électro- dynamique classiques. Partout où il appelle à son aide les modèles mécaniques, il se borne à faire œuvre d'exposition, à représenter des résultats déjà obtenus ; ce n'est point là qu'il fait œuvre d'invention. De même, il ne paraît pas que le modèle des actions électrostatiques et électro magnétiques, construit dans le mémoire : On physical Lines of Force, ait aidé Maxwell à créer la théorie électro magnétique de la lumière. Sans doute, il s'efforce de tirer de ce modèle les deux formules essentielles de cette théorie ; mais la manière même dont il dirige ses tentatives montre de reste que les résultats à obtenir lui étaient connus par ailleurs ; dans son désir de les retrouver coûte que coûte, il va jusqu'à fausser l'une des formules fon- damentales de l'élasticité (1). Il n'a pu créer la théorie qu'il entrevoyait qu'en renonçant à l'emploi de tout modèle, qu'en étendant, par voie d'analogie, aux cou- rants de déplacement le système abstrait de l'Electro- dynamique. Ainsi, ni dans l'œuvre de lord Kelvin, ni dans l'œuvre de Maxwell, l'emploi des modèles mécaniques d' p. DuiiEM : Les Théories électriques de J.-Clerk Maxwell, élude historique et critique, Paris, 1902, p. 212. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES ^lÉCANIQUES 157 n'a montré cette fécondité qu'on lui attribue si volon- tiers aujourd'hui. Est-ce à dire qu'aucune découverte n'ait jamais été suggérée à aucun physicien par cette méthode? Pareille affirmation serait d'une exagération ridicule. L'inven- tion n'est assujettie à aucune règle fixe. Il n'est doc- trine si sotte qu'elle n*ait pu, quelque jour, susciter une idée neuve et heureuse. L'astrologie judiciaire a eu sa part dans le développement des principes de la Mécanique céleste. D'ailleurs, celui qui voudrait dénier toute fécondité à l'emploi des modèles mécaniques se verrait opposer des exemples tout récents. On lui citerait la théorie électro-optique de M. Lorentz, prévoyant le dédou- blement des raies spectrales dans un champ magné- tique et provoquant M. Zeemann à observer ce phéno- mène. On lui citerait les mécanismes imaginés par M. J.-J. Thomson pour représenter le transport de l'électricité au sein d'une masse gazeuse et les curieuses expériences qui y ont été rattachées. Sans doute, ces exemples mômes prêteraient à dis- cussion. On pourrait observer que le système électro-optique de M. Lorentz, bien que fondé sur des hypothèses méca- niques, n'est plus un simple modèle, mais une théorie étendue, dont les diverses parties sont logiquement liées et coordonnées; que, d'ailleurs, le phénomène de Zeemann, loin de confirmer la théorie qui en a sug- géré la découverte, a eu pour premier effet de prouver que cette théorie ne pouvait être maintenue telle quelle et de démontrer qu'elle exigeait au moins de profondes modifications. 158 l'objet de la théorie physique On pourrait remarquer aussi que le lien est bien lâche entre les représentations que M. J.-J. Thomson offre à notre imagination et les faits bien observés (l'ionisation des gaz ; que, peut-être, les modèles méca- niques, juxtaposés à ces faits, obscurcissent les décou- vertes déjà faites plutôt qu'ils n'éclairent les décou- vertes à faire. Mais ne nous attardons pas à ces arguties. Admet- tons sans détour que l'emploi de modèles mécaniques a pu guider certains physiciens dans la voie de l'inven- tion et qu'elle pourra encore conduire à d'autres trou- vailles. Du moins est-il certain qu'elle n'a point apporté aux progrès de la Physique cette riche contri- butioh que l'on nous vantait; la part de butin qu'elle a ajoutée à la masse de nos connaissances semble bien maigre lorsqu'on la compare aux opulentes conquêtes des théories abstraites. § X. — L'usage des modèles mécaniques doit-il supprimer la recherche d'une théorie abstraite et logiquement ordonnée ? Nous avons vu les plus illustres physiciens, parmi ceux qui recommandent l'emploi des modèles mécani- ques, user de cette forme de théorie bien moins comme moyen d'invention que comme procédé d'expo- sition. Lord Kelvin lui-même n'a point proclamé le pouvoir divinateur dos mécanismes qu'il a construits en si grand nombre; il s'est borné à déclarer que le secours de telles représentations concrètes était indis- pensable à son intelligence, qu'il ne pourrait sans elles parvenir à la claire aperception d'une théorie. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 139 Les esprits forts, ceux qui n'ont pas besoin, pour concevoir une idée abstraite, de Tincarner en une image concrète, ne sauraient raisonnablement dénier aux esprits amples, mais faibles, à ceux qui ne peuvent aisément concevoir ce qui n'a ni forme, ni couleur, le droit de dessiner et de peindre aux yeux de leur imagi- nation les objets des théories physiques. Le meilleur moyen de favoriser le développement de la Science, c'est de permettre à chaque forme intellectuelle de se développer suivant ses lois propres et de réaliser plei- nement son type ; c'est de laisser les esprits forts se nourrir de notions abstraites et de principes généraux et les esprits amples s'alimenter de choses visibles et tangibles ; c'est, en un mot, de ne pas contraindre les Anglais de penser à la française, ni les Français de penser à l'anglaise. De ce libéralisme intellectuel, trop rarement compris et pratiqué, Helmholtz, qui fut à un si haut degré un esprit juste et fort, a formulé le principe (1) : « Les physiciens anglais, dit-il, tels que lord Kelvin lorsqu'il a formulé sa théorie des atomes-tourbillons, tels que Maxwell lorsqu'il a ima- giné Thypothèse d'un système de cellules dont le contenu est animé d'un mouvement de rotation, hypo- thèse qui sert de fondement à son essai d'explication mécanique de l'électro magnétisme, ont évidemment trouvé, dans de telles explications, une satisfaction plus vive que s'ils s'étaient contentés de la représenta- tion très générale des faits et de leurs lois par le sys- tème d'équations différentielles de la Physique. Pour moi, je dois avouer que je demeure attaché jusqu'ici (1) H. VON Uelmiioltz : Préface de Touvrage de II. Hertz : Die Pvin- clpien der Mechaniky p. 21. 160 l'objet de la théorie physique à ce dernier mpdc de représentation et que je m'en tiens plus assuré que de tout autre ; mais je ne saurais élever aucune objection de principe contre une méthode suivie par d'aussi grands physiciens. » D'ailleurs, il ne s'agit plus aujourd'hui de savoir si les esprits forts toléreront que les imaginatifs fassent usage de représentations et de modèles, mais bien de savoir s'ils garderont eux-mômes le droit d'imposer aux théories physiques l'unité et la coordination logi- ques. Les imaginatifs ne se bornent plus, en effet, à prétendre que l'emploi de figures concrètes leur est indispensable pour comprendre les théories abstraites ; ils affirment qu'en créant pour chacun des chapitres de la Physique un modèle mécanique ou algébrique approprié, sans lien avec le modèle qui a servi à illustrer le chapitre précédent ou qui servira à repré- senter le chapitre suivant, on donne satisfaction à tous les désirs légitimes de l'intelligence ; que les tentatives par lesquelles certains physiciens s'efforcent de con- struire une théorie logiquement enchaînée, assise sur le nombre le plus petit possible d'hypothèses indé- pendantes et formulées avec précision, est un labeur qui ne répond à aucun besoin d'un esprit sainement constitué ; que, par conséquent, ceux qui ont mission de diriger les études et d'orienter la recherche scien- tifique doivent, en toute occurrence, détourner les physiciens de ce vain labeur. A ces affirmations, que l'on entend répéter à chaque instant, sous cent formes différentes, par tous les esprits faibles et utilitaires, qu'opposerons-nous pour maintenir la légitimité, la nécessité et la prééminence des théories abstraites, logiquement coordonnées? THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 161 Comment répondrons-nous à cette question, qui, à rheure actuelle, se pose à nous d'une manière si pres- sante : Est-il permis de symboliser soit plusieurs groupes distincts de lois expérimentales, soit même un groupe unique de lois, au moyen de plusieurs théories dont chacune repose sur des hypothèses inconciliables avec les hypothèses qui portent les autres ? A cette question, nous n'hésitons pas à répondre ceci : Si l'on s'astreint a n'invoquer que des raisons de LOGIQUE PURE, on ne peut empêcher un physicien de représenter par plusieurs théories inconciliables soit des ensembles divers de lois, soit même un groupe unique de lois ; on ne peut condamner l'incohérence dans la théorie physique. Une pareille déclaration scandaliserait fort ceux qui regardent une théorie physique comme une explication des lois du monde inorganique; il serait, en effet, absurde de prétendre que deux explications distinctes d'une même loi sont exactes en même temps ; il serait absurde d'expliquer un groupe de lois en supposant que la matière est réellement constituée d'une cer- taine façon et un autre groupe de lois en la suppo- sant constituée d'une tout autre manière. La théorie explicative doit, de toute nécessité, éviter jusqu'à l'apparence d'une contradiction. Mais si l'on admet, comme nous avons cherché à l'établir, qu'une théorie physique est simplement un système destiné à classer un ensemble de lois expéri- mentales, comment puiserait-on, dans le code de la logique, le droit de condamner un physicien qui emploie, pour ordonner des ensembles différents de lois, des procédés de classification différents, ou qui 11 162 l'objet de la théorie phymquk propose, pour un môme ensemble de lois, diverses classifications issues de méthodes différentes? La logi- que interdit-elle aux naturalistes de classer un groupe d'animaux d'après la structure du système nerveux et un autre groupe d'après la structure du système circu- latoire ? Un malacologiste tombe ra-t-il dans l'absur- dité s'il expose successivement le système de M. Bou- vier qui groupe les mollusques d'après la disposition de leurs filets nerveux et celui de M. Remy Perrier qui fonde ses comparaisons sur l'étude de l'organe de Bojanus? Ainsi un physicien aura logiquement le droit de regarder, ici, la matière comme continue et, là, de la considérer comme formée d'atomes séparés ; d'expli- quer les effets capillaires par des forces attractives s'exerçant entre des particules immobiles, et de douer ces mômes particules de mouvements rapides pour rendre compte des effets de la chaleur; aucun de ces disparates ne violera les principes de la logique. La logique n*impose évidemment au physicien qu'une seule obligation : c'est de ne pas confondre l'un avec l'autre les divers procédés de classification qu'il emploie; c'est, lorsqu'il établit entre deux lois un certain rapprochement, de marquer d'une manière précise quelle est celle des méthodes proposées qui justifie ce rapprochement. C'est ce qu'exprimait M. Poin- caré en écrivant (1) ces mots que nous avons déjà cités : « Deux théories contradictoires peuvent, en effet, pourvu qu'on ne les mêle pas, et qu'on n'y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d'utiles instruments de recherche. » '1) H. PoiNCAKÉ : Électricité et Optique. \. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. ix. THÉORIES ABSTRVITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 163 La logique ne fournit donc point d'argument sans réplique à qui prétend imposer à la théorie physique un ordre exempt de toute contradiction ; cet ordre, trou- vera-t-on des raisons suffisantes pour l'imposer si Ton prend comme principe la tendance de la Science vers la plus grande économie intellectuelle? Nous ne le croyons pas. En commençant ce chapitre, nous avons montré combien différente pouvait être l'appréciation des divers esprits touchant l'économie de pensée qui résulte d'une certaine opération intellectuelle; nous avons vu que là oii un esprit fort, mais étroit, ressentait un allégement, un esprit ample, mais faible, éprouvait un surcroît de fatigue. 11 est clair que les esprits adaptés à la conception des idées abstraites, à la formation des jugements généraux, à la construction des déductions rigoureuses, mais faciles à égarer dans un ensemble quelque peu compliqué, trouveront une théorie d'autant plus satis- faisante, d'autant plus économique, que l'ordre en sera plus parfait, que Tunité en sera moins souvent brisée par des lacunes ou des contradictions. Mais une imagination assez ample pour saisir d'une seule vue un ensemble compliqué de choses dis- parates, pour ne pas éprouver le besoin qu'un tel ensemble soit mis en ordre, accompagne en général une raison assez faible pour craindre l'abstraction, la généralisation, la déduction. Les esprits où sont asso- ciées ces deux dispositions trouveront que le labeur logique considérable qui coordonne en un système unique divers fragments de théorie leur cause plus de peine que la vision de ces fragments disjoints ; ils 164 l'objet de la théorie physkjue Déjugeront nullement que le passage de rincohérence à Tunité soit une opération intellectuelle économique. Ni le principe de contradiction, ni la loi de l'écono- mie de la pensée ne nous permettent de prouver d'une manière irréfutable qu'une théorie physique doit être logiquement coordonnée ; d'où tirerons-nous donc argu- ment en faveur de cette opinion? Cette opinion est légitime parce qu'elle résulte en nous d'un sentiment inné, qu'il n'est pas possible de justifier par des considérations de pure logique, mais qu'il n'est pas possible non plus d'étouffer complète- ment. Ceux-là mômes qui ont développé des théories dont les diverses parties ne sauraient s'accorder les unes les autres, dont les divers chapitres décrivent autant de modèles mécaniques ou algébriques, isolés les uns des autres, ne l'ont fait qu'à regret, à contre- cœur. Il suffit de lire la préface mise par Maxwell en tôte de ce Traité d'Éleclricite et de Magnétisme où abondent les contradictions insolubles, pour voir que ces contradictions n'ont point été cherchées ni vou- lues, que l'auteur souhaitait obtenir une théorie coor- donnée de Télectro magnétisme. Lord Kelvin, en con- struisant ses innombrables modèles, si disparates, ne cesse pas d'espérer qu'un jour viendra où il sera pos- sible de donner une explication mécanique de la matière ; il se flatte que ses modèles servent à jalonner la voie qui mènera à la découverte de cette explica- tion. Tout physicien aspire naturellement à l'unité de la science ; c'est pourquoi l'emploi de modèles disparates et incompatibles n'a été proposé que depuis un petit nombre d'années. La raison, qui réclame une théorie THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 165 dont toutes les parties soient logiquement unies, et rimagination, qui désire incarner ces diverses parties de la théorie en des représentations concrètes, eussent vu Tune et l'autre leurs tendances aboutir s'il eût été possible d'atteindre une explication mécanique, com- plète et détaillée, des lois de la Physique ; de là, Tardeur avec laquelle, pendant longtemps, les théori- ciens se sont efforcés vers une semblable explication. Lorsque Tinanité de ces efforts eut clairement prouvé qu'une telle explication était une chimère (t), les physiciens, convaincus qu'il était impossible de satis- faire à la fois aux exigences de la raison et aux besoins de rimagination, durent faire un choix; les esprits forts et justes, soumis avant tout à l'empire de la raison, cessèrent de demander l'explication des lois naturelles à la théorie physique, afin d'en sauvegarder l'unité et la rigueur; les esprits amples, mais faibles, entraînés par l'imagination, plus puissante que la rai- son, renoncèrent à construire un système logique, afm de pouvoir mettre les fragments de leur théorie sous une forme visible et tangible. Mais la renonciation de ces derniers, au moins de ceux dont la pensée mérite de compter, ne fut jamais complète et définitive ; ils ne donnèrent jamais leurs constructions isolées et dispa- rates que pour des abris provisoires, pour des écha- faudages destinés à disparaître ; ils ne désespérèrent pas de voir un architecte de génie élever un jour un édifice dont toutes les parties seraient agencées suivant un plan d'une parfaite unité. Seuls, ceux qui affectent de mépriser la force d'esprit pour faire croire qu'ils en (U Pour plus de détails sur ce point, nous renverrons à notre ouvrage : L'Évolution de la Mécanique j Paris, 1903. 166 l'objet de la théorie physique ont ramplitude se sont mépris au point de prendre ces échafaudages pour un monument achevé. Ainsi, tous ceux qui sont capables de réfléchir, de prendre conscience de leurs propres pensées, sentent en eux-mômes cette aspiration, impossible à étouffer, vers Tunité logique de la théorie physique. Cette aspi- ration vers une théorie dont toutes les parties s'accor- dent logiquement les unes avec les autres est, d'ailleurs, rinséparable compagne de cette autre aspiration, dont nous avons déjà constaté Tirrésistible puissance (t), vers une théorie qui soit une classification naiurelle des lois physiques. Nous sentons, en effet, que si les rapports réçls des choses, insaisissables aux méthodes dont use le physicien, se reflètent en quelque sorte en nos théories physiques, ce reflet ne peut être privé d'ordre ni d'unité. Prouver par arguments convain- cants que ce sentiment est conforme à la vérité serait une tâche au-dessus des moyens de la Physique ; comment pourrions-nous assigner les caractères que doit présenter le reflet, puisque les objets dont émane ce reflet échappent à notre vue ? Et cependant, ce sen- timent surgit en nous avec une force invincible ; celui qui n'y voudrait voir qu'un leurre et une illusion ne sau- rait être réduit au silence par le principe de contradic- tion ; mais il serait excommunié par le sens commun. En cette circonstance, comme en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses recher- ches, si elle ne recourait au sens commun. Au fond de nos doctrines les plus clairement énoncées, les plus ^t) Voirch. II, § 4. THÉORIES ABSTRAITES ET MODÈLES MÉCANIQUES 167 rigoureusement déduites, nous retrouvons toujours cet ensemble confus de tendances, d'aspirations, d'intui- tions ; aucune analyse n'est assez pénétrante pour ^es séparer les unes des autres, pour les décomposer en éléments plus simples ; aucun langage n'est assez précis et assez souple pour les définir et les formuler ; et cepen- dant, les vérités que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni les méconnaître, ni les révoquer en doute ; bien plus, toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur clarté et un prolongement de leur certitude. La raison n'a donc point d'argument logique pour arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur logique ; mais la « nature sou- tient la raison impuissante et l'empêche d'extrava- guer jusqu'à ce point (1) ». (1) Pascal : Pensées, édition Havet, art. 8. SECONDE PARTIE LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE SECONDE PARTIE LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE CHAPITRE PREiMlER QUANTITÉ ET QUALITÉ § I. — La Physique théonque est une Physique mathématique. Les discussions développées en la première parlie de cet écrit nous ont exactement renseignés sur le but que doit se proposer le physicien lorsqu'il construit une théorie. Une théorie physique sera donc un système de pro- positions logiquement enchaînées et non pas une suite incohérente de modèles mécaniques ou algébriques ; ce système aura pour objet de fournir non pas une explication, mais une représentation et une classifi- cation naturelle d'un ensemble de lois expérimen- tales. Exiger d'un grand nombre de propositions qu'elles s'enchainent dans un ordre logique parfait n'est pas une exigence petite ni facile à satisfaire ; l'expérience des siècles est là pour nous montrer combien le para- logisme se glisse aisément dans la suite de syllo- gismes la plus irréprochable en apparence. i'Ï2 LA STRUCTUKE DE LA TIIEOBIE PHYSIQUE Il est cependant une science où la logique a atteint un degré de perfection qui rend Terreur facile à évi- ter, facile à reconnaître lorsqu'elle a été commise : cette science est la Science des nombres, T Arithmétique, avec TAlgèbre qui en est le prolongement. Cette per- fection, elle le doit à un langage symbolique d'une extrême brièveté, où chaque idée est représentée par un signe dont la définition exclut toute ambiguïté, où chaque phase du raisonnement déductif est remplacée par une opération qui combine les signes suivant des règles rigoureusement fixes, par un calcul dont l'exacti- tude est toujours aisément vérifiable. Ce langage rapide et précis assure à l'Algèbre un progrès qui ignore, ou à peu près, les doctrines opposées et les luttes d'Ecoles. Un des titres de gloire des génies qui ont illustré le XVI® et le xvii® siècles a été de reconnaître cette vérité : La Physique ne deviendra point une science claire, précise, exempte des perpétuelles et stériles disputes dont elle avait été l'objet jusqu'alors, capable d'imposer ses doctrines au consentement universel des esprits, tant qu'elle ne parlera pas le langage des géomètres. Us ont créé la véritable Physique théorique en compre- nant qu'elle devait ôtre une Physique mathématique. Créée au xvii" siècle, la Physique mathématique a prouvé qu'elle était la saine méthode physique par les progrès prodigieux et incessants qu'elle a faits dans l'étude de la nature. Aujourd'hui, il serait impossible, sans heurter le bon sens le plus vulgaire, de nier que les théories physiques se doivent exprimer en langage mathématique. Pour qu'une théorie physique se puisse présenter sous la forme d'un enchaînement de calculs algé- QUANTITÉ ET QUALITÉ 173 briques, il faut que toutes les notions dont elle fait usage puissent être figurées par des nombres ; nous sommes ainsi amenés à nous poser cette question : A quelle condition un attribut physique peut-il être signifié par un symbole numérique ? § 11. — Quantité et mesure. Cette question posée, la première réponse qui se présente à Tesprit est la suivante : Pour qu'un attribut que nous rencontrons dans les corps puisse s'exprimer par un symbole numérique, il faut et il suffit, selon le langage d'Aristote, que cet attribut appartienne à la catégorie de la quantité et non pas à la catégorie de la qualité ; il faut et il suffit, pour parler un langage plus volontiers accepté par le géomètre moderne, que cet attribut soit une grandeur. Quels sont donc les caractères essentiels d'une gran- deur? A quoi reconnaissons-nous, par exemple, que la longueur d'une ligne est une grandeur? En comparant diverses longueurs les unes aux autres, nous rencontrons les notions de longueurs égales et de longueurs inégales, et ces notions pré- sentent ces denx caractères essentiels : Deux longueurs égales à une même longueur sont égales entre elles. Si une première longueur en surpasse une seconde et celle-ci une troisième, la première longueur surpasse la troisième. Ces deux caractères nous permettent déjà d'expri- mer que deux longueurs A et B sont égales entre elles 174 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE en faisant usage du symbole arithmétique = et en écrivant que A = B ; ils nous permettent d'exprimer que la longueur A surpasse la longueur B en écrivant A > B ou B < A. En effet, les seules propriétés des signes d'égalité ou d'inégalité que l'on invoque en arithmétique ou en algèbre sont les suivantes : 1° Les deux égalités A = B, B = C entraînent l'égalité A = C ; 2° Les deux inégalités A > B, B > C entraînent l'inégalité A > C. Ces propriétés appartiennent encore aux signes d'éga- lité et d'inégalité lorsqu'on en fait usage dans l'étude des longueurs. Mettons plusieurs longueurs A, B, C..., bout à bout; nous obtenons une nouvelle longueur S ; cette lon- gueur résultante S surpasse chacune des longueurs composantes A, B, C ; elle ne change pas si l'on change l'ordre dans lequel on les met bout à bout ; elle ne change pas non plus si l'on remplace quelques-unes des longueurs composantes B, C, par la longueur obtenue en mettant celles-ci bout à bout. Ces quelques caractères nous autorisent à employer le signe arithmétique de l'addition pour représenter l'opération qui consiste à mettre plusieurs longueurs bout à bout, et à écrire S = A + B -f- C +... En effet, d'après ce que nous venons de dire, nous pourrons écrire : A+B>A, A + B>B, A + B = B + A, A -f B-f C= A-f (B + C). QUANTITÉ ET QUALITÉ 175 Or ces égalités et ces inégalités représentent les seuls postulats fondamentaux de TArithmétique ; toutes les règles de calcul imaginées en Arithmétique pour combi- ner les nombres vont s'étendre aux longueurs. La plus immédiate de ces extensions est celle de la multiplication; la longueur obtenue en mettant bout à bout n longueurs égales entre elles et égales à A pourra être représentée par le symbole k X n. Cette extension est le point de départ de la mesure des lon- gueurs, qui va nous permettre de représenter chaque longueur par un nombre accompagné de 1^ mention d'une certaine longueur-étalon choisie une fois pour toutes. Choisissons, en effet, une telle longueur-étalon, par exemple le mètrey c'est-à-dire la longueur que présente, dans des conditions bien déterminées, une certaine barre métallique déposée au bureau international des poids et mesures. Certaines longueurs pourront être reproduites en mettant bout à bout n longueurs égales à un mètre ; le nombre n accompagné de la mention du mètre repré- sentera pleinement une telle longueur; nous dirons que c'est une longueur de n mètres. D'autres longueurs ne pourront être reproduites de la sorte ; mais elles pourront être reproduites en mettant bout à bout p segments égaux, tandis que q de ces mêmes segments, mis à la suite les uns des autres, reproduiraient la longueur du mètre ; une telle lon- gueur sera alors entièrement connue lorsqu'on connaî- tra la fraction ^ accompagnée de la mention du mètre ; ce sera une longueur de ^ mètres. Un nombre incommensurable, toujours accompagné 176 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE de la mention de l'étalon, permettra de figurer de môme toute longueur ne rentrant pas dans Tune des deux catégories que nous venons de définir. En somme, une longueur quelconque sera parfaitement connue lorsque nous dirons que c'est une longueur de x mètres, x étant un nombre entier, fractionnaire ou incommensurable. Alors, \ addition symbolique A -h B -h C -f-..., par laquelle nous représentions l'opération qui consiste à porter bout à bout plusieurs longueurs, va pouvoir être remplacée par une véritable addition arithmétique. Il nous suffira de mesurer chacune des longueurs A, B, C... avec une même unité, le mètre par exemple ; nous obtiendrons ainsi des nombres de mètres a, b, c, La longueur S que forment les longueurs A, B, C,... mises bout à bout, mesurée elle aussi en mètres, sera repré- sentée par un nombre s qui sera la somme arithmétique des nombres a, i, c,,,. qui mesurent les longueurs A, B, C,... A V égalité symbolique A -^ B-+-C^-... = S entre les longueurs composantes et la longueur résul- tante sera substituée Végalité arithmétique a -f- b -h c -h... = s entre les nombres de mhtres qui représentent ces lon- gueurs. Ainsi, par le choix d'une longueur-étalon et par la mesure, nous donnons aux signes de l'Arithmétique et de TAlgèbre, créés pour représenter les opérations effectuées sur les nombres, le pouvoir de figurer les opé- rations exécutées sur les longueurs. QUANTITÉ ET QUALITÉ 177 Ce que nous venons de dire des longueurs, nous le pourrions répéter touchant les surfaces, les volumes, les angles, les temps ; tous les attributs physiques qui sont des grandeurs présenteraient des caractères ana- logues. Toujours, nous verrions les divers états d'une grandeur présenter des relations d'égalité ou d'inéga- lité susceptibles d'être figurées par les signes =, >, <; toujours, nous pourrions soumettre cette grandeur à une opération possédant la double propriété commuta" tive ti associative y et, par conséquent, susceptible d'ôtre représentée par le symbole arithmétique de l'addition, par le signe -h. Par cette opération, la mesure s'intro- duirait dans l'étude de cette grandeur et permettrait de la définir pleinement' au moyen de la réunion d'un nombre entier, fractionnaire ou incommensurable, et d'un étalon; une telle association est connue sous le nom de nombre concret. § m. — Quantité et qualité. Le caractère essentiel de tout attribut appartenant à la catégorie de la quantité est donc le suivant : Chaque état de grandeur d'une quantité peut toujours être formé, par voie d'addition, au moyen d'autres états plus petits de la môme quantité ; chaque quantité est la réunion, par une opération commutative et associative, de quan- tités moindres que la première, mais de môme espèce qu'elle, qui en sont \q% parties. Ce caractère, la Philosophie péripatéticienne l'expri- mait par une formule, trop concise pour rendre pleine- ment tous les détails de la pensée, en disant : La quan- tité est ce qui a des parties les unes hors les autres. 12 178 LA STRUCTLBE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Tout attribut qui n'est pas quantité est qualité, « Qualité, dit Aristote, est un de ces mots qui sont pris en beaucoup de sens. » Qualité, la forme d'une figure de géométrie, qui en fait un cercle ou un triangle ; qualités, les propriétés sensibles des corps, le chaud et le froid, le clair et Fobscur, le rouge et le bleu ; être en bonne santé, qualité ; être vertueux, qualité ; être grammairien, géomètre ou musicien, qualités. a II est des qualités, ajoute le Stagirite, qui ne sont pas susceptibles de plus ou de moins ; un cercle n'est pas plus ou moins circulaire ; un triangle n'est pas plus ou moins triangulaire. Mais la plupart des qualités sont susceptibles de plus ou de moins ; elles sont capables à' intensité ; un€ chose blanche peut devenir plus blanche. » Au premier abord, on serait tenté d'établir un rap- prochement entre les diverses intensités d'une même qualité et les divers états de grandeur d'une même quantité ; de comparer Télévation d'intensité [intensio] ou l'affaiblissement d'intensité [remissio) à l'accroisse- ment ou à la diminution d'une longueur, d*une surface, d'un volume. A, B, C... sont divers géomètres. A peut être aussi bon géomètre que B, ou meilleur géomètre, ou moins bon géomètre. Si A est aussi bon géomètre que B et B aussi bon géomètre que C, A est aussi bon géomètre que C. Si A est meilleur géomètre que B et B meilleur géomètre que C, A est meilleur géomètre que C. A, B, C... sont des étoffes rouges dont nous compa- rons les nuances. L'étoffe A peut être d'un rouge aussi i^clatant, moins éclatant ou plus éclatant que Tétoffe B. QUANTITÉ ET QUALITÉ 179 Si la nuance de A est aussi éclatante que la nuance de B et la nuance de B aussi éclatante que la nuance de C, là nuance de A est aussi éclatante que la nuance de C. Si Tétoffe A est d'un rouge plus vif que Fétoffe B et celle-ci d'un rouge plus vif que l'étoffe C, l'étoffe A est d'un rouge plus vif que l'étoffe C. Ainsi, pour exprimer que deux qualités de même espèce sont ou ne sont pas de môme intensité, on peut employer les signes ^, >, < ; ils garderont les mêmes propriétés qu'en Arithmétique. L'analogie entre les quantités et les qualités s'ar- rête là. Une grande quantité, nous l'avons vu, peut tou- jours être formée par l'addition d'un certain nombre de petites quantités de même espèce. Le grand nombre de grains que renferme un sac de blé peut toujours être obtenu par la réunion de monceaux de blé dont chacun renferme une moindre quantité de grains. Un siècle est une succession d'années ; une année, une succes- sion de jours, d'heures, de minutes. Vn chemin long de plusieurs lieues se parcourt en mettant bout à bout les brefs segments que le marcheur franchit à chaque pas. Un champ de grande étendue peut se morceler en parcelles de moindre surface. Rien de semblable dans la catégorie de la qualité. Réunissez en un vaste congrès autant de géomètres médiocres que vous en pourrez rencontrer; vous n'au- rez pas l'équivalent d'un Archimède ou d'un Lagrangc, Cousez les uns aux autres des lambeaux d'étoffe d'un rouge sombre ; la pièce obtenue ne sera pas d'un rouge éclatant. Une qualité d'une certaine espèce et d'une certaine 180 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE intensité ne résulte en aucune manière de plusieurs qualités de même espèce et d'intensité moindre. Chaque intensité d'une qualité a ses caractères propres, indivi- duels, qui la rendent absolument hétérogène aux inten- sités moins élevées ou aux intensités plus élevées. Une qualité d'une certaine intensité ne contient pas, à titre de partie intégrante, la même qualité portée à une moindre intensité ; elle n'entre pas, à titre de partie, dans la composition de la même qualité rendue plus intense. L'eau bouillante est plus chaude que l'alcool bouillant, et celui-ci plus chaud que l'éther bouillant; mais ni le degré de chaleur de Talcool bouillant, ni le degré de chaleur de l'éther bouillant ne sont des parties du degré de chaleur de Teau bouillante. Celui qui dirait que la chaleur (1) de l'eau bouillante est la somme de la chaleur de l'alcool bouillant et de la cha- leur de l'éther bouillant, énoncerait un non-sens. Diderot demandait plaisamment combien il fallait de boules de neige pour chauffer un four; la question n'est embarrassante que pour qui confond qualité et quan- tité. Ainsi, dans la catégorie de la qualité, on ne ren- contre rien qui ressemble à la formation d'une grande quantité au moyen de petites quantités qui en soient les parties ; on ne trouve aucune opération, à la fois com- mutative et associative, qui puisse mériter le nom d'ad- dition et être représentée par le signe -h ; partant, sur la qualité, la mesure, issue de la notion d'addition, ne saurait avoir prise. (I) Il est bien entendu que nous prenons ici le mot c^a/eur au sens du langage courant^ sens qui n'a rien de commun avec celui que les physiciens attribuent au mot quantité de chaleur. QUANTITÉ ET QUALITÉ 181 § IV. — La Physique purement quantitative. Toutes les fois qu'un attribut est susceptible dé mesure, qu'il est une quantité, le langage algébri- que devient apte à exprimer les divers états de cet attribut. Cette aptitude à être parlé algébriquement est- elle particulière aux quantités et les qualités en sont-elles entièrement privées? Les philosophes qui, au xvii* siècle, ont créé la Physique mathématique l'ont certainement pensé. Dès lors, pour réaliser la Physique mathématique à laquelle ils aspiraient, ils ont dû exiger de leurs théories qu'elles considérassent exclusivement des quantités et que toute notion quali- tative en fût rigoureusement bannie. D'ailleurs, ces mêmes philosophes voyaient tous dans la théorie physique non point la représentation, mais l'explication des lois tirées de l'expérience ; les notions que cette théorie combinait en ses énoncés étaient, pour eux, non pas les signes et les symboles des propriétés sensibles, mais l'expression même de la réalité qui se cache sous ces apparences. L'Univers physique, que nos sens nous présentent comme un immense ensemble de qualités, devait donc s'offrir aux yeux de la raison comme un système de quantités. Ces aspirations, communes à tous les grands réfor- mateurs scientifiques qui inaugurèrent le xvii* siècle, aboutirent à la création de la Philosophie cartésienne. Chasser entièrement les qualités de l'étude des choses matérielles, c'est le but et comme la carac- téristique de la Physique cartésienne. Parmi les sciences, TArithmétiquc seule, avec 182 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE TAlgèbre, son prolongement, est pure de toute notion empruntée à la catégorie de la qualité; seule, elle est conforme à Tidéal que Descartes propose à la science entière de la nature. Dès la Géométrie, Tesprit se heurte à rélémciit qualitatif, car cette science demeure « si astreinte à la considération des figures qu elle ne peut exercer Fe^i- tendement sans fatiguer beaucoup Timagination ». — « Le scrupule que faisaient les anciens d'user des termes de TArithmétique en la Géométrie, qui ne pouvait procéder que de ce qu'ils ne voyaient pas assez clairement leur rapport, causait beaucoup d'obscurité et d'embarras dans la façon dont ils s'expliquaient. » Cette obscurité, cet embarras, dispa- raîtront si l'on chasse de la Géométrie la notion quali- tative de forme, de figure, pour n'y conserver que la notion quantitative de distance, que les équations qui relient les unes aux autres les distances mutuelles des divers points que l'on étudie. Bien que leurs objets soient de natures différentes, les diverses branches des Mathématiques ne considèrent en ces objets w autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent », en sorte qu'il suffit de traiter ces proportions en général par les voies de l'Algèbre, sans se soucier des objets où elles se rencontrent, des figures où elles sont réalisées ; par là, « tout ce qui tombe sous la considération des géomètres se réduit à un môme genre de problèmes, qui est de chercher la valeur des racines de quelque équation »; les Mathématiques entières sont ramenées à la Science des nombres ; on n'y traite que des quantités ; les qua- lités n'y ont plus aucune place. QLANTITÉ ET QUALITÉ 183 Les qualités chassées de la Géométrie, il les faut maintenant bannir de la Physique ; pour y parvenir, il suffit de réduire la Physique aux Mathématiques, devenues la Science de la seule quantité ; c'est Tœuvre que Descartes va tenter d'accomplir. « Je ne reçois point de principes en Physique, dit-il, qui ne soient aussi reçus en Mathématiques. » — « Car je professe (1) nettement ne reconnaître aucune autre substance aux choses matérielles que cette matière susceptible de toutes sortes de divisions, figures et mouvements que les géomètres nomment quantité et qu'ils prennent pour objet de leurs démonstrations; et, en cette matière, je ne considère absolument rien que ces divisions, ces figures et ces mouvements; à leur sujet, je n'admets rien comme vrai qui ne se puisse déduire des notions communes dont il nous est impossible de douter, d'une façon si évidente, que cette déduction soit équivalente à une démonstration mathématique. Et comme tous les phénomènes de la nature se peuvent expliquer de la sorte, ainsi qu'on le verra par la suite, je pense que l'on ne doit point recevoir d'autres principes de Physique, ni en souhaiter d'autres. » Qu'est-ce donc tout d'abord que la matière? « Sa nature ne consiste pas (2) en la dureté, ni aussi en la pesanteur, chaleur, et autres qualités de ce genre », mais seulement en « l'étendue, en longueur, largeur et profondeur », en ce « que les géomètres nomment quantité » ou volume. La matière est donc quantité; (1) Descahtes : Pnncipia Philosophiap, Pars II, art. lxiv. (2) Idem, Ibid,, Pars II, art. iv. 184 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE la quantité d'une certaine matière, c'est le volume qu'elle occupe; un vaisseau renferme autant de matière, qu'il soit rempli de mercure ou rempli d'air. « Ceux qui prétendent (1) distinguer la substance maté- rielle de l'étendue ou de la quantité, ou bien ne met- tent aucune idée sous le nom de substance, ou bien ont ridée confuse d'une substance immatérielle. » Qu'est-ce que le mouvement? Encore une quantité. Multipliez la quantité de matière que renferme chacun des corps d'un système par la vitesse qui anime ce corps, ajoutez ensemble tous ces produits, et vous aurez la quantité de mouvement du système. Tant que le système ne heurtera aucun corps étranger qui lui cède du mouvement ou qui lui en emprunte, il gardera une quantité de mouvement invariable. Ainsi, dans tout l'Univers, est répandue une matière unique, homogène, incompressible et indila- table, dont nous ne connaissons rien sinon qu'elle est étendue ; cette matière est divisible en parties de diverses figures, et ces parties peuvent se mouvoir les unes par rapport aux autres ; telles sont les seules propriétés véritables de ce qui forme les corps ; à ces propriétés doivent se ramener toutes les apparentes qualités qui affectent nos sens. L'objet de la Physique cartésienne est d'expliquer comment se fait cette réduc- tion. Qu'est-ce que la gravité ? L'effet produit sur les corps par des tourbillons de matière subtile. Qu'est-ce qu'un corps chaud? Un corps « composé de petites parties qui se remuent séparément l'une de l'autre (1) Descahtks, Principia PhdosophiaBy Pars II, art. ix. QUANTITÉ ET QUALITÉ 185 d'un mouvement très prompt et très violent ». Qu'est- ce que la lumière ? Une pression exercée sur Téther par le mouvement des corps enflammés et transmise instantanément aux plus grandes distances. Toutes les qualités des corps, sans aucune omission, se trouvent expliquées par une théorie où l'on ne considère que l'étendue géométrique, les diverses figures que Ton y peut tracer et les divers mouvements dont ces figures sont susceptibles. « L'Univers est une nlachine en laquelle il n'y a rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties. » Ainsi la Science entière de la nature matérielle est réduite à une sorte d'Arithmétique universelle d'où la catégorie de la qualité est radicalement bannie. Î5 V. — Les diverses intensités d'une même qualité sont exprimables par des nombres. La Physique théorique, telle que nous la concevons, n'a pas le pouvoir de saisir, sous les apparences sen- sibles, les propriétés réelles des corps; elle ne saurait donc, sans excéder la portée légitime de ses méthodes, décider si ces propriétés sont qualitatives ou quantita- tives; en apportant sur ce point une affirmation, le Cartésianisme manifestait dos prétentions qui ne nous paraissent plus soutonables. La Physique théorique ne saisit pas la réalité des choses ; elle se borne à représenter les apparences sensibles par des signes, par des symboles. Or, nous voulons que notre Physique théorique soit une Physi- que mathématique, partant que ces symboles soient des symboles algébriques, des combinaisons de nom- 186 LA STRL'CTUBE DE LA THÉORIE PHYSUJLE bres. Si donc les grandeurs seules pouvaient être expri- mées par des nombres, nous ne devrions introduire dans nos théories aucune notion qui ne fût une gran- deur. Sans affirmer que tout est quantité dans le fond même des choses matérielles, nous n'admettrions rien que de quantitatif dans Timage que nous construisons de Tensemble des lois physiques ; la qualité n'aurait aucune place dans notre système. Or, à cette conclusion môme, il n'y a point lieu de souscrire ; le caractère purement qualitatif d'une notion ne s'oppose pas à ce que les nombres servent à en figu- rer les divers états ; une môme qualité peut se pré- senter avec une infinité d'intensités différentes; ces intensités diverses, on peut, pour ainsi parler, les coter, les numéroter, marquant le môme nombre en deux circonstances où la môme qualité se retrouve avec la môme intensité, signalant par un second nombre plus élevé que le premier un second cas où la qualité considérée est plus intense que dans un pre- mier cas. Par exemple, c'est une qualité d'être géomètre; lorsqu'un certain nombre de jeunes géomètres subis- sent un concours, l'examinateur qui les doit juger attribue une note à chacun d'eux, marquant la môme note à deux candidats qui lui paraissent aussi bons géomètres l'un que l'autre, mettant une meilleure note à celui-ci qu'à celui-là, si le premier lui semble meil- leur géomètre que le second. Ces pièces d'étoffe sont rouges et d'un rouge plus ou moins intense ; le marchand qui les range sur ses rayons leur attribue des numéros; à chaque numéro' correspond une nuance rouge bien déterminée; plus QUANTITÉ ET QUALITÉ 187 l'ordre du numéro est élevé, plus Téclat du rouge est intense. A'oicî des corps échauffés; ce premier corps est aussi chaud, plus chaud, moins chaud que ce second corps; ce corps est plus chaud ou moins chaud à cet instant qu'à cftt autre. Chaque partie d'un corps', si petite qu'on la suppose, nous parait douée d'une certaine qualité que nous nommons le chaiidy et l'intensité de cette qualité n'est pas la même, au même instant, d'une partie de corps à une autre ; en un môme point de corps, elle varie d'un instant à l'autre. Nous pourrions, dans nos raisonnements, parler de cette qualité, le chaud, et de ses diverses intensités ; mais, désireux d'employer autant que possible le lan- gage de l'algèbre, nous allons substituer à la considé- ration de cette qualité, le chandy celle d'un symbole numérique, la température. La température sera un nombre attribué à chaque point d'un corps et à chaque instant; il sera lié à la càaleur qui règne en ce point et à cet instant. A deux chaleurs également intenses correspondront deux tem- pératures numériquement égales ; si, en un point, il fait plus chaud qu'en un autre, la température au pre- mier point sera un nombre plus grand que la tempéra- iure au second point. Si donc M, M', M" sont divers points, et si T, T, T sont les nombres qui y expriment la température, l'égalité arithmétique T = T" a le même sens que cette phrase : Il fait aussi chaud au point M' qu'au point M. L'inégalité arithmétique T > T' équivaut à cette phrase : Il fait plus chaud au point M' qu'au point M\ L'usage d'un nombre, la température, pour repré- 188 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE senter les diverses intensités d'une qualité, le chaud> repose en entier sur ces deux propositions : Si le corps A est aussi chaud que le corps B et le corps B aussi chaud que le corps C, le corps A est aussi chaud que le corps C. Si le corps A est plus chaud que le corps B et le corps B plus chaud que le corps C, le corps A est plus chaud que le corps C. Ces deux propositions, en effet, suffisent pour que les signes =, >, <, puissent représenter les relations que peuvent avoir les unes avec les autres les diverses intensités de chaleur, comme ils permettent de repré- senter les relations mutuelles des nombres ou les relations mutuelles des divers états de grandeur d'une môme quantité. Si Ton me dit que deux longueurs sont respective- ment mesurées par les nombres 5 et 10, sans me fournir aucune autre indication, on me donne à Tégard de ces longueurs certains renseignements ; je sais que la seconde est plus longue que la première; je sais même qu'elle en est le double. Ces renseignements, toutefois, sont fort incomplets; ils ne me permettront pas de reproduire une de ces longueurs, ni même de savoir si elle est grande ou petite. Ces renseignements vont se trouver complétés si, non content de me donner les nombres 5 et 10 qui mesu- rent deux longueurs, on me dit que ces longueurs sont mesurées en mètres et si l'on me présente le mètre-étalon ou l'une de ses copies; je pourrai alors, quand il me plaira, reproduire, réaliser ces deux lon- gueurs. Ainsi les nombres qui mesurent des grandeurs de •QUANTITÉ ET QUALITÉ 189 môme espèce ne nous renseignent pleinement au sujet de ces grandeurs que si nous leur adjoignons la con- naissance concrète de Tétalon qui représente Tunité. Des géomètres ont concouru ; on me dit qu'ils ont mérité les notes 5, 10, 13 ; c'est là me fournir à leur égard un certain renseignement qui me permettra, par exemple, de les classer; mais ce renseignement est incomplet; il ne me permet pas de me faire une idée du talent de chacun d'eux; j'ignore la valeur absolue des notes qui leur ont été attribuées ; il me manque de connaître Y échelle à laquelle ces notes sont rapportées. De même, si Ton me dit seulement que les tempéra- tures de divers corps sont représentées par les nom- bres 10, 20, 100, on m'apprend que le premier corps est moins chaud que le second et celui-ci moins chaud que le troisième. Mais le premier est-il chaud ou froid ? fait-il ou non fondre la glace? le dernier me brûlerait- il? cuirait-il un œuf? Voilà ce que j'ignore, tant qu'on ne me donne pas Yéchelle thermomêtriqiie à laquelle sont rapportées ces températures 10, 20, 100, c'est-à- dire un procédé me permettant de réaliser d'une ma- nière concrète les intensités de chaleur que repèrent ces nombres 10, 20, 100. Si l'on me donne un vase de verre gradué contenant du mercure, et si l'on m'en- seigne que la température d'une masse d'eau devra être prise égale à 10, ou à 20, ou à 100, toutes les fois qu'en y plongeant le thermomètre, on verra le mer- cure affleurer à la dixième division, ou à la vingtième, ou à la centième, mon incertitude sera entièrement dissipée. Toutes les fois que la valeur numérique d'une température me sera indiquée, je pourrai, si cela me plaît, réaliser efl'ectivement une masse d'eau qui aura 190 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE cette température, puisque je possède le thermomètre sur lequel elle est lue. Ainsi, de même qu'une grandeur n*est point définie simplement par un nombre abstrait, mais par un nombre joint à la connaissance concrète d*uii étalon, de même Tintensité d'ui^ qualité n'est pas entière- ment représentée par un symbole numérique; à ce symbole doit être joint un procédé concret propre à obtenir Véchelle de ces intensités. Seule, la connais- sance de cette échelle permet de donner un sens physi- que aux propositions algébriques que nous énoncerons touchant les nombres qui représentent les diverses intensités de la qualité étudiée. •Naturellement, Téchelle qui sert à repérer les diverses intensités d'une qualité est toujours quelque effet quantitatif ayant pour cause cette qualité ; on choisit cet effet de telle sorte que sa grandeur aille en croissant en même temps que la qualité qui le cause devient plus intense. Ainsi, dans un réservoir de verre qu'entoure un corps chaud, le mercure subit une dilata- tion apparente; cette dilatation est d'autant plus grande que le corps est plus chaud ; voilà un effet quantitatif qui fournira un thermomHre, qui permettra de con- struire une échelle de températures propre à repérer numériquement les diverses iatensités de chaleur. Dans le domaine de la qualité, la notion d'addition n'a point de place ; elle se retrouve au contraire lors- qu'on étudie l'effet quantitatif qui fournit une échelle propre à repérer les diverses intensités d'une qualité. On ne saurait ajouter entre elles diverses intensités de chaleur; mais des dilatations apparentes d'un liquide en un récipient solide se peuvent ajouter les unes aux gUANTlTÉ ET QL'ALITÉ 191 autres ; on peut faire la somme de plusieurs nombres représentant des températures. Ainsi, le choix d'une échelle permet de substituer à l'étude des diverses intensités d'un^ qualité la consi- dération de nombres soumis aux règles du calcul algébrique. Les avantages que les anciens physiciens recherchaient en substituant une quantité hypothé- tique à la propriété qualitative que les sens leur révè- lent et en mesurant la grandeur de cette quantité, on peut bien souvent le retrouver sans invoquer cette quantité supposée, simplement par le choix d'une échelle convenable. La charge électrique nous en va fournir un exemple. Ce que Texpérience nous montre d'abord en de très petits corps électrisés, c'est quelque chose de qualita- tif; bientôt, cette qualité, Vélectrisation, cesse d'appa- raître comme simple ; elle est susceptible de deux formes qui s'opposent l'une à l'autre et se détruisent Tune l'autre; elle peut être r/Ksifieuse ou vitrée. Qu'elle soit résineuse ou vitrée, Télectrisation d'un petit corps peut être plus ou moins puissante ; elle est susceptible de diverses intensités. Franklin, OKpinus, Coulomb, Laplace, Poisson, tous les créateurs de la science électrique, pensaient que les qualités ne sauraient être admises dans la consti- tution d'une théorie physique; que, seules, les quan- tités y ont droit de cité. Donc, sous cette qualité, Yélectrisation, que leurs sens leur révélaient, leur raison cherchait une quantité, la quantité d'électricité. Pour parvenir à concevoir cette quantité, ils imagi- naient que chacune des deux électrisations était due à la présence, au sein du corps électrisé, d'un certain 192 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE fluide électrique; que ce corps présentait une électrîsa- tion d'autant plus intense qu'il contenait une masse plus considérable de fluide électrique ; la grandeur de cette masse donnait alors la quantité d'électricité. La considération de cotte quantité jouait dans la théorie un rôle essentiel, qui découlait de ces deux lois : La somme algébrique des quantités d'électricité répandue sur un ensemble de corps, somme où les quantités d'électricité vitrée sont affectées du signe -h et les quantités d'électricité résineuse du signe — , ne change pas tant que cet ensemble ne communique avec aucun autre corps. . A une distance déterminée, deux petits corps électri- sés se repoussent avec une force proportionnelle au produit des quantités d'électricité dont ils sont por- teurs. Eh bien ! ces deux énoncés, nous pouvons les sau- vegarder intégralement sans faire appel à des fluides électriques hypothétiques et bien peu vraisemblables, sans dépouiller l'électrisation du caractère qualitatif que lui confèrent nos observations immédiates ; il nous suffit de choisir convenablement l'échelle à laquelle nous rapportons les intensités de la qualité électrique. Prenons un petit corps électrisé vitreusement d'une manière toujours identique à elle-même; à une distance choisie une fois pour toutes, faisons agir sur lui cha- cun des petits corps dont nous voulons étudier Télec- trisation ; chacun d'eux exercera sur le premier une force dont nous pourrons mesurer la grandeur, et que nous affecterons du signe -+- lorsqu'elle sera répulsive, du signe — dans le cas contraire ; alors, chaque petit QUANTITÉ ET QLALITÉ 193 corps électrisé vitreusement exercera sur le premier une force positive d'autant plus grande que son électrisa- tion sera plus intense ; chaque petit corps électrisé résineusement exercera une force négative dont la valeur absolue croîtra au fur et à mesure que Télectri- sation sera plus puissante. C'est cette force, élément quantitatif, susceptible de mesure et d'addition, que nous choisirons pour échelle électromê trique y qui nous fournira les divers nombres positifs propres à représenter les diverses intensités de Télectrisation vitrée, les divers nombres négatifs par lesquels seront repérés les divers degrés de Télectrisa- tion résineuse ; à ces nombres, aux indications four- nies par cette méthode électrométrique, on pourra, si Ton veut, donner le nom de quantités d* électricité; et alors les deux énoncés essentiels que formulait la doc- trine des fluides électriques redeviendront sensés et vrais. Nul exemple ne nous sem|)le plus propre à mettre en évidence cette vérité : Pour faire de la Physique, comme le voulait Descartes, une Arithmétique uni- verselle, il n'est point nécessaire d'imiter le grand philosophe et de rejeter toute qualité, car le langage de l'Algèbre permet aussi bien de raisonner sur les diverses intensités d'une qualité que sur les diverses grandeurs d'une quantité. 13 CHAPITRE II LES QUALITÉS PREMIÈRES § I. — De la multiplication excessive des qualités premières. Du sein du monde physique que Texpérience nous fait connaître, nous dégagerons les propriétés qui nous paraissent devoir être regardées comme premières. Ces propriétés, nous n'essayerons pas de les expliquer, de les ramener à d'autres attributs plus cachés ; nous les accepterons telles que nos moyens d'observation nous les font connaître, soit qu'ils nous les présentent sous forme de quantités, soit qu'ils nous les offrent sous l'aspect de qualités ; nous les regarderons comme des notions irréductibles, comme les éléments mêmes qui doivent composer nos théories. Mais à ces propriétés, qualitatives ou quantitatives, nous ferons correspondre des symboles mathématiques qui nous permettront, pour raisonner à leur sujet, d'emprunter le langage de l'Algèbre. Cette manière de procéder ne va-t-elle pas nous conduire à un abus que les promoteurs de la Renais- sance scientifique ont durement reproché à la Physique de l'Ecole et dont ils ont fait rigoureuse et définitive justice? 196 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Sans doute, les savants auxquels nous devons la Physique moderne ne pouvaient pardonner aux philo- sophes scolastiques leur répugnance à discourir des lois naturelles en langage mathématique : « Si nous savons quelque chose, s'écriait Gassendi (1), nous le savons par les Mathématiques ; mais de la vraie et légitime science des choses, ces gens-là n'ont cure ! Ils ne s'atta- chent qu'à des vétilles ! » Mais ce grief n'est pas celui que les réformateurs de la Physique font le plus souvent et le plus vivement valoir contre les docteurs de l'Ecole. Ce dont ils les accusent par-dessus tout, c'est d'inventer une qualité nouvelle chaque fois qu'un phénomène nouveau frappe leur regard ; d'attribuer à une vertu particulière chaque effet qu'ils n'ont ni étudié, ni analysé; de s'imaginer qu'ils ont donné une explication là où ils n'ont mis qu'un nom et de transformer ainsi la science en un jargon prétentieux et vain. « Cette manière de philosopher, disait Galilée (2), a, selon moi, une grande analogie avec la manière de peindre qu'avait un de mes amis ; avec de la craie, il écrivait sur la toile : Ici, je veux une fontaine avec Diane et ses nymphes, ainsi que quelques lévriers; là, un chasseur avec une tôte de cerf; plus loin, un bocage, une campagne, une colline ; puis il laissait à l'artiste le soin de peindre toutes ces choses et s'en allait convaincu qu'il avait peint la métamorphose d'Actéon ; il n'avait mis que des noms. » Et Leibniz (3) (1) Gassendi : Exercilationes paradoxicœ adversus Arislotelicos. Exercitatio I. (2) Galilée : Dialogo sopra i due massimi sislemi del monde. Gior- nata terza. (3) Leibniz : ŒuvrtSy édition Gerhardt, t. IV, p. 434. LES QUALITÉS PREMIÈRES 197 comparait la méthode suivie en Physique par les philosophes qui, à tout propos, introduisaient de nouvelles formes et de nouvelles qualités à celle « qui se contenterait de dire qu'une horloge a la qualité horodictique, provenante de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste ». Paresse d'esprit, qui trouve commode de se payer de mots ; improbité intellectuelle qui trouve avantage à en payer les autres, sont vices bien répandus dans l'humanité. Assurément, les physiciens scolastiques, si prompts à douer la forme de chaque corps de toutes les vertus que réclamaient leurs systèmes vagues et super- ficiels, en étaient souvent et profondément atteints; mais la philosophie qui admet les propriétés quali- tatives n'a pas le triste monopole de ces défauts ; on les retrouve aussi bien chez les sectateurs d'Ecoles qui se piquent de tout réduire à la quantité. Gassendi, par exemple, est atomiste convaincu; pour lui, toute qualité sensible n'est qu'apparence ; il n'y a en réalité que les atomes, leurs figures, leurs grou- pements, leurs mouvements. Mais si nous lui deman- dons d'expliquer selon ces principes les qualités physi- ques essentielles, si nous lui posons ces questions : Qu'est-ce que la saveur? Qu'est-ce que l'odeur? Qu'est- ce que le son? Qu'est-ce que la lumière? que va-t-il nous répondre? « Dafns la chose môme (i) que nous nommons sapide, la saveur ne. paraît pas consister en autre chose qu'en corpuscules d'une configuration telle qu'en péné- trant la langue ou le palais, ils s'appliquent à la con- texture de cet organe et le mettent en mouvement, de (1) P. Gassendi : Si/rJagma philosophicum, 1. V, ce. ix, x et xi. 198 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE manière à donner naissance à la sensation que nous nommons goât. » u Dans la réalité, Todeur ne parait être autre chose que certains corpuscules d'une telle configuration que lorsqu'ils sont exhalés et qu'ils pénètrent dans les narines, ils sont conformés à la contexture de ces organes de manière à donner naissance à la sensa- tion que nous nommons olfaction ou odorat. » « Le son ne paraît pas être autre chose que certains corpuscules qui, configurés d'une certaine façon et rapi- . dément transmis loin du corps sonore, pénètrent dans l'oreille, la mettent en mouvement et déterminent la sensation appelée audition. » « Dans le corps lumineux, la lumière ne parait pas être autre chose que des corpuscules très ténus, con- figurés d'une certaine façon, émis par le corps lumi- neux avec une vitesse indicible, qui pénètrent dans l'organe de la vue, sont aptes à le mettre en mouve- ment et à créer la sensation dite vision. » 11 était péripatéticien, le doctus bacheliertis qui, à la question : Demandabo caitsam et rationem quare Opium facit dormire ? répondait : Quia est in eo Virtus dormitiva Cujus est natura Sensus assoupire. Si ce bachelier, reniant Aristote, se fût fait ato- miste, Molière l'eût sans doute rencontré aux confé- LES QUALITÉS PREMIÈRES 199 rences philosophiques tenues chez Gassendi, où le grand comique fréquentait. Les Cartésiens, d'ailleurs, auraient tort de triompher trop bruyamment du commun ridicule où ils voient tomber Péripatéticiens et Atomistes ; c'est à un des leurs que Pascal songeait lorsqu'il écrivait (1) : « 11 y en a qui vont jusqu'à cette absurdité d'expliquer un mot par le mot môme. J'en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouve- ment luminaire des corps lumineux ; comme si l'on pou- vait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. » L'allusion, en effet, avait trait au P. Noël, autrefois professeur de Descartes au col- lège de La Flèche, devenu ensuite un de ses fervents disciples, et qui, dans une lettre sur le vide adressée à Pascal, avait écrit cette phrase : « La lumière, ou plutôt l'illumination, est un mouvement luminaire des rayons composés des corps lucides qui remplissent les corps transparents et ne sont mus luminairement que par d'autres corps lucides. » Que l'on attribue la lumière à une vertu éclairante, à des corpuscules lumineux ou à un mouvement lumi- naire, on sera péripatéticien, atomiste ou cartésien; mais si Ton se targue d'avoir par là ajouté quoi que ce soit à nos connaissances touchant la lumière, on ne sera point homme sensé. En toutes les Ecoles se ren- contrent des esprits faux qui s'imaginent remplir un flacon d'une précieuse liqueur alors qu'ils y collent seulement une pompeuse étiquette; mais toutes les doc- trines physiques, sainement interprétées, s'accordent (1) Pascal : De l'esprit géométrique. J 200 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE à condamner cette illusion. Nos efforts devront donc tendre à Téviter. § II. — Une qualité première est une qualité irréductible en fait, non en droit. D'ailleurs, contre ce travers d'esprit qui consiste à mettre dans les corps autant de qualités distinctes, ou peu s'en faut, qu'il y a d'effets divers à expliquer, nos principes mêmes nous mettent en garde. Nous nous proposons de donner d'un ensemble de lois physiques une représentation aussi simplifiée, aussi résumée que possible ; notre ambition est d'atteindre l'économie intellectuelle la plus complète que nous puissions réa- liser; il est donc clair que pour construire notre théo- rie, nous devrons employer le nombre minimum de notions regardées comme premières, de qualités regar- dées comme simples ; nous devrons pousser jusqu'au bout la méthode d'analyse et de réduction qui dissocie les propriétés complexes, celles que les sens saisissent tout d'abord, et qui les ramène à un petit nombre de propriétés élémentaires. Comment reconnaîtrons-nous que notre dissection a été poussée jusqu'au bout, que les qualités auxquelles notre analyse aboutit ne peuvent plus être, à leur tour, résolues en qualités plus simples? Les physiciens qui cherchaient à construire des théories explicatives tiraient des préceptes philosophi- ques auxquels ils se soumettaient, des pierres de tou- che et des réactifs capables de reconnaître si l'analyse d'une propriété avait pénétré jusqu'aux éléments. Par LES QUALITÉS PREMIÈRES 201 exemple, tant qu*un atomiste n'avait pas réduit un effet physique à la grandeur, à la figure, à l'agence- ment des atomes et aux lois du choc, il savait que son œuvre n'était point achevée ; tant qu'un cartésien trou- vait autre chose, en une qualité, que « l'étendue et son changement tout nud », il était certain de n'en avoir point atteint la véritable nature. Pour nous, qui ne prétendons point expliquer les propriétés des corps, mais seulement en donner une représentation algébrique condensée; qui ne nous récla- mons, dans la construction de nos théories, d'aucun principe métaphysique, mais entendons faire de la Physique une doctrine autonome, où prendrions-nous un critère qui noiis permette de déclarer telle qualité vraiment simple et irréductible, telle autre complexe et destinée à une plus pénétrante dissection? En regardant une propriété comme première et élé- mentaire, nous n'entendrons nullement affirmer que cette qualité est, par nature, simple et indécompo- sable ; nous proclamerons seulement une vérité de fait; nous déclarerons que tous nos efforts pour réduire cette qualité à d'autres ont échoué, qu'il nous a été impossible de la décomposer. Toutes les fois donc qu'un physicien constatera un ensemble de phénomènes jusqu'alors inobservés, qu'il découvrira un groupe de lois qui semblent manifester , une propriété nouvelle, il cherchera d'abord si cette propriété n'est pas une combinaison, auparavant insoupçonnée, de qualités déjà connues et acceptées dans les théories admises. C'est seulement après que ses efforts, variés en mille manières, auront échoué, qu'il se décidera à regarder cette propriété comme une 202 LA STRLCTURE DE LA THÉORIE PHVSIQL'E nouvelle qualité première, à introduire dans ses théo- ries un nouveau symbole mathématique. « Toutes les fois que Ton découvre un fait exrep- tionnely écrit H. Sainte-Claire Deville (1), décrivant les hésitations de sa pensée lorsqu'il eut reconnu les premiers phénomènes de dissociation, le premier tra- vail, je dirai presque le premier devoir imposé à rhomnie de science, est de faire tous ses efforts pour le faire rentrer dans la régie commune par une explica- tion qui exige quelquefois plus de travail et de médita- tion que la découverte elle-même. Quand on réussit, on éprouve une bien vive satisfaction à étendre, pour ainsi dire, le domaine d'une loi physique, à augmenter la sim- plicité ft la généralité d'une grande classification... » « Mais quand un fait exceptionnel échappe à toute explication ou, du moins, résiste à tous les efforts que Ton a faits consciencieusement pour le soumettre à la loi commune, il faut en chercher d'autres qui lui soient analogues ; quand on les a trouvés, il faut les classer provisoirement au moyen de la théorie qu'on s'est formée. » Lorsqu'Ampère découvrit les actions mécaniques qui s'exercent entre deux fils électriques dont chaoun réunit les deux pôles d'une pile, on connaissait depuis longtemps les actions attractives et répulsives qui s'exercent entre les conducteurs électrisés ; la qualité que ces attractions et ces répulsions manifestent avait été analysée ; elle avait été représentée par un sym- bole mathématique approprié, la charge positive ou négative de chaque élément matériel ; remploi de ce (1 H. Sainte-Claire Deville : Recherches sur la décofnposition de$ corps par la chaleur et la dissocia lion. Bibliothèque Universelle, Archives, nouvelle période, t. IX, p. 59 ; 1860.) LES QUALITÉS PREMIÈRES 203 symbole avait conduit Poisson à édifier une théorie mathématique qui représentait de la façon la plus heureuse les lois expérimentales établies par Cou- lomb. Ne pouvait-on ramener les lois nouvellement décou- vertes à cette qualité, dont l'introduction en Physique était déjà un fait accompli ? Ne pouvait-on pas expli- quer les attractions et les répulsions qui s'exercent entre deux fils, dont chacun ferme une pile, en admet- tant que certaines charges électriques sont convenable- ment* distribuées à la surface de ces fils ou à leur intérieur, que ces charges s'attirent ou se repoussent en raison inverse du carré de la distance, selon l'hypo- thèse fondamentale qui porte la théorie de Coulomb et de Poisson? Il était légitime que cette question fût posée, qu'elle fût examinée par les physiciens ; si quelqu'un d'entre eux était parvenu à lui donner une réponse affirmative, à réduire les lois des actions obser- vées par Ampère aux lois de l'Electrostatique établies par Coulomb, il eût rendu la théorie électrique sauve de la considération de toute qualité première autre que la charge électrique. Les tentatives pour réduire aux actions électrosta- tiques les lois des forces qu'Ampère avait mises en évidence se multiplièrent tout d'abord ; Faraday, en montrant que ces forces pouvaient donner naissance à des mouvements de rotation continue, coupa court à ces essais ; en effet, aussitôt qu'Ampère connut le phénomène découvert par le grand physicien anglais, il en comprit toute la portée. Ce phénomène, dit-il (1), (1) A.MPKRR : Exposé sommaire des nouvelles expériences éleclrody- namiques, lu à rAcadémie le 8 avril 1822. [Journal de Physique, t. XCIV, p. 65.) 204 LA STRUCTURE DE L/V THÉORIE PHYSIQUE « prouve que raction qui émane des conducteurs vol- taïquesne peut être due à une distribution particulière de certains fluides en repos dans ces conducteurs, comme le sont les répulsions et les attractions électri- ques ordinaires ». — « En effet (1), du principe de la conservation des forces vives, qui est une consé- quence nécessaire des lois mêmes du mouvement, il suit nécessairement que, quand les forces élémen- taires, qui seraient ici des attractions et des répulsions en raison inverse des carrés des distances, sont exprimées par de simples fonctions des distances mutuelles des points entre lesquels elles s'exercent, et qu'une partie de ces points sont invariablement liés entre eux et ne se meuvent qu'en vertu de ces forces, les autres restant fixes, les premiers ne peuvent reve- nir à la môme situation, par rapport aux seconds, avec des vitesses plus grandes que celles qu'ils avaient quand ils sont partis de cette môme situation. Or, dans le mouvement continu imprimé à un conducteur mobile par l'action d'un conducteur fixe, tous les points du premier reviennent à la même situation avec des vitesses de plus en plus grandes à chaque révolution, jusqu'à ce que les frottements et la résistance de l'eau acidulée où plonge la couronne du conducteur. mettent un terme à l'augmentation de la vitesse de rotation de ce conducteur ; elle devient alors constante, malgré ces frottements et cette résistance. » <( Il est donc coniplètement démontré qu'on ne saurait rendre raison des phénomènes produits par (1) Ampère : Théorie mathématique des phénomènes électrodynami- ques uniquement déduite de l'expérience. Paris, 1826. — Édition Hbh- MANN, Paris, 1883, p. 96. LES QUALITÉS PREMIÈRES 205 l'action de deux conducteurs voltaïques, en suppo- sant que des molécules électriques agissant en raison inverse du carré de la distance fussent distribuées sur les fils conducteurs. » De toute nécessité, il faut, aux diverses parties d'un conducteur voltaïque, attribuer une propriété irréduc- tible à Télectrisation ; il faut y reconnaître une nou- velle qualité première dont on exprimera Texistence en disant que le fil est parcouru par un courant ; ce courant électrique apparaît comme lié à une certaine direction, comme affecté d'un certain sens ; il se ma- nifeste plus ou moins intense ; à cette intensité plus ou moins vive du courant électrique, le choix d'une échelle permet de faire correspondre un nombre plus ou moins grand, nombre auquel on a conservé le nom d'intensité du courant électrique; cette intensité du courant électrique, symbole mathématique d'une qua- lité première, a permis à Ampère de développer cette théorie des phénomènes électrodynamiques, qui dis- pense les Français d'envier aux Anglais la gloire de Newton. Le physicien qui demande à une doctrine métaphy- sique les principes selon lesquels il développera ses théories reçoit de cette doctrine les marques auxquelles il reconnaîtra qu'une qualité est simple ou complexe ; ces deux mots ont pour lui un sens absolu. Le physicien qui cherche à rendre ses théories autonomes et indé- pendantes de tout système philosophique attribue aux mots : qualité simple, propriété première, un sens tout relatif; ils désignent simplement pour lui une pro- priété qu'il lui a été impossible de résoudre en d'autres qualités. 206 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Le sens que les chimistes attribuent au mot corp$ simple a subi une transformation analogue. Pour un péripatéticien, seuls, les quatre éléments, le feu, Tair, Teau, la terre, méritaient le nom de corps simples ; tout autre corps était complexe ; tant qu'on ne l'avait pas dissocié jusqu'à séparer les quatre éléments qui pouvaient entrer dans sa composition, l'analyse n'avait pas atteint son terme. Un alchimiste savait également que la science des décompositions, Vart spargijrique, n'avait point atteint le but ultime de ses opérations tant que n'étaient point séparés le sel, le soufre, le vif-argent et la terre damnée, dont l'union compose tous les mixtes. L'alchimiste et le péripatéticien prétendaient Tun et l'autre connaître les marques qui caractérisent d'une manière absolue le véritable corps simple. L'École de Lavoisier a fait adopter par les chi- mistes (1) une notion toute différente du corps simple ; le corps simple, ce n'est pas le corps qu'une certaine doctrine philosophique déclare indécomposable ; c'est le corps que nous n'avons pu décomposer, le corps qui a résisté à tous les moyens d'analyse employés dans les laboratoires. Lorsqu'ils prononçaient le mot : élément, l'alchi- miste et le péripatéticien affirmaient orgueilleusement leur prétention à connaître la nature même des maté- riaux qui ont servi à construire tous les corps de l'uni- vers ; dans la bouche du chimiste moderne, le même (1) Le lecteur désireux de connaître les phases par lesquelles a passé la notion de corps simple pourra consulter notre écrit : Le Mixte et la Cotnbinaison chimique. Essai sur l'évolution d'une idée^ Paris, 1902. ]!• partie, c. i. LES QUALITÉS PREMIÈRES 207 mot est un acte de modestie, un aveu d'impuis- sance; il confesse qu'un corps a victorieusement résisté à tous les essais tentés pour le réduire. De cette modestie, la Chimie a été récompensée par une prodigieuse fécondité; n'est-il pas légitime d'es- pérer qu'une modestie semblable procurera à la Phy- sique théorique les mômes avantages? § III. — Une qualilé première ne l'est jamais qu'à titre provisoire. « Nous ne pouvons donc pas assurer, dit Lavoi- sier (I), que ce que nous regardons comme simple aujourd'hui le soit en effet : tout ce que nous pouvons dire, c'est que telle substance est le terme actuel auquel arrive l'analyse chimique, et qu'elle ne peut plus se subdiviser au delà dans l'état actuel de nos connais- sances. 11 est à présumer que les terres cesseront bientôt d'être comptées au nombre des substances sim- ples... » En effet, en 1807, Ilumphry Davy transformait en vérité démontrée la divination de Lavoisier et prouvait que la potasse et la soude sont les oxydes de deux métaux qu'il nommait le potassium et le sodium. Depuis cette époque, une foule de corps qui avaient longtemps résisté à tout essai d'analyse ont été décomposés et se sont trouvés exclus du nombre des éléments. Le titre d'élément, que portent certains corps, est un titre tout provisoire ; il est à la merci d'un moyen (1) Lavoisier : Traité élémentaire de Chimie, troisième édition, t. I, p. 194. 208 LA STRUCTLRC DE LA THÉORIE PHYSIQUE d'analyse plus ingénieux ou plus puissant que ceux dont on a usé jusqu'à ce jour; d'un moyen qui, peut- être, dissociera en plusieurs corps distincts la substance regardée comme simple. Non moins provisoire est le titre de qualité pre- mière; la qualité qu'il nous est aujourd'hui impos- sible de réduire à aucune autre propriété physique cessera peut-être demain d'être indépendante; demain, peut-être, les progrès de la Physique nous feront reconnaître en elle une combinaison de propriétés que des effets, fort différents en apparence, nous avaient révélées depuis longtemps. L'étude des phénomènes lumineux conduit à consi- dérer une qualité première, Vfkiairement. Une direc- tion est affectée à cette qualité ; son intensité, loin d'être fixe, varie périodiquement avec une prodigieuse rapidité, redevenant identique à elle-même plusieurs centaines de trillions de fois par seconde; une ligne, dont la longueur varie périodiquement avec cette extraordinaire fréquence, fournit un symbole géo- métrique propre à figurer l'éclairement ; ce sym- bole, la vibration lumiîieuse, servira à traiter celte qualité en des raisonnements mathématiques. La vibration lumineuse sera l'élément essentiel au moyen duquel s'édifiera la théorie de la lumière ; ses composantes serviront à écrire quelques équations aux dérivées partielles , quelques conditions aux limites, où se trouveront condensées et classées avec un ordre et une brièveté admirables toutes les lois de la propagation de la lumière, de sa réflexion par- tielle ou totale, de sa réfraction, de sa diffraction. D'autre part, l'analyse des phénomènes que pré- LES QUALITÉS PREMIÈRES 209 sentent, en présence de corps électrisés, des substances isolantes telles que le soufre, Tébonite, la paraffine, ont conduit les physiciens à attribuer à ces corps dié- lectriques une certaine propriété ; après avoir vaine- ment tenté de réduire cette propriété à la charge électrique, ils ont dû se résoudre à la traiter en qualité première sous le nom de polarisation diélectrique ; en chaque point de la substance isolante et à chaque instant, elle a non seulement une certaine intensité, mais encore une certaine direction et un certain sens ; en sorte qu'un segment de droite fournit le symbole mathématique qui permet de parler de la polarisation diélectrique dans le langage des géomètres. Une audacieuse extension de TElectrodynamique, qu'avait formulée Ampère, a fourni à Maxwell une théorie de l'état variable des diélectriques; cette théo- rie condense et ordonne les lois de tous les phéno- mènes qui se produisent en des substances isolantes où la polarisation diélectrique varie d'un instant à l'autre; toutes ces lois sont résumées dans un petit nombre d'équations qui doivent être vérifiées les unes en tout point d'un même corps isolant, les autres en tout point de la surface qui sépare deux diélectriques distincts. Les équations qui régissent la vibration lumineuse ont toutes été établies comme si la polarisation diélec- trique n'existait pas ; les équations dont dépend la polarisation diélectrique ont été découvertes par une théorie où le mot lumière n'est même pas prononcé. Or, voici qu'entre ces équations un rapprochement surprenant s'établit. Une polarisation diélectrique qui varie périodique- li 210 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ment doit vérifier des équations qui, toutes, sont semblables aux équations qui régissent une vibration lumineuse. Et non seulement ces équations ont la même forme, mais encore les coefficients qui y figurent ont la même valeur numérique. Ainsi, dans le vide ou dans Tair, d'abord soustrait à toute action électrique et dont on polarise une certaine région, la polarisation électrique engendrée se propage avec une certaine vitesse ; les équations de Maxwell permettent de déterminer cette vitesse par des procédés purement électriques, où aucun emprunt n'est fait à TOptique ; des mesures nombreuses et concordantes nous font connaître la valeur de cette vitesse qui est de 300,000 kilomètres par seconde ; ce nombre est précisément égal à la vitesse de la lumière dans l'air ou dans le vide, vitesse que quatre méthodes purement optiques, dis- tinctes les unes des autres, nous ont fait connaître. De ce rapprochement inattendu la conclusion s'ira- pose : L'éclairement n'est pas une qualité première; la vibration lumineuse n'est autre chose qu'une polarisa- tion diélectrique périodiquement variable ; la théorie électromagnétique de la lumière, créée par Maxwell, a résolu une propriété que l'on croyait irréductible; elle l'a fait dériver d'une qualité avec laquelle, pen- dant de longues années, elle ne parut avoir aucun lien. Ainsi les progrès mêmes des théories peuvent ame- ner les physiciens à réduire le nombre des qualités qu'ils ont d'abord considérées comme premières, à prouver que deux propriétés regardées comme dis- tinctes ne sont que deux aspects divers d'une même propriété. LES QUALITÉS PREMIÈRES 211 Faut-il en conclure que le nombre des qualités admises dans nos théories deviendra moindre de jour en jour, que la matière dont traitent nos spéculations sera de moins en moins riche en attributs essentiels, qu'elle tendra vers une simplicité comparable à celle de la matière atomistiquc et de la matière carté- sienne? Ce serait, je pense, une conclusion témé- raire. Sans doute, le développement môme de la théo- rie peut, de temps en temps, produire la fusion de deux qualités distinctes, semblable à cette fusion de Téclairement et de la polarisation diélectrique qu'a déterminée la théorie électromagnétique de la lumière. Mais, d'autre part, le progrès incessant de la Physique expérimentale amène fréquemment la découverte de nouvelles catégories de phénomènes, et, pour classer ces phénomènes, pour en grouper les lois, il est néces- saire de douer la matière de propriétés nouvelles. De ces deux mouvements contraires dont Tun, rédui- sant les qualités les unes aux autres, tend à simplifier la matière, dont l'autre, découvrant de nouvelles pro- priétés, tend à la compliquer, quel est celui qui l'em- portera? 11 serait imprudent de formuler à ce sujet une prophétie à longue échéance. Du moins, semble- t-il assuré qu'à notre époque, le second courant, beau- coup plus puissant que le premier, entraîne nos théo- ries vers une conception de la matière de plus en plus complexe, de plus en plus riche en attributs. D'ailleurs, l'analogie entre les qualités premières de la Physique et les corps simples de la Chimie se mar- que encore ici. Peut-être un jour viendra-t-il où de puissants moyens d'analyse résoudront les nombreux corps qu'aujourd'hui nous nommons simples en un 212 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE petit nombre d'éléments; mais ce jour, aucun signe certain ni probable ne permet d'en annoncer l'aurore. A l'époque où nous vivons, la Chimie progresse en découvrant sans cesse de nouveaux corps simples. Depuis un demi-siècle, les terres rares ne se lassent pas de fournir de nouveaux contingents à la liste déjà si longue des métaux ; le gallium, le germanium, le scandium, nous montrent les chimistes fiers d'in- scrire en cette liste le nom de leur patrie. Dans l'air que nous respirons, mélange d'azote et d'oxygène qui paraissait connu depuis Lavoisier, voici que se révèle toute une famille de gaz nouveaux, l'argon, l'hélium, le xénon, le crypton. Enfin, l'étude des radiations nou- velles, qui obligera sûrement la Physique à élargir le cercle de ses qualités premières, fournit à la Chimie des corps inconnus jusqu'ici, le radium et, peut-être, le polonium et l'actinium. Certes, nous voilà bien loin des corps admirable- ment simples que rêvait Descartes, de ces corps qui se réduisaient u à l'étendue et à son changement tout nud ». La Chimie étale une collection d'une centaine de matières corporelles irréductibles les unes aux autres, et à chacune de ces matières, la Physique associe une forme capable d'une multitude de qualités diverses. Chacune de ces deux sciences s'efforce de réduire autant qu'il se peut le nombre de ses éléments, et cependant, au fur et à mesure qu'elle progresse, elle voit ce nombre grandir. CHAPITRE III LA DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET LA THÉORIE PHYSIQUE § I. — A peu près physique et précision wathémalique. Lorsqu'on se propose de construire une théorie phy- sique, on a d'abord à choisir, parmi les propriétés que révèle l'observation, celles que l'on regardera comme des qualités premières, et à les représenter par des symboles algébriques ou géométriques. Cette première opération, à l'étude de laquelle nous avons consacré les deux chapitres précédents, étant achevée, on en doit accomplir une seconde : Entre les symboles algébriques ou géométriques qui représentent les propriétés premières, on doit établir des relations ; ces relations serviront de principes aux déductions par lesquelles la théorie se développera. Il semblerait donc naturel d'analyser maintenant cette seconde opération, Vmoncé des hypothèses. Mais avant de tracer le plan des fondations qui porteront un édifice, de choisir les matériaux avec lesquels on les bâtira, il est indispensable de savoir quel sera Tédifice, de connaître les pressions qu'il exercera sur ses assises. C'est donc seulement à la lin de notre étude que nous pourrons préciser les conditions qui s'impo- sent au choix des hypothèses. 214 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Nous allons, dès lors, aborder immédiatement l'exa- men de la troisième opération constitutive de toute théorie, le développement mathématique, La déduction mathématique est un intermédiaire ; elle a pour objet de nous enseigner qu'en vertu des hypothèses fondamentales de la théorie, la réunion de telles circonstances entraînera telles conséquences ; que tels faits se produisant, tel autre fait se produira ; de nous annoncer, par exemple, en vertu des Hypothè- ses de la Thermodynamique, que si nous soumettons un bloc de glace à telle compression, ce bloc fondra lorsque le thermomètre marquera tel degré. La déduction mathématique introduit-elle directe- ment dans ses calculs les faits que nous nommons les circonstances sous la forme concrète où nous les obser- vons? En tire-t-elle le fait que nous nommons la con- séquence sous la forme concrète où nous le constate- rons? Assurément non. Un appareil de compression, un bloc de glace, un thermomètre, sont des choses que le physicien manipule dans son laboratoire ; ce ne sont point des éléments sur lesquels le calcul algé- brique ait prise. Le calcul algébrique ne combine que des nombres. Donc, pour que le mathématicien puisse introduire dans ses formules les circonstances concrè- tes d'une expérience, il faut que ces circonstances aient été, par Tintermédiaire de mesures, traduites en nom- bres ; que, par exemple, les mots : une telle pression, aient été remplacés par un certain nombre d'atmo- sphères, qu'il mettra dans son équation à la place de la lettre P. De même, ce que le mathématicien obtien- dra au bout de son calcul, c'est un certain nombre ; il faudra recourir aux méthodes de mesure pour faire cor- DÉDUCTIOiN MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 215 respondre à ce nombre un fait concret et observable ; par exemple, pour faire correspondre une certaine indication du thermomètre à la valeur numérique prise par la lettre T que contenait Téquation algébri- que. Ainsi, à son point de départ comme à son point d'ar- rivée, le développement mathématique d'une théorie physique ne peut se souder aux faits observables que par une traduction. Pour introduire dans les calculs les circonstances d'une expérience, il faut faire une version qui remplace le langage de Tobservation con- crète par le langage des nombres ; pour rendre consta- table le résultat que la théorie prédit à cette expérience, il faut qu'un thème transforme une valeur numérique en une indication formulée dans la langue de Texpé- rience. Les méthodes de mesure sont, nous l'avons déjà dit, le vocabulaire qui rend possibles ces deux traductions en sens inverse. Mais qui traduit, trahit ; traduttore, traditore ; il n'y a jamais adéquation complète entre les deux textes qu'une version fait correspondre l'un à l'autre. Entre les faits concrets, tels que le physicien les observe, et les symboles numériques par lesquels ces faits sont représentés dans les calculs du théoricien, la différence est extrême. Cette différence, nous aurons, plus tard, occasion de l'analyser et d'en marquer les principaux caractères. Pour le moment, un seul de ces caractè- res va retenir notre attention. Considérons, tout d'abord, ce que nous nommerons un fait théorique, c'est-à-dire cet ensemble de don- nées mathématiques par lesquelles un fait concret est remplacé dans les raisonnements et les calculs du 216 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE théoricien. Prenons, par exemple, ce fait : La tem- pérature est distribuée de telle manière sur tel corps. En un tel fait théorique y il n'y a rien de vague, rien d'indécis; tout est déterminé d'une manière précise; le corps étudié est défini géométriquement ; ses arêtes sont de véritables lignes sans épaisseur, ses pointes de véritables points sans dimensions; les diverses lon- gueurs, les divers angles qui déterminent sa figure sont exactement connus ; à chaque point de ce corps correspond une température, et cette température est, pour chaque point, un nombre qui ne se confond avec aucun autre nombre. En face de ce fait théorique, plaçons le fait pratique dont il est la traduction. Ici, plus rien de la précision que nous constations il y a un instant. Le corps n'est plus un solide géométrique ; c'est un bloc concret ; si aiguës que soient ses arêtes, chacune d'elles n'est plus l'intersection géométrique de deux surfaces, mais une échine plus ou moins arrondie, plus ou moins den- telée ; ses pointes sont plus ou moins écachées et émoussées ; le thermomètre ne nous donne plus la température en chaque point, mais une sorte de tempé- rature moyenne relative à un certain volume dont l'étendue même ne peut pas être très exactement fixée; nous ne saurions, d'ailleurs, affirmer que cette tempé- rature est tel nombre, à l'exclusion de tout autre nom- bre ; nous ne saurions déclarer, par exemple, que cette température est rigoureusement égale à 10** ; nous pouvons seulement affirmer que la différence entre cette température et 10° ne surpasse pas une certaine fraction de degré dépendant de la précision de nos méthodes thermométriques. DÉDUCTION .MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 217 Ainsi, tandis que les contours de Timage sont arrêtés par un trait d*une précise dureté, les con- tours de Tobjet sont flous, enveloppés, estompés. 11 est impossible de décrire le fait pratique sans atté- nuer, par remploi des mots à peu près, ce que chaque proposition a de trop déterminé ; au contraire, tous les éléments qui constituent le fait théorique sont défi- nis avec une rigoureuse exactitude. De là cette conséquence : Une infinité de faits théori- ques différents peuvent être pris pour traduction (Ttin même fait pratique. Dire, par exemple, dans Ténoncé du fait théorique, que telle ligne a une longueur de 1 centimètre, ou de 0<-'n,999, ou de 0^^,993, ou de \^^,QQ2, ou de 1<^"^,003, c'est formuler des propositions qui, pour le mathéma- ticien, sont essentiellement difl'érentes ; mais c'est ne rien changer au fait pratique dont le fait théorique est la traduction, si nos moyens de mesure ne nous per- mettent pas d'apprécier les longueurs inférieures au dixième de millimètre. Dire que la température d'un corps est 10°, ou 9° 99, ou 10° 01, c'est formuler trois faits théoriques incompatibles ; mais ces trois faits théoriques incompatibles correspondent à un seul et môme fait pratique, si la précision de notre thermo- mètre n'atteint pas au cinquantième degré. Un fait pratique ne se traduit donc pas par un fait théorique unique, mais par une sorte de faisceau qui comprend une infinité de faits théoriques différents ; chacun des éléments mathématiques qui se réunissent pour constituer un de ces faits peut varier d'un fait à l'autre ; mais la variation dont chacun de ces élé- ments est susceptible ne peut excéder une certaine 218 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE limite ; cette limite est celle de rerreur qui peut entacher la mesure de cet élément ; plus les méthodes de mesure sont parfaites, plus l'approximation qu'elles comportent est grande, plus cette limite est étroite ; mais elle ne resserre jamais au point de s'évanouir. § IL — Déductions mathématiques physiquement utiles on inutiles. Ces remarques sont bien simples ; elles sont fami- lières au physicien au point d'être banales ; elles n'en ont pas moins, pour le développement mathématique d'une théorie physique, de graves conséquences. Lorsque les données numériques d'un calcul sont fixées d'une manière précise, ce calcul, si long et si compliqué soit-il, fait également connaître l'exacte valeur numérique du résultat. Si l'on change la valeur des données, on change, en général, la valeur du résultat. Partant, lorsqu'on aura représenté les condi- tions d'une expérience par un fait théorique nettement défini, le développement mathématique représentera par un autre fait théorique nettement défini le résultat que doit fournir celte expérience; si l'on change le fait théorique qui traduit les conditions de l'expérience, le fait théorique qui en traduit le résultat changera éga- lement. Si, par exemple, dans la formule, déduite des hypothèses thermodynamiques, qui relie le point de fusion de la glace à la pression, nous remplaçons la lettre P, qui représente la pression, par un certain nombre, nous connaîtrons le nombre qu'il faut substi- tuer à la lettre ï, symbole de la température de fusion; si nous changeons la valeur numérique attribuée à DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 219 la pression, nous changerons aussi la valeur numérique du point de fusion. Or, selon ce que nous avons vu au § 1", si Ton se donne d'une manière concrète les conditions d'une expérience, on ne .pourra pas les traduire par un fait théorique déterminé sans ambiguïté; on devra leur faire correspondre tout un faisceau de faits théoriques, en nombre infini. Dès lors, les calculs du théoricien ne présageront pas le résultat de l'expérience sous forme d'un fait théorique unique, mais sous forme d'une infinité de faits théoriques différents. Pour traduire, par exemple, les conditions de notre expérience sur la fusion de la glace, nous ne pourrons pas substituer au symbole P de la pression une seule et unique valeur numérique, la valeur 10 atmosphères, par exemple ; si l'erreur que comporte l'emploi de notre manomètre a pour limite le dixième d'atmo- sphère, nous devrons supposer que P puisse prendre toutes les valeurs comprises entre 9*'™, 95 et 10*^™, 05. Naturellement, à chacune de ces valeurs de la pression, notre formule fera correspondre une valeur différente du point de fusion de la glace. Ainsi les conditions d'une expérience, données d'une manière concrète, se traduisent par un faisceau de faits théoriques ; à ce premier faisceau de faits théoriques, le développement mathématique de la théorie en fait correspondre un second, destiné à figurer le résultat de l'expérience. Ces derniers faits théoriques ne pourront nous ser- vir sous la forme même où nous les obtenons ; il nous les faudra traduire et mettre sous forme de faits prati- ques ; alors seulement nous connaîtrons vraiment le 220 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PIIYSIULE résultat que la théorie assigne à notre expérience. Nous ne devrons pas, par exemple, nous arrêter lorsque nous aurons tiré de notre formule thermodynamique diverses valeurs numériques de la lettre T ; il nous faudra chercher à quelles indications réellement obser- vables, lisibles sur Téchelle graduée de notre thermo- mètre, correspondent ces indications. Or, lorsque nous aurons fait cette nouvelle traduc- tion, inverse de celle qui nous occupait tout à Theure, ce thème, destiné à transformer les faits théoriques en faits pratiques, qu'aurons-nous obtenu? U pourra se faire que le faisceau de faits théoriques, en nombre infini, par lequel la déduction mathémati- que assigne à notre expérience le résultat qu'elle doit produire, nous fournisse, après traduction, non pas plusieurs faits pratiques différents, mais un seul et unique fait pratique. 11 pourra arriver, par exemple, que deux des valeurs numériques trouvées pour la lettre T ne diffèrent jamais d*un centième de degré, et que le centième degré marque la sensibilité limite de notre thermomètre ; en sorte que toutes ces valeurs théoriques différentes de T correspondent pratiquement à une seule et m^.me lecture sur Téchelle du thermo- mètre. Dans un semblable cas, la déduction mathémati- que aura atteint son but ; elle nous aura permis d'affir- mer qu'en vertu des hypothèses sur lesquelles repose la théorie, telle expérience, faite dans telles conditions pratiquement données, doit fournir tel résultat concret et observable; elle aura rendu possible la comparaison entre les conséquences de la théorie et les faits. Mais il n'en sera pas toujours ainsi. A la suite de la DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 221 déduction mathématique, une infinité de faits théori- ques se présentent comme conséquences possibles de notre expérience ; en traduisant ces faits théoriques en langage concret, il pourra se faire que nous obte- nions non plus un fait pratique unique, mais plu- sieurs faits pratiques que la sensibilité de nos instru- ments nous permettra de distinguer les uns des autres. 11 pourra se faire, par exemple, que les diver- ses valeurs numériques données par notre formule thermodynamique pour le point de fusion de la glace présentent de Tune à Tautre un écart atteignant un dixième de degré, ou même un degré, tandis que notre thermomètre nous permet d'apprécier le centième de degré. Dans ce cas, la déduction mathématique aura perdu son utilité ; les conditions d'une expérience étant pratiquement données, nous ne pourrons plus annoncer, d'une manière pratiquement déterminée, le résultat qui doit être observé. Une déduction mathématique, issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie, peut donc être utile ou oiseuse selon que des conditions pratiquement don- nées d'une expérience elle permet ou non de tirer la prévision pratiquement déterminée du résultat. Cette appréciation de l'utilité d'une déduction mathé- matique n'est pas toujours absolue; elle dépend du degré de sensibilité des appareils qui doivent servir à observer le résultat de l'expérience. Supposons, par exemple, qu'à une pression pratiquement donnée, notre formule thermodynamique fasse correspondre un fais- ceau de points de fusion de la glace; qu'entre deux de ces points de fusion, la différence surpasse parfois un centième de degré, mais qu'elle n'atteigne jamais un 222 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE dixième de degré ; la déduction mathématique qui a fourni cette formule sera réputée utile par le physicien dont le thermomètre apprécie seulement le dixième de degré, et inutile par le physicien dont Tinstniment décide [sûrement un écart de température d'un cen- tième de degré. On voit par là combien le jugement porté sur Tutilité d'un développement mathématique pourra varier d'une époque à l'autre, d'un laboratoire à l'autre, d'un physicien à l'autre, selon l'habileté des constructeurs, selon la perfection de l'outillage, selon l'usage auquel on destine les résultats de l'expé- rience. Cette appréciation peut dépendre aussi de la sensi- bilité des moyens de mesure qui servent à traduire en nombres les conditions pratiquement données de l'expé- rience. Reprenons la formule de thermodynamique qui nous a constamment servi d'exemple. Nous sommes en possession d'un thermomètre qui distingue avec cer- titude une différence de température d'un centième de degré ; pour que notre formule nous annonce, sans ambiguïté pratique, le point de fusion de la glace sous une pression donnée, il sera nécessaire et suffisant qu'elle nous fasse connaître au centième de degré près la valeur numérique de la lettre T. Or, si nous employons un manomètre grossier, inca- pable de distinguer dcbix pressions lorsque leur diffé- rence n'atteint pas dix atmosphères, il peut arriver qu'une pression pratiquement donnée corresponde, dans la formule, à des points de fusion s'écartant les uns des autres de plus d'un centième de degré ; tandis que si nous déterminions la pression avec un manomètre DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 223 plus sensible, discernant sûrement deux pressions qui diffèrent d'une atmosphère, la formule ferait corres- pondre à une pression donnée un point de fusion connu avec une approximation supérieure au centième de degré. Inutile lorsqu'on fait usage du premier mano- mètre, la formule deviendrait utile si Ton se servait du second. § III. — Exemple de déduction mathématique à tout jamais inutilisable. Dans le cas que nous venons de prendre pour exem- ple, nous avons augmenté la précision des procédés de mesure qui servaient à traduire en faits théoriques les conditions pratiquement données de Texpérience ; par là, nous avons resserré de plus en plus le faisceau de faits théoriques que cette traduction fait correspondre à un fait pratique unique ; en même temps, le faisceau de faits théoriques par lequel notre déduction mathé- matique représente le résultat annoncé de Texpérience s'est resserré, lui aussi ; il est devenu assez étroit pour que nos procédés de mesure lui fassent correspondre un fait pratique unique ; à ce moment, notre déduction mathématique est devenue utile. Il semble qu'il en doive toujours être ainsi. Si, comme donnée, on prend un fait théorique unique, la déduction mathématique lui fait correspondre un autre fait théorique unique ; dès lors, on est naturellement porté à formuler cette conclusion : Quelque délié que soit le faisceau de faits théoriques que Ton veuille obtenir comme résultat, la déduction mathématique pourra toujours lui assurer cette minceur, pourvu que 22 i LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Ton resserre suffisamment le faisceau de faits théori- ques qui représente les données. Si cette intuition atteignait la vérité, une déduction mathématique issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie physique ne pourrait jamais être inutile que d'une manière relative et provisoire ; quel- que délicats que soient les procédés destinés à mesurer les résultats d'une expérience, on pourrait toujours, en rendant assez précis et assez minutieux les moyens par lesquels on traduit en nombres les conditions de cette expérience, faire en sorte que, de conditions pratique- ment déterminées, notre déduction tire un résultat pratiquement unique. Unedéduclion, aujourd'hui inu- tile, deviendrait utile le jour où Ton accroîtrait nota- blement la sensibilité des instruments qui servent à apprécier les conditions de Texpérience. Le mathématicien moderne se tient fort en garde contre ces apparentes évidences qui, si souvent, ne sont que piperies. Celle que nous venons d'invoquer n'est qu'un leurre. On peut citer des cas où elle est en contradiction manifeste avec la vérité. Telle déduc- tion, à un fait théorique unique, pris comme donnée, fait correspondre, à titre de résultat, un fait théorique unique. Si la donnée est un faisceau de faits théori- ques, le résultat est un autre faisceau de faits théori- ques. Maison a beau resserrer indéfiniment le premier faisceau, le rendre aussi délié que possible, on n'est pas maître de diminuerautantque l'on veut l'écartement du second faisceau ; bien que le premier faisceau soit infi- niment étroit, les brins qui forment le second faisceau divergent et se séparent les uns des autres, sans que l'on puisse réduire leurs mutuels écarts au-dessous d'une DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 225 certaine limite. Une telle déduction mathématique est et restera toujours inutile au physicien ; quelque précis et minutieux que soient les instruments par lesquels les conditions de Texpérience seront traduites en nombres, toujours, à des conditions expérimentales pratiquement déterminées, cette déduction fera corres- pondre une infinité de résultats pratiques différents ; elle ne permettra plus d'annoncer d'avance ce qui doit arriver en des circonstances données. D'une telle déduction, à toutjamais inutile, les recher- ches de M. J. Hadamard nous fournissent un exemple bien saisissant ; il est emprunté à Tun des problèmes les plus simples qu'ait à traiter la moins compliquée des théories physiques, la Mécanique. Une masse matérielle glisse sur une surface ; aucune pesanteur, aucune force ne la sollicite ; aucun frotte- ment ne gêne son mouvement. Si la surface sur laquelle elle doit demeurer est un plan, elle décrit une ligne droite avec une vitesse uniforme ; si la surface est une sphère, elle décrit un arc de grand cercle, également avec une vitesse uniforme. Si notre point matériel se meut sur une surface quelconque, il décrit une ligne que les géomètres nomment une ligne géodésiqiie de la surface considérée. Lorsqu'on se donne la position ini- tiale de notre point matériel et la direction de sa vitesse initiale, la géodésique qu'il doit décrire est bien déterminée. Les recherches de M. Hadamard (i) ont porté, en par- ticulier, sur les géodésiques des surfaces à courbures (1) J. Hadamard : Les surfaces à courbures opposées et leurs lignes géodésiques. Journal de Mathématiques pures et appliquées, 5* série, t. IV, p. 27; 1898) 226 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE opposées, à connexions multiples, qui présentent des nappes infinies; sans nous attarder ici à définir géomé- triquement de semblables surfaces, bomons-nous à en donner un exemple. Imaginons le front d'un taureau, avec les éminences d'où partent les cornes et les oreilles, et les cols qui se creusent entre ces éminences ; mais allongeons sans limite ces cornes et ces oreilles, de telle façon qu'elles s'étendent à l'infini ; nous aurons une des surfaces que nous voulons étudier. Sur une telle surface, les géodésiques peuvent pré- senter bien des aspects différents. H est, d'abord, des géodésiques qui se ferment sur elles-mêmes. Il en est aussi qui, sans jamais repasser exactement par leur point de départ, ne s'en éloignent iamais infiniment ; les unes tournent sans cesse autour de la corne droite, les autres autour de la corne gauche, ou de l'oreille droite, ou de l'oreille gauche ; d'autres, plus compliquées, font alterner suivant certaines règles les tours qu'elles décrivent autour d'une corne avec les tours qu'elles décrivent autour de l'autre corne, ou de l'une des oreilles. Enfin, sur le front do notre taureau aux cornes et aux oreilles illimitées, il y aura des géo- désiques qui s'en iront à l'infini, les unes en gravissant la corne droite, les autres en gravissant la corne gauche, d'autres encore en suivant l'oreille droite ou l'oreille gauche. Malgré cette complication, si l'on connaît avec une entière exactitude la position initiale d'un point maté- riel sur ce front de taureau et la direction de la vitesse initiale, la ligne géodésique que ce point suivra dans son mouvement sera déterminée sans aucune ambiguïté. DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 227 On saura très certainement, en particulier, si le mobile doit demeurer toujours à distance finie ou s'il s'éloignera indéfiniment pour ne plus jamais revenir. II en sera tout autrement si les conditions initiales sont données non point mathématiquement, mais pra- tiquement ; la position initiale de notre point matériel sera non plus un point déterminé sur la surface, mais un point quelconque pris à Tintérieur d'une petite tache ; la direction de la vitesse initiale ne sera plus une droite définie sans ambiguïté, mais une quelconque des droites que comprend un étroit laisceau dont le contour de la petite tache forme le lien; à nos données initiales pratiquement déterminées correspondra pour le géo- mètre une infinie multiplicité de données initiales différentes. Imaginons que certaines de ces données géométriques correspondent à une ligne géodésique qui ne s'éloigne pas à l'infini, par exemple, à une ligne géodésique qui tourne sans cesse autour de la corne droite. La Géomé- trie nous permet d'affirmer ceci : Parmi les données mathématiques innombrables qui correspondent aux mêmes données pratiques, il en est qui déterminent une géodésique s'éloignant indéfiniment de son point de départ; après avoir tourné un certain nombre de fois autour de la corne droite, cette géodésique s'en ira à 1 infini soit sur la corne droite, soit sur la corne gauche, soit sur l'oreille droite, soit sur Toreille gauche. Il y a plus; malgré les limites étroites qui resserrent les don- nées géométriques capables de représenter nos données pratiques, on peut toujours prendre ces données géo- métriques de telle sorte que la géodésique s'éloigne sur celle des nappes infinies que Ton aura choisie d'avance. 228 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE On aura beau augmenter la précision avec laquelle sont déterminées les données pratiques, rendre plus petite la tache où se trouve la position initiale du point matériel, resserrer le faisceau qui comprend la direc- tion initiale de la vitesse, jamais la géodésique qui demeure à distance finie en tournant sans cesse autour de la corne droite ne pourra être débarrassée de ces compagnes infidèles qui, après avoir tourné comme elle autour de la même corne, s'écarteront indéBniment: Le seul eiïct de cette plus grande précision dans la fixation des données initiales sera d'obliger ces géodé- siques à décrire un plus grand nombre de tours embras- sant la corne droite avant de produire leur branche infinie ; mais cette branche infinie ne pourra jamais être supprimée. Si donc un point matériel est lancé sur la surface étudiée à partir d'une position géométriquement don- née, avec une vitesse géométriquement donnée, la dé- duction mathématique peut déterminer la trajectoire de ce point et dire si cette trajectoire s'éloigne ou non à l'infini. Mais, pour le physicien, cette déduction est à tout jamais inutilisable. Lorsqu'on efîet les données ne sont plus connues géométriquement, mais sont déterminées par des procédés physiques, si précis qu'on les suppose, la question posée demeure et demeurera toujours sans réponse. § IV. — Les maihémaliques de Va peu près. L'exemple que nous venons d'analyser nous est fourni , avons-nous dit, par l'un des problèmes les plus simples qu'ait à traiter la Mécanique, c'est-à-dire la moins DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 229 complexo des théories physiques. Cette simplicité extrême a permis à M. Hadamard de pénétrer dans l'étude du problème assez avant pour mettre à nu Tinu- tilité physique absolue, irrémédiable, de certaines déductions mathématiques. Cette décevante conclusion ne se rencontrerait-elle pas dans une foule d'autres problèmes plus compliqués, s'il était possible d'en analyser d'assez près la solution? La réponse à cette question ne parait guère douteuse ; les progrès des sciences mathématiques nous prouveront sans doute qu'une foule de problèmes, bien définis pour le géo- mètre, perdent tout sens pour le physicien. En voici un (1), qui est bien célèbre, et dont le rap- prochement s'impose avec celui qu'a traité M. Hada- mard. Pourétudierlcsmouvements des astres qui composent le système solaire, les géomètres remplacent tous ces astres : soleil, planètes grosses ou petites, satellites, par des points matériels ; ils supposent que ces points s'attirent deux à deux proportionnellement au produit des masses du couple et en raison inverse du carré de la distance qui en sépare les deux éléments. L*étude du mouvement d'un semblable système est un problème beaucoup plus compliqué que celui dont nous avons parlé aux pages précédentes; il est célèbre dans la science sous le nom de problème des n corps; lors môme que le nombre des corps soumis à leurs actions mutuelles est réduit à 3, le problème des trois corps demeure pour les géomètres une redoutable énigme. Néanmoins, si l'on connaît à un instant donné, avec (i J. IIadamahd : Loc. cit.. p. 71, 230 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE une précision mathématique, la position et la vitesse • de chacun des astres qui composent le système, on peut affirmer que chaque astre suit, à partir de cet instant, une trajectoire parfaitement définie ; la déter- mination effective de cette trajectoire peut opposer aux eflTorts des géomètres des obstacles qui sont loin d'être levés ; il est permis, toutefois, de supposer qu'un jour viendra où ces obstacles seront renversés. Dès lors, le géomètre peut se poser la question sui- vante : Les positions et les vitesses des astres qui com- posent le système solaire étant ce qu'elles sont aujour- d'hui, ces astres continueront-ils tous et indéfiniment à tourner autour du soleil ? N'arrivera-t-îl pas au con- traire qu'un de ces astres finisse par s'écarter de l'es- saim de ses comparons pour aller se perdre dans l'immensité? Cette question constitue le problème de la stabilité du système solaire, que Laplace avait cru résoudre, dont les eflTorts des géomètres modernes et, en particulier, de M. Poincaré, ont surtout montré l'extrême difficulté. Pour le mathématicien, le problème de la stabilité du système solaire a assurément un sens, car les posi- tions initiales des astres et leurs vitesses initiales sont, pour lui, des éléments connus avec une précision mathé- matique. Mais, pour l'astronome, ces éléments ne sont déterminés que par des procédés physiques ; ces pro- cédés comportent des erreurs que les perfectionnements apportés aux instruments et aux méthodes d*obser- vation réduisent de plus en plus, mais qu'ils n'annu- leront jamais. Il se pourrait, dès lors, que le problème de la stabilité du système solaire fût, pour l'astronome une question dénuée de tout sens ; les données pra- DÉDUCTION MATHÉMATIQUE ET THÉORIE PHYSIQUE 231 tiques qu'il fournit au géomètre équivalent, pour celui-ci, à une infinité de données théoriques voisines les unes des autres, mais cependant distinctes ; peut- être, parmi ces données, en est-il qui maintiendraient éternellement tous les astres à distance finie, tandis que d'autres rejetteraient quelqu'un des corps célestes dans l'immensité. Si une telle circonstance, analogue à celle qui s'est offerte dans le problème traité par M. Hada- mard, se présentait ici, toute déduction mathématique relative à la stabilité du système solaire serait, pour le physicien, une déduction à tout jamais inutilisable. On ne peut parcourir les nombreuses et difficiles déductions de la Mécanique céleste et de la Physique mathématique, sans redouter, pour beaucoup de ces déductions, une condamnation à l'éternelle stérilité. En effet, une déduction mathématique n'est pas utile au physicien tant qu'elle se borne à affirmer que telle proposition, rigoureusement vraie, a pour conséquence l'exactitude rigoureuse de telle autre proposition. Pour être utile au physicien, il lui faut encore prouver que la seconde proposition reste à peu près exacte lorsque la première est seulement à peu près vraie. Et cela ne suffit pas encore; il lui faut délimiter l'amplitude de ces deux à peu près ; il lui faut fixer les bornes de Terreur qui peut être commise sur le résultat, lorsque Ton connaît le degré de précision des méthodes qui ont servi à mesurer les données ; il lui faut définir le degré d'incertitude que Ton pourra accorder aux données, lorsqu'on voudra connaître le résultat avec une approxi- mation déterminée. Telles sont les conditions rigoureuses que l'on est tenu d'imposer à la déduction mathématique si l'on 232 LA STRUCTURE DE LA THÉORrC PHYSIQUE veut que cette langue, d'une précision absolue, puisse traduire, sans le trahir, le langage du physicien ; car les ternies de ce dernier langage sont et seront toujours vagues-et imprécis, comme les perceptions qu'ils doivent exprimer. A ces conditions, mais à ces conditions seu- lement, on aura une représentation mathématique de Va peu près. Mais qu'on ne s'y trompe pas ; ces Mathématiques de rà peu près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière des Mathématiques ; elles en sont, au con- traire, une forme plus complète, plus raffinée ; elles exigent la solution de problèmes parfois fort difficiles, parfois même transcendants aux méthodes dont dispose l'Algèbre actuelle. CHAPITRE \\ l'expérience de physique (1) § I. — Une expérience de Physique nest pas simplement l'observation d'un phénomène ; elle est, en outre, l'inter- prétation théorique de ce phénomène. Le but de toute théorie physique est la représenta- tion des lois expérimentales ; les mots vérité, certi- tude, n'ont, au sujet d'une telle théorie, qu'une seule signification ; ils expriment la concordance entre les conclusions de la théorie et les règles établies par les observateurs. Nous ne saurions donc pousser plus avant la critique de la théorie physique, si nous n'ana- lysions l'exacte nature des lois énoncées par les expé- rimentateurs, si nous ne marquions avec précision de quel genre de certitude elles sont susceptibles. D'ail- leurs, la loi de Physique n'est que le résumé d'une infinité d'expériences qui ont été faites ou qui pour- (1) Ce chapitre et les deux suivants sont consacrés à l'analyse de la méthode expérimentale telle «jue l'emploie le physicien ; à ce sujet, nous demandons au lecteur la permission de fixer quelques dates. Nous pensons avoir le premier formulé cette analyse en un article intitulé : Quelques l'é flexions au sujet delà Physique expéri- mentale (Revue des Questions scientifiques, deuxième série, t. 111,1894). M. G. Milhaud prit l'exposé d'nne partie de ces idées pour sujet de son cours en 189.>96 ; il publia, en nous citant d'ailleurs, un résumé de ses leçons sous ce titre : La Science rationnelle (Revue de Métap/i;/- siqne et de Morale, 4" année, 1896, p. 290. — Le Rationnel, Paris, 1898». La même analyse de la méthode expérimentale a été adoptée par M. Edouard Le Roy, au 2» article de son écrit : Science ef PInloso- 23i LA STRLCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ront être réalisées. Nous sommes donc naturellement amenés à nous poser cette question : Qu'est-ce, au juste, qu'une expérience de Physique? Cette question étonnera sans doute plus d'un lecteur; est-il besoin de la poser, et la réponse n'est-elle pas évidente? Produire un phénomène physique dans des conditions telles qu'on puisse l'observer exactement et minutieusement, au moyen d'instruments appropriés, n'est-ce pas l'opération que tout le monde désigne par ces mots : Faire une expérience de Physique ? Entrez dans ce laboratoire; approchez-vous de cette table qu'encombrent une foule d'appareils, une pile élec- trique, des llls de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un barreau de fer qui porte un miroir; un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d'une fiche dont la tête est en ébonite; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïde une bande lumi- neuse dont l'observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une expérience ; au moyen du va-et- vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu'il fait ; va-t-il vous répondre : « J'étudie les oscillations du barreau de phie [Revue de Métaphysique et de Morale^ !• année, 1899, p. 503) el dans un autre écrit intitulé : La Science positive et les philosophies de la liberté {Congi-ès international de Philosophie tenu à Paris en 1900. Bibliothèque du Congrès, 1. Philosophie générale el Métaphysique^ p. 313). M. E. Wilbois admet également une doctrine analogue en son article : La méthode des Sciences physiques {Revue de Métaphysique el de Morale, "ï* année, 1899, p. 019). De celte analyse de la méthode expérimentale employée en Physique, les divers auteurs que nous venons de citer tirent parfois des conclusions qui excèdent les bornes de la Physique; nous ne les .suivrons pas jusque-là et nous nous tien- drons Ciinstaniment dans les limites de la science physique. l'expérience de physiqce 235 fer qui porte ce miroir » ? Non, il vous répondra qu'il mesure la résistance électrique d'une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quel sens ont ces mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu'il a constatés, que vous avez constatés en même temps que lui, il vous répondra que votre question néces- siterait de trop longues explications et vous enverra suivre un cours d'électricité. C'est qu'en effet l'expérience que vous avez vu faire, comme toute expérience de Physique, comporte deux parties. Elle consiste, en premier lieu, dans l'observa- tion de certains faits; pour faire cette observation, il suffit d'être attentif et d'avoir les sens suffisamment déliés ; il n'est pas nécessaire de savoir la Physique; le directeur du laboratoire y peut être moins habile que le garçon. Elle consiste, en second lieu, dans Vinter- prétation des faits observés ; pour pouvoir faire cette interprétation, il ne suffit pas d'avoir l'attention en éveil et l'œil exercé ; il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer; il faut être physicien. Tout homme peut, s'il voit clair, suivre les mouvements d'une tache lumineuse sur une règle transparente, voir si elle marche à droite ou è gauche, si elle s'ar- rête en tel ou tel point ; il n'a pas besoin pour cela d'être grand clerc ; mais s'il ignore l'Electrodynamique, il ne pourra achever l'expérience, il ne pourra mesu- rer la résistance de la bobine. Prenons un autre exemple : Regnault étudie la compressibilité des gaz ; il prend une certaine quantité de gaz ; il l'enferme dans un tube de verre ; il main- tient la température constante; il mesure la pres- sion que supporte le gaz et le volume qu'il occupe. 236 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Voilà, dira-t-on, Tobservation minutieuse et précise de certains phénomènes, de certains faits. Assurément, entre les mains et sous les yeux de Regnault, entre les mains et sous les yeux de ses aides, des faits concrets se sont produits; est-ce le récit de ces faits que Regnault a consignés pour contribuer à l'avancement de la Physique? Non. Dans un viseur Regnault a vu rimage d'une certaine surface de mercure affleurer à un certain trait; est-ce là ce qu'il a inscrit dans la relation de ses expériences? Non; il a inscrit que le gaz occupait un volume ayant telle valeur. Un aide a élevé et abaissé la lunette d'un cathétomètre jusqu'à ce que l'image d'un autre niveau de mercure vînt affleurer au fil d'un réticule ; il a alors observé la dis- position de certains traits sur la règle et sur le ver- nier du cathétomètre ; est-ce là ce que nous trouvons dans le Mémoire de Regnault? Non; nous y lisons que la pression supportée par le gaz avait telle valeur. Un autre aide a vu, dans le thermomètre, le liquide oscil- ler entre deux certains traits; est-ce là ce qui a été consigné ? Non ; on a marqué que la température du gaz avait varié entre tel et tel degré. Or, qu'est-ce que la valeur du volume occupé par le gaz, qu'est-ce que la valeur de la pression qu'il sup- porte, qu'est-ce que le degré de la température à laquelle il est porté? Sont-oe trois objets concrets? Non; ce sont trois symboles abstraits que, seule, la théorie physique relie aux faits réellement observés. Pour former la première de ces abstractions, la valeur du volume occupé par le gaz, et la faire cor- respondre au fait observé, c'est à-dire à l'affleure- ment du mercure en un certain trait, il a fallu jauger l'expérience de physique 237 le tube, c'est-à-dire faire appel non seulement aux notions abstraites de TArithmétique et de la Géomé- trie, aux principes abstraits sur lesquels reposent ces sciences, mais encore à la notion abstraite de masse, aux hypothèses de Mécanique générale et de Mécani- que céleste qui justifient l'emploi de la balance pour la comparaison des masses ; il a fallu connaître le poids spécifique du mercure à la température où s'est fait ce jaugeage et, pour cela, connaître ce poids spé- cifique à 0°, ce qui ne se peut faire sans invoquer les lois de l'Hydrostatique ; connaître la loi de la dilata- tion du mercure, qui se détermine au moyen d'un appa- reil où figure une lunette, où, par conséquent, cer- taines lois de l'Optique sont supposées ; en sorte que la connaissance d'une foule de chapitres de la Physi- que précède nécessairement la formation de cette idée abstraite : Le volume occupé par le gaz. Plus complexe de beaucoup, plus étroitement liée aux théories les plus profondes de la Physique, est la genèse de cette autre idée abstraite : La valeur de la pression supportée par le gaz. Pour la définir, pour l'évaluer, il a fallu user des notions si délicates, si dif- ficiles à acquérir, de pression, de force de liaison; il a fallu appeler en aide la formule du nivellement barométrique donnée par Laplace, formule qui se tire des lois de l'Hydrostatique ; il a fallu faire intervenir la loi de compressibilité du mercure, dont la déter- mination se relie aux questions les plus délicates et les plus controversées de la théorie de l'élasticité. Ainsi, lorsque Regnault faisait une expérience, il avait des faits devant les yeux, il observait des phé- nomènes ; mais ce qu'il nous a transmis de cette expé- 1 238 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE rience, ce n'est pas le récit des faits observés ; ce sont des symboles abstraits que les théories admises lui ont permis de substituer aux documents concrets qu'il avait recueillis. Ce que Regnault a fait, c'est ce que fait nécessaire- ment tout physicien expérimentateur; voilà pour- quoi nous pouvons énoncer ce principe, dont la suite de cet écrit développera les conséquences : Une expérience de Physique est l'observation (.rv- cise cTun groupe de phénomineSy accompagnée de Tin- TERPRÉTATiON de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrHes réellement recueillies par r observation des représentations abstraites et symboli- ques qui leur correspondent en vertu des théories que r observateur admet. § 11. — Le résultat (Tune expérience de Physique est un juge- ment abstrait et^symbolique. Les caractères qui distinguent si nettement l'expé- rience de Physique de l'expérience vulgaire, en intro- duisant dans la première, à titre d'élément essentiel, l'interprétation théorique qui est exclue de la der- nière, marquent également les résultats auxquels abou- tissent ces deux sortes d'expérience. Le résultat de l'expérience vulgaire est la constata- tion d'une relation entre divers faits concrets; tel fait ayant été artificiellement produit, lel autre fait en est résulté. Par exemple, on a dr^capité une grenouille; on a piqué la jambe gauche de cet animal avec une aiguille ; la jambe droite s'est agitée et s'est efforcée l'expérience de physique 239 d'écarter raiguille ; voilà le résultat d'une expérience de Physiologie ; c'est un récit de faits concrets, obvies; pour comprendre ce récit, il n'est pas nécessaire de savoir un mot de Physiologie. Le résultat des opérations auxquelles se livre un physicien expérimentateur n'est point du tout la con- statation d'un groupe de faits concrets ; c'est Ténoncé d'un jugement reliant entre elles certaines notions abstraites, symboliques, dont les théories seules établis- sent la correspondance avec les faits réellement obser- vés. Cette vérité saute aux yeux de quiconque réflé- chit. Ouvrez un mémoire quelconque de Physique expérimentale et lisez-en les conclusions; ces con- clusions ne sont nullement l'exposition pure et sim- ple de certains phénomènes ; ce sont des énoncés abstraits auxquels vous ne pouvez attacher aucun sens, si vous ne connaissez pas les théories physiques admises par Tauteur. Vous y lisez, par exemple, que la force électromolrice de telle pile à gaz augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d'atmosphères. Que signifie cet énoncé ? On ne peut lui attribuer aucun sens sans recourir aux théo- ries les plus variées, comme les plus élevées de la Physique. Nous avons dit, déjà, que la pression était un symbole quantitatif introduit par la Mécanique rationnelle, et un des plus subtils dont cette science ait à traiter. Pour comprendre la signification du mot force (HeclromotricCy il faut faire appel à la théorie électrocinétique fondée par Ohm et par Kirchhofl*. Le volt est l'unité de force électromo- trice dans le système électromagnétique pratique d'unités; la définition de cette unité se tire des équa- 240 LA STRLCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE lions de l'Electromagnétisme et de rinduction établies par Ampère, par F.-E. Neumann, par W. Weber. Pas un des mots qui servent à énoncer le résultat d'une telle expérience n'exprime directement un objet visible et tangible ; chacun d'eux a un sens abstrait et symbolique; ce sens n'est relié aux réalités concrètes que par des intermédiaires théoriques longs et com- pliqués. Insistons sur ces remarques si importantes à la claire intelligence de la Physique et, cependant, si souvent méconnues. En l'énoncé d'un résultat d'expérience semblable à celui que nous venons de rappeler, celui qui ignore la Physique, et pour lequel un semblable énoncé dennoure lettre morte, pourrait être tenté de voir un simple exposé, en un langage technique, insaisissable aux profanes, mais clair aux initiés, des faits que l'expéri- mentateur a observés. Ce serait une erreur. Je suis sur un voilier. J'entends l'officier de quart lancer ce commandement : « Au bras et boulines partout, brassez! » Etranger aux choses de la marine, je ne comprends pas ces paroles ; mais je vois les hommes de l'équipage courir à des postes assignés d'avance, saisir des cordes déterminées et hàler en mesure sur ces cordes. Les mots que rofficLer a pro- noncés désignent, pour eux, des objets concrets bien déterminés, éveillent en leur esprit l'idée d'une manœuvre connue à accomplir. Tel est, pour l'initié, l'efTet du langage technique. Tout autre est le langage du physicien. Supposons que, devant un physicien, on prononce cette phrase : Si l'on fait croître la pression de tant d'atmosphères. l'expérience de piiysiqle 241 on augmente de tant de volts la force électromotrice de lelle pile. 11 est bien vrai que l'initié, que celui qui connaît les théories de la Physique, peut traduire cet énoncé en faits, peut iréaliser l'expérience dont le résultat est ainsi exprimé ; mais, chose remarquable, il peut la réaliser d'une infinité de manières diffé- rentes. Il peut exercer la pression en versant du mer- cure dans un tube, en faisant monter un réservoir plein de liquide, en manœuvrant une presse hydrau- lique, en enfonçant dans Teau un piston à vis. Il peut mesurer cette pression avec un manomètre à air libre, avec un manomètre à air comprimé, avec un mano- mètre métallique. Pour apprécier la variation de la force électromotrice, il pourra employer successive- ment tous les types connus d'électromètres, de galva- nomètres, d'électrodynamomètres, de voltmètres; cha- que nouvelle disposition d'appareils lui fournira des faits nouveaux à constater; il pourra employer des dis- positions d'appareils que le premier auteur de l'expé- rience n'aura pas soupçonnées et voir des phénomènes que cet auteur n'aura jamais vus. Cependant, toutes ces manipulations, si diverses qu'un profane n'aperce- vrait entre elles aucune analogie, ne sont pas vrai- ment des expériences différentes; ce sont seulement des formes différentes d'une même expérience ; les faits qui se sont réellement produits ont été aussi dis- semblables que possible ; cependant la constatation de ces faits s'exprime par cet unique énoncé : la force électromotrice de telle pile augmente de tant de volts lorsque la pression augmente de tant d'atmosphères. Il est donc clair que le langage par lequel un physicien exprime les résultats de ses expériences 10 242 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE n'est pas un langage technique semblable à celui qu'emploient les divers arts et les divers métiers ; il ressemble au langage technique en ce que l'initié le peut traduire en faits ; mais il en diffère en ce qu'une phrase donnée d'un langage technique exprime une opération déterminée accomplie sur des objets concrets bien définis, tandis qu'une phrase du langage physique peut se traduire en faits d'une iniinité de manières différentes. A ceux qui insistent, avec M. Le Roy, sur la part considérable de l'interprétation théorique dans l'énoncé d'un fait d'expérience, M. H. Poincaré (1) a opposé l'opinion même que nous combattons en ce moment; selon lui, la théorie physique serait un simple voca- bulaire permettant de traduire les faits concrets en une langue conventionnelle simple et commode. « Le fait scientifique, dit-il (2), n'est que le fait bnit énoncé dans un langage commode. » Et encore (3) : « Tout ce que crée le savant dans un fait, c'est le lan- gage dans lequel il l'énonce. » « Quand j'observe un galvanomètre (4), si je demande à un visiteur ignorant : le courant passe-t-il? il va regarder le fil pour tâcher d'y voir passer quel- que chose. Mais si je pose la même question à mon aide qui comprend ma langue, il saura que cela veut dire : le spot (5) se déplace-t-il ? et il regardera sur l'échelle. >> (1) H. PoiNCAHK : Sur la valeur objective des tfiéories physiquti (Hevue lie Métaphi/skjne et de Morale, 10* année, 1902, p. 263). [2] H. PoiNCAHÉ : Loc. sit., p. 272. (3) H. Poii^CARÉ : Loc. cit., p. 273. (4) H. PoiNCAHÉ : Loc. cit., p. 270. (5) On nomme ainsi la tache lumineuse qu'un miroir, fixé à l'aimanl du galvanomètre, renvoie sur une règle divisée transparente. l.*EXPÉRiENCE DE PHYSIQUE 243 « Quelle différence y a-t-il alors entre Ténoncé d'un fait brut et Ténoncé d'un fait scientifique? H y a la même différence qu^entre l'énoncé d'un fait brut dans la langue française et l'énoncé du même fait dans la langue allemande. L'énoncé scientifique est la traduc- tion de l'énoncé brut dans un langage qui se distingue surtout du français vulgaire ou de l'allemand vulgaire, parce qu'il est parlé par un bien moins grand nombre de personnes. » 11 n'est pas exact que ces mots : « Le courant passe » soient une simple manière conventionnelle d'expri- mer ce fait : Le barreau aimanté de tel galvanomè- tre est dévié. En eiïet, à cette question : « Le cou- rant passe-t-il? » mon aide pourra fort bien répondre : « Le courant passe, et cependant l'aimant n'est pas dévié ; le galvanomètre présente quelque défaut, h Pourquoi, malgré l'absence d'indication du galva- nomètre, affirme-t-il que le courant passe ? Parce qu'il a constaté qu'en un voltamètre, placé sur le même circuit que le galvanomètre, des bulles de gaz se dégageaient; ou bien qu'une lampe à incandescence, intercalée sur le même fil, brillait; ou bien qu'une bobine sur laquelle ce fil est enroulé s'échauffait; ou bien qu'une rupture du conducteur était accompagnée d'étincelles ; et parce qu'en vertu des théories admises chacun de ces faits doit, lui aussi, comme la déviation du galvanomètre, se traduire par ces mots : « Le courant passe. )) Cet assemblage de mots n'exprime donc pas, en un langage technique et conventionnel, un certain fait concret ; formule symbolique, il n'a aucun sens pour celui qui ignore les théories physiques; mais, pour celui qui connaît ces théories, il peut se traduire en 244 LA STRLXTCRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE faits concrets d'une infinité de manières différentes, parce que tous ces faits disparates admettent la même interprétation théorique. M. H. Poincaré sait (1) que Ton peut faire cette objection à la doctrine qu'il soutient ; voici comment il l'expose (2) et comment il y répond : « N'allons pas trop vite, cependant. Pour mesurer un courant, je puis me servir d'un très grand nombre de types de galvanomètres ou encore d'un électro- dynamomètre. Et alors quand je dirai : il règne dans ce circuit un courant de tant d'ampères, cela voudra dire : si j'adapte à ce circuit tel galvanomètre, je ver- rai le spot venir à la division a ; mais cela voudra dire également : si j'adapte à ce circuit tel électrodynamo- mètre, je verrai le spot venir à la division b. Et cela voudra dire encore beaucoup d'autres choses, car le courant peut se manifester non seulement par des effets mécaniques, mais par des effets chimiques, ther- miques, lumineux, etc. » 84o ; il aurait pu dire tout aussi légitimement que cette augmentation de pression fait croître cette force électromotrice de 0'®'^0844 ou encore qu'elle la fait croître de 0*"'^,084G. Comment ces diverses propo- sitions peuvent-elles être équivalentes pour le physi- cien? Car, pour le mathématicien, elles se contredisent Tune Tautre; si un nombre est 843, il n'est et ne peut être ni 844, ni 846. Voici ce que le physicien entend affirmer en décla- rant que ces trois jugements sont identiques à ses yeux : Acceptant la valeur 0*" \0845 pour diminution de la force électromotrice, il calcule, au moyen de théories admises, la déviation qu'éprouvera Taiguille de son galvanomètre lorsqu'il lancera dans Tinstrii- ment le courant fourni par cette pile ; c'est là, en effet, le phénomène que ses sens devront observer ; il trouve que cette déviation prendra une certaine valeur. 1 L^EXPÉRIENCE DE PHYSrQUE 247 S'il répMe le même calcul en attribuant à la diminution de force électromotrice de la pile la valeur O'^^^^^OSii ou bien la valeur O'^^^SOSie, il trouvera d'autres valeurs pour la déviation de Taimant ; mais les trois déviations ainsi calculées différeront trop peu pour que la vue puisse les discerner Tune de l'autre. Voilà pourquoi le physicien confondra entre elles ces trois évaluations de la diminution de la force électromotrice O'^^'^jOSiS, 0*«»S0844, 0^<>»S0846, tandis que le mathématicien les regarderait comme incompatibles. Entre le fait théorique, précis et rigoureux, et le fait pratique, aux contours vagues et indécis comme tout ce que nous révèlent nos perceptions, il ne peut y avoir adéquation ; voilà pourquoi un même fait pra- tique peut correspondre à une infinité de faits théori- ques. Nous avons insisté, au Chapitre précédent, sur cette disparité et ses conséquences, assez pour n'avoir plus à y revenir au présent Chapitre. Un fait théorique unique peut donc se traduire par une infinité de faits pratiques disparates; un fait pra- tique unique correspond à une infinité de faits théori- ques incompatibles ; cette double constatation fait éclater aux yeux la vérité que nous voulions mettre en évidence : Entre les phénomènes réellement con- statés au cours d'une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s'intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique. 248 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE § III. — VhUerpré lotion théorique des phénomènes rend seule possible V usage des instruments. L'importance de cette opération intellectuelle, par laquelle les phénomènes réellement observés par le physicien sont interprétés selon les théories admises, ne se marque pas seulement en la forme prise par le résultat de l'expérience ; elle se manifeste également par les moyens qu'emploie l'expérimentateur. Il serait, en effet, impossible d'user des instruments que l'on trouve dans les laboratoires de Physique, si l'on ne substituait aux objets concrets qui composent ces instruments une représentation abstraite et schéma- tique qui donne prise au raisonnement mathématique ; si l'on ne soumettait cette combinaison d'abstractions à des déductions et à des calculs qui impliquent adhé- sion aux théories. Au premier abord, cette affirmation étonnera peut- être le lecteur. Une foule de gens emploient la loupe, qui est un instrument de Physique; cependant, pour en faire usage, ils n'ont nul besoin de remplacer ce morceau de verre bombé, poli-, brillant, pesant, enchâssé dans le cuivre ou dans la corne, par l'ensemble de deux sur- faces sphériques limitant un milieu doué d'un certain^ indice de réfraction, bien que cet ensemble seul soit accessible aux raisonnements de la Dioptrique ; ils n'ont aucun besoin d'avoir étudié la Dioptrique, de con- naître la théorie de la loupe. II leur a suffi de regar- der un mOme objet d'abord à l'œil nu, puis avec la loupe, pour constater que cet objet gardait le même l'expérience de physique 249 aspect dans les deux cas, mais qu'ir paraissait, dans le second, plus grand que dans le premier ; dès lors, si la loupe leur fait voir un objet que Tœil nu ne perce- vait pas, une généralisation toute spontanée, jaillie du sens commun, leur permet d'affirmer que cet objet a été grossi par la loupe au point d'être rendu visible, mais qu'il n'a été ni créé, ni déformé par la lentille de verre. Les jugements spontanés du sens commun suffisent ainsi à justifier l'emploi qu'ils font de la loupe au cours de leurs observations ; les résultats de ces observations ne dépendront en aucune façon des théories de la Dioptrique. L'exemple choisi est emprunté à l'un des instru- ments les plus simples et les plus grossiers de la Phy^ sique; néanmoins, est-il bien vrai que l'on puisse user de cet instrument sans faire aucun appel aux théories de la Dioptrique ? Les objets vus à la loupe paraissent cernés des couleurs de l'arc-en-ciel ; n'est-ce pas la théorie de la dispersion qui nous apprend à regarder ces couleurs comme créées par l'instrument, à en faire abstraction lorsque nous décrivons Tobjet observé? Et combien cette remarque devient plus grave s'il s'agit non plus d'une simple loupe, mais d'un microscope puissant! A quelles singulières erreurs on s'exposerait parfois si l'on attribuait naïvement aux objets observés la forme et la couleur que l'instru- ment nous révèle; si une discussion, tirée des théories optiques, ne nous permettait de faire la part des appa- rences et la part des réalités ! Cependant, avec ce microscope destiné à la descrip- tion purement qualitative d'objets concrets très petits, nous sommes encore bien loin des instruments qu'em- 250 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ploie le physicien ; les expériences combinées au moyen de ces instruments ne doivent pas aboutir à un récit de faits réels, aune description d'objets concrets, mais à une évaluation numérique de certains symboles créés par les théories. Voici, par exemple, l'instrument qu'on appelle une boussole des tangentes. Sur un cadre circulaire s'enroule un fil de cuivre entouré de soie ; au centre du cadre, un petit barreau d'acier aimanté est suspendu par un fil de cocon; une aiguille d'aluminium, portée par ce barreau, se meut sur un cercle divisé en degrés et permet de repérer avec précision l'orientation du bar- reau. Si les deux extrémités du fil de cuivre sont mises en relation avec les pôles d'une pile, Taimant subit une déviation que nous pouvons lire sur le cercle divisé ; elle est, par exemple, de 30''. La simple constatation de ce fait n'implique aucune adhésion aux théories physiques ; mais elle ne suffit pas non plus à constituer une expérience de Physique ; le physicien, en effet, n« se propose pas de connaître la déviation éprouvée par l'aimant, mais bien de mesurer l'intensité du courant qui traverse le fil de cuivre. Or, pour calculer la valeur de cette intensité d'après la valeur, 30°, de la déviation observée, il faut repor- ter celte dernière valeur dans une certaine formule* Cette formule est une conséquence des lois de l'Élec- tromagnétisme ; pour qui ne regarderait pas comme exacte la théorie électromagnétique de Laplace et d'Ampère, l'emploi de cette formule, le calcul qui doit faire connaître l'intensité du courant, seraient de véri- tables non-sens. l'expérience de physique 251 Cette formule s'applique à toutes les boussoles des tangentes possibles, h toutes les déviations, à toutes les intensités de courant; pour en tirer la valeur de Tintensité particulière qu'il s'agit de mcteurer, il faut la spécialiser, non seulement en y introduisant la valeur particulière de la déviation, 30°, qui vient d'être observée, mais encore en l'appliquant non pas à n'im- porte quelle boussole des tangentes, mais h la bous- sole particulière qui a été employée. Comment se fait cette spécialisation? Certaines lettres figurent, dans la formule, les constantes caractéristiques de l'instru- ment : le rayon du fil circulaire que traverse le courant, le moment magnétique de l'aimant, la grandeur et la direction du champ magnétique au lieu où se trouve rinstrument ; ces lettres, on les remplace parles valeurs numériques qui conviennent à l'instrument employé et au laboratoire où il se trouve. Or, cette façon d'exprimer que nous nous sommes seFvis de tel instrument, que nous avons opéré dans tel laboratoire, que suppose-t-elle? Elle suppose qu'au fil de cuivre d'une certaine grosseur où nous avons lancé le courant, nous substituions une circonférence de cercle, ligne géométrique sans épaisseur, entiè- rement définie par son rayon ; qu'à la pièce d'acîer aimantée d'une certaine grandeur, d'une certaine forme, pendue à un fil de cocon, nous substituions un axe magnétique hoiizontal infiniment petit, mobile, sans frottement, autour d'un axe vertical et doué d'un certain moment magnétique; qu'au laboratoire où l'expérience s'est faite nous substituions un certain espace entiè- Tement défini par un champ magnétique qui a une cer- taine direction et une certaine intensité. 252 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PIIVRIQUE Ainsi, tant qu'il s'est agi seulement de lire la dévia- tion de Taimant, nous avons touché et regardé un cer- tain assemblage de cuivre, d'acier, d'aluminium, de verre, de soie, reposant, par trois vis calantes, sur une certaine console d'un certain laboratoire sis à la Faculté des Sciences de Bordeaux, au rez-de-chaussée; mais ce laboratoire où le visiteur ignorant de la Phy- sique peut entrer, cet instrument que Ton peut exa- miner sans connaître un mot d'Électromagnétisme, lorsqu'il s'est agi d'achever l'expérience en interpré- tant les lectures faites, en appliquant la formule de la boussole des tangentes, nous les avons abandonnés; nous leur avons substitué l'assemblage d'un champ magnétique, d'un axe magnétique, d'un moment magnétique, d'un courant circulaire doué d'une cer- taine intensité, c'est-à-dire un groupement de sym- boles auxquels les théories physiques donnent seules un sens, qui sont inconcevables & ceux qui ignorent l'Electromagnétisme. Donc, lorsqu'un physicien fait une expérience, deux représentations bien distinctes de l'instrument sur lequel il opère occupent simultanément son esprit; l'une est l'image de l'instrument concret qu'il mani- pule en réalité ; l'autre est un type schématique du même instrument, construit au moyen de symboles, ^ournis par les théories; et c'est sur cet ipstrument idéal et symbolique qu'il raisonne, c'est à lui qu'il applique les lois et les formules de la Physique. Ces principes permettent de définir ce qu'il (Con- vient d'entendre lorsqu'on dit que l'on accroît la pré- cision d'une expérience en éliminant les causes (Terreur par des corrections appropriées ; nous allons voir, en l'expérience de physique 253 effet, que ces corrections ne sont autre chose que des perfectionnements apportés à l'interpi'étation théorique de l'expérience. Au fur et à mesure que la Physique progresse, on voit se resserrer l'indétermination du groupe de juge- ments abstraits que le physicien fait correspondre à un même fait concret; l'approximation des résultats expé- rimentaux va croissant, non seulement parce que les constructeurs fournissent des instruments de plus en plus précis, mais aussi parce que les théories physiques donnent, pour établir la correspondance entre les faits et les idées schématiques qui servent à les représenter, des règles de plus en plus satisfaisantes. Cette préci- sion croissante s'achète, il est vrai, par une com- plication croissante, par l'obligation d'observer, en même temps que le fait principal, une série de faits accessoires, par la nécessité de soumettre les constata- tions brutes de l'expérience à des combinaisons, à des transformations de plus en plus nombreuses et déli- cates ; ces transformations que l'on fait subir aux don- nées immédiates de l'expérience, ce sont les correc- tions. Si l'expérience de Physique était la simple constata- tion d'un fait, il serait absurde d'y apporter des cor- rections ; lorsque l'observateur aurait regardé attenti- vement, soigneusement, minutieusement, il serait ridicule de lui dire : Ce que vous avez vu n'est pas ce que vous auriez dû voir; permettez-moi de faire quel- ques calculs qui vous enseigneront ce que vous auriez dû constater. Le rôle logique des corrections se comprend au contraire fort bien lorsqu'on se souvient qu'une expé- j 254 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE rience de Physique n*est pas seulement la constata- tion d'un ensemble de faits, mais encore la traduction de ces faits en un langage symbolique, au moyen de règles empruntées aux théories physiques. H en résulte, en effet, que le physicien compare sans cesse Tun à l'autre deux instruments : Tinstrument réel qu'il manipule, et Tinstrument idéal et symbolique sur lequel il raisonne ; que, par exemple, le mot mano- mètre désigne pour Regnault deux choses essentielle- ment distinctes, mais indissolublement liées Tune à Tautre : d'une part, une suite de tubes de verre, solide- ment reliés les uns aux autres, adossés à la tour du Lycée Henri IV, remplis d'un métal liquide fort pesant que les chimistes nomment mercure ; d'autre part, une colonne de cet être de raison que les mécaniciens nom- ment un fluide parfait, doué en chaque point d'une cer- taine densité et d'une certaine température, défini par une certaine équation de compressibilité et de la dila- tation. C'est sur le premier de ces deux manomètres que l'aide de Regnault pointe la lunette de son cathé- tomètre ; mais c'est au second que le grand physicien applique les lois de l'Hydrostatique. L'instrument schématique n'est pas et ne peut pas ôtre Texact équivalent de l'instrument réel ; mais on conçoit qu'il en puisse donner une image plus ou moins parfaite; on conçoit qu'après avoir raisonné sur un instrument schématique trop simple et trop éloigné de la réalité, le physicien cherche à lui substituer un schéma plus compliqué, mais plus ressemblant ; ce passage d'un certain instrument schématique à un autre qui symbolise mieux l'instrument concret, c'est essentiellement l'opération que désigne, en Physique, le mot correction. l'expérience de physique 255 Un aide de Regnaiilt lui donne la hauteur de la colonne de mercure contenue dans un manomètre ; Regnault la corrige ; est-ce qu'il soupçonne son aide d'avoir mal vu, de s'être trompé dans ses lectures ? Non ; il a pleine confiance dans les observations qui ont été faites ; s'il n'avait pas cette confiance, il ne pourrait pas corriger rexpérience ; il ne pourrait que la recommen- cer. Si donc, à cette hauteur déterminée par son aide, Regnault en substitue une autre, c'est en vertu d'opé- rations intellectuelles destinées à rendre moins dispa- rates entre eux le manomètre idéal, symbolique, qui n'existe qu'en sa raison et auquel s'appliquent ses calculs, et le manomètre réel, en verre et en mercure, qui se dresse devant ses yeux et sur lequel son aide fait des lectures. Regnault pourrait représenter ce mano- mètre réel par un manomètre idéal, formé d'un fluide incompressible, ayant partout même température, soumis en tout point de sa surface libre à une pres- sion atmosphérique indépendante de la hauteur; entre ce schéma trop simple et la réalité, le disparate serait trop grand et, partant, la précision de l'expé- rience serait insuffisante. Alors il conçoit un nouveau manomètre idéal, plus compliqué que le premier, mais représentant mieux le manomètre réel et concret; il compose ce nouveau manomètre avec un fluide com- pressible; il admet que la température varie d'un point à l'autre ; il admet également que la pression barométrique change lorsqu'on s'élève dans l'atmo- sphère ; toutes ces retouches au schéma primitif consti- tuent autant de corrections : correction relative à la compressibilité du mercure, correction relative à l'inégal é^hauflement de la colonne mercurielle, correc- tion de Laplace relative à la hauteur barométrique; 1 256 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE toutes ces corrections ont pour effet d'accroître la pré- cision de Texpérience. Le physicien qui, par des corrections, complique la représentation théorique des faits observés pour per- mettre à cette représentation de serrer de plus près la réalité, est semblable à Tartiste qui, après avoir achevé un dessin au trait, y ajoute des ombres pour mieux exprimer sur une surface plane le relief du modèle. Celui qui ne verrait dans les expériences de Physique que des constatations de faits ne comprendrait pas le rôle que les corrections jouent dans ces expériences ; il ne comprendrait pas davantage ce qu'on entend en parlant des erreurs systématiques que comporte une expérience. Laisser subsister, dans une expérience, une cause d'erreur systématique, c'est omettre une correction qui pourrait être faite et qui accroîtrait la précision de l'expérience ; c'est se contenter d'une image théorique trop simple alors qu'on pourrait lui substituer une image plus compliquée, mais représentant mieux la réalité ; c'est se contenter d'une esquisse au trait, alors que l'on pourrait faire un dessin ombré. Dans ses expériences sur la compressibilité des gaz, Regnault avait laissé subsister une cause d'erreur systématique qu'il n'avait pas aperçue et qui a été signalée depuis; il avait négligé l'action de la pesan- teur sur le gaz soumis à la compression. Qu'entend-on dire lorsqu'on reproche à Regnault de n'avoir pas tenu compte de cette action, d'avoir omis cette correction? Veut-on dire que ses sens l'ont trompé alors qu'il observait les phénomènes produits sous ses yeux? i/expérience de physique 257 Nullement. On lui reproche d'avoir trop simplifié l'image théorique de ces faits en se représentant comme un fluide homogène le gaz soumis à la compression, alors qu'en le regardant comme un fluide dont la pres- sion varie avec la hauteur suivant une certaine loi, il aurait obtenu une nouvelle image abstraite, plus com- pliquée que la première, mais reproduisant plus fidèle- ment la réalité. § IV. — De la critique d'une expérience de Physique; en quoi elle diffère de Uexamen d'un témoignage ordinaire. Une expérience de Physique étant tout autre chose que la simple constatation d'un fait, on conçoit sans peine que la certitude d'un résultat d'expérience soit d'un tout autre ordre que la certitude d'un fait sim- plement constaté par les sens; on conçoit également que ces certitudes de nature si difl'érente s'apprécient par des méthodes entièrement distinctes. Lorsqu'un témoin sincère, assez sain d'esprit pour ne pas confondre les jeux de son imagination avec des perceptions, connaissant la langue dont il se sert assez bien pour exprimer clairement sa pensée, affirme avoir constaté un fait, le fait est certain; si je vous déclare que tel jour, à telle heure, dans telle rue de la ville, j'ai vu un cheval blanc, à moins que vous n'ayez des raisons pour me considérer comme un menteur ou comme un halluciné, vous devez croire que ce jour-là, à cette heure-là, dans cette rue-là, il y avait un cheval blanc. La confiance qui doit être accordée à la proposition n 258 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE énoncée par un physicien comme résultat d'une expé- rience n'est pas de la même nature ; si le physicien se bornait à nous conter les faits qu'il a vus, ce qui s'ap- pelle vu, de ses yeux vu, son témoignage devrait être examiné suivant les règles générales, propres à fixer le degré de créance que mérite le témoignage d'un homme ; si le physicien était reconnu digne de foi — et ce serait, je pense, le cas général — son témoignage devrait être reçu comme l'expression de la vérité. Mais, encore une fois, ce que le physicien énonce comme le résultat d'une expérience, ce n'est pas le récit des faits constatés; c'est l'interprétation de ces faits, c'est leur transposition dans le monde idéal, abstrait, symbolique, créé par les théories qu'il regarde comme établies. Donc, après avoir soumis le témoignage du physi- cien aux règles qui fixent le degré de confiance mérité par le récit d'un témoin, nous n'aurons accompli qu'une partie, et la partie la plus aisée, de la critique qui doit déterminer la valeur de son expérience. 11 nous faut, en premier lieu, nous enquérir avec grand soin des théories que le physicien regarde comme établies et qui lui ont servi à interpréter les faits qu'il a constatés ; faute de connaître ces théories, il nous serait impossible de saisir le sens qu'il attri- bue à ses propres énoncés ; ce physicien serait devant nous comme un témoin devant un juge qui n'entendrait pas sa langue. Si les théories admises par ce physicien sont celles que nous acceptons, si nous sommes convenus de suivre les mêmes règles dans l'interprétation des mêmes phé- l'expérience de physique 259 nomènes, nous parlons la même langue et nous pou- vons nous entendre. Mais il n'en est pas toujours ainsi ; il n'en est pas ainsi lorsque nous discutons les expé- riences d'un physicien qui n'appartient pas à la même École que nous ; il n'en est pas ainsi, surtout, lorsque nous discutons les expériences d'un physicien que cinquante ans, qu'un siècle, que deux siècles séparent de nous. Il nous faut alors chercher à établir une cor- respondance entre les idées théoriques de l'auteur que nous étudions et les nôtres ; interpréter à nouveau, au moyen des symboles dont nous usons, ce qu'il avait interprété au moyen des symboles qu'il accep- tait; si nous y parvenons, la discussion de son expé- rience deviendra possible ; cette expérience sera un témoignage rendu dans une langue étrangère à la nôtre, mais dans une langue dont nous possédons le vocabu- laire ; nous pouvons le traduire et l'examiner. Newton, par exemple, avait fait certaines observa- tions touchant le phénomène des anneaux colorés ; ces observations, il les avait interprétées dans la théorie optique qu'il avait créée, dans la théorie de l'émis- sion; il les avait interprétées comme donnant, pour les corpuscules lumineux de chaque couleur, la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission. Lorsque Young et Fresnel ramenèrent au jour la théorie des ondulations pour la substituer à la théorie de l'émission, il leur fut possible de faire correspondre certains éléments de la nouvelle théorie à certains éléments de l'ancienne ; ils virent, en par- ticulier, que la distance entre un accès de facile réflexion et un accès de facile transmission correspon- dait au quart de ce que la nouvelle théorie appelait 260 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE longueur (ronde; grâce à cette remarque, les résul- tats des expériences de Newton purent être traduits dans le langage des ondulations ; les nombres qu'avait obtenus Newton, multipliés par 4, donnèrent les lon- gueurs d'onde des diverses couleurs. De la môme manière, Biot avait fait, sur la polari- sation de la lumière, un très grand nombre d'expé- riences minutieuses; il les avait interprétées dans le système de l'émission; Fresnel put les traduire dans le langage de la théorie des ondulations et les employer au contrôle de cette théorie. Si, au contraire, nous ne pouvons obtenir de rensei- gnements suffisants sur les idées théoriques du phy- sicien dont nous discutons Texpérience, si nous ne parvenons pas à établir une correspondance entre les symboles qu'il a adoptés et les symboles que nous fournissent les théories que nous acceptons, les pro- positions par lesquelles ce physicien a traduit les résultats de ses expériences ne seront pour nous ni vraies, ni fausses; elles seront dénuées de sens, elles seront lettre morte; elles seront à nos yeux ce que des inscriptions étrusques ou ligures sont aux yeux de l'épi- graphiste : des documents écrits dans une langue que nous ne savons pas lire. Que d'observations, accumu- lées par les physiciens d'autrefois, sont ainsi per- dues à tout jamais ! Leurs auteurs ont négligé de nous renseigner sur les méthodes qui leur servaient à interpréter les faits; il nous est impossible de trans- poser leurs interprétations dans nos théories ; ils ont enfermé leurs idées sous des signes dont nous n'avons pas la clef. Ces premières règles sembleront peut-être naïves, l'expérience de physique 261 et Ton s'étonnera de nous voir insister à leur endroit ; cependant, si ces règles son^t banales, il est encore plus banal d'y manquer. Que de discussions scientifiques où chacun des deux, tenants prétend écraser son adver- saire sous le témoignage irrécusable des faits ! On s'oppose l'un h l'autre des observations contradictoires. La contradiction n'est pas dans la réalité, toujours d'ac- cord avec elle-même; elle est entre les théories par les- quelleschacun des deux championsexprime cette réalité. Que de propositions regardées comme de monstrueuses erreurs dans les écrits de ceux qui nous ont précédés ! On les célébrerait peut-être comme de grandes vérités, si l'on voulait bien s'enquérg' des théories qui donnent leur vrai sens à ces propositions, si l'on prenait soin de les traduire dans la langue des théories prônées aujourd'hui. Supposons que nous ayons constaté l'accord entre les théories admises par un expérimentateur et celles que nous regardons comme exactes; il s'en faut bien que nous puissions d'emblée faire nôtres les jugements par lesquels il énonce les résultats de ses expériences ; il nous faut maintenant examiner si, dans l'interpré- tation des faits observés, il a correctement appliqué les règles tracées par les théories qui nous sont com- munes ; parfois, nous constaterons que l'expérimen- tateur n'a pas satisfait à toutes les exigences légitimes; en appliquant les théories, il aura commis une faute de raisonnement ou de calcul ; alors, le raisonnement devra être repris ou le calcul refait ; le résultat de l'ex- périence devra être modifié, le nombre obtenu rem- placé par un autre nombre. L'expérience faite a été une continuelle juxtaposition 262 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE de deux appareils : l'appareil réel que l'observateur manipulait, et Tappareil idéal et schématique sur lequel il raisonnait. La comparaison de ces deux appareils, il nous la faut reprendre et, pour cela, les connaître exacte- ment tous deux. Du second, nous pouvons avoir une connaissance adéquate, car il est défini par des sym- boles mathématiques et des formules. Mais il n'en est pas de même du premier ; nous devons nous en faire une idée aussi exacte que possible d'après la descrip- tion que nous en fait l'expérimentateur; cette descrip- tion est-elle suffisante? Nous fournit-elle tous les ren- seignements qui nous peuvent être utiles? L'état des corps étudiés, leur degré de pureté chimique, les con- ditions dans lesquelles ils se trouvaient placés, les actions perturbatrices qu'ils pouvaient éprouver, les mille accidents qui pouvaient influer sur le résultat de l'expérience ont-ils été déterminés avec une minutie qui ne laisse rien à désirer ? Une fois que nous aurons répondu à toutes ces questions, nous pourrons examiner jusqu'à quel point l'appareil schématique offrait de l'appareil concret une image ressemblante; nous pourrons rechercher s'il n'y aurait pas eu avantage à accroître cette res- semblance en compliquant la définition de l'appareil idéal ; nous pourrons nous demander si l'qn a éliminé toutes les clauses d'erreur systématiques de quelque' importance, si Ton a fait toutes les corrections souhai- tables. L'expérimentateur a employé, pour interpréter ses observations, des théories que nous acceptons comme lui ; il a correctement appliqué, au cours de cette interprétation, les règles que prescrivent ces théo- l'expérieiNCe de physique 263 ries; il a minutieusement étudié et décrit l'appareil dont il a fait usage ; il a éliminé les causes d'erreur systématiques ou en a corrigé les effets ; ce n'est pas encore assez pour que nous puissions accepter le résultat de son expérience. Les propositions abstraites et mathématiques que les tliéories font correspondre aux faits observés ne sont pas, nous Tavons dit, entièrement déterminées ; aux mêmes faits peuvent correspondre une inlinité de propositions différentes, aux mêmes mesures une inlinité d'évaluations s'expri- mant par des nombres différents; le degré d'indéter- mination de la proposition abstraite, mathématique, par laquelle s'exprime le résultat d'une expérience, c'est ce que l'on nomme le degré d'approximation de cette expérience. 11 nous faut connaître le degré d'ap- proximation de l'expérience que nous examinons; si l'observateur l'a indiqué, il nous faut contrôler les procédés par lesquels il l'a évalué ; s'il ne l'a pas indiqué, il nous le faut déterminer par nos propres discussions. Opération complexe et infiniment délicate! L'appréciation du degré d'exactitude d'une expérience exige, en premier lieu, que l'on apprécie l'acuité des sens de l'observateur; les astronomes essayent de fixer ce renseignement sous la forme mathéma- tique de V équation personnelle ; mais cette équation participe bien peu de la constance sereine de la Géo- métrie, car elle est à la merci d'une migraine ou d'une digestion pénible. Cette appréciation exige, en second lieu, que l'on évalue les erreurs systématiques que l'on n'a pu corriger; mais après que l'on a fait des causes de ces erreurs une énumération aussi complète que possible, on est certain d'en avoir omis infiniment 264 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE plus qu'on n'en a énuméré; car la complexité de la réalité concrète nous passe. Ces erreurs systématiques aux causes insoupçonnées, on les confond toutes ensemble sous le nom d'erreurs accidentelles ; l'igno- rance des circonstances qui les déterminent ne permet pas de les corriger ; les géomètres ont profité de la latitude que leur laissait cette ignorance pour faire, au sujet de ces erreurs, des hypothèses qui leur per- missent d'en atténuer l'effet par certaines opérations mathématiques; mais tant valent ces hypothèses, tant vaut la théorie des erreurs accidentelles ; et comment saurait-on ce que valent ces hypothèses, puisqu'on ne sait rien des erreurs sur lesquelles elles portent, si ce n'est qu'on en ignore les sources? L'appréciation du degré d'approximation d'une expé- rience est donc une œuvre d'une extrême complexité. Souvent il est difficile d'y tenir un ordre entièrement logique ; le raisonnement doit alors faire place à cette qualité rare et subtile, à cette sorte d'instinct ou de Aair qui se nomme le sens expérimental — apanage de l'esprit de finesse plutôt que de l'esprit géomé- trique. La simple description des règles qui président à l'examen d'une expérience de Physique, à son adop- tion ou à son rejet, suffit à mettre en évidence cette vérité essentielle : Le résultat d'une expérience de Physique n'a pas une certitude de môme ordre qu'un fait constaté par des méthodes non scientifiques, par la simple vue ou le simple toucher d'un homme sain de corps et d'esprit ; moins immédiate, soumise à des discussions auxquelles échappe le témoignage vulgaire, cette certitude demeure toujours subor- l'expérience de PHVSIQIE 263 donnée à la confiance qu'inspire tout un ensemble de théories. § V. — L'expérience de Physique est moins certaine, mais plus précise et plus détaillée que la constatation non scien- tifique d'un fait. Le profane croit que le résultat d'une expérience scientifique se distingue de Tobservation vulgaire par un plus haut degré de certitude ; il se trompe, car la relation d'une expérience de Physique n'a pas la cer- titude immédiate et relativement facile à contrôler du témoignage vulgaire et non scientifique. Moins cer- taine que ce dernier, elle a le pas sur lui par le nombre et la précision des détails qu'elle nous fait connaître; là est sa véritable et essentielle supériorité. Le témoignage ordinaire, celui qui rapporte un fait constaté par les procédés du sens commun et non par les méthodes scientifiques, ne peut guère être sûr qu'à la condition de n'être pas détaillé, de n'être pas minutieux, de prendre seulement le fait en gros, par ce qu'il a de plus saillant. Dans telle rue de la ville, vers telle heure, j'ai vu un cheval blanc; voilà ce que je puis affirmer avec certitude; peut-être, à cette affir- mation générale, pourrai-je joindre quelque particula- rité qui, à l'exclusion des autres détails, aura attiré mon attention : une étrangeté de la posture du cheval, une pièce voyante de son harnais; mais ne me pressez pas davantage de questions; mes souvenirs se trouble- raient; mes réponses deviendraient vagues; bientôt même je serais réduit à vous dire : je ne sais pas. Sauf 266 LA STRLCTLRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE exception, le témoignage vulgaire offre d'autant plus de garanties qu'il précise moins, qu'il analyse moins, qu'il s'en tient aux considérations les plus grossières et les plus obvies. Tout autre est la relation d'une expérience de Phy- sique ; elle ne se contente pas de nous faire connaître un phénomène en gros; elle prétend l'analyser, nous renseigner sur le moindre détail et la plus minu- tieuse particularité, en marquant exactement le rang et l'importance relative de chaque détail, de chaque particularité; elle prétend nous donner ces renseigne- ments sous une forme telle que nous puissions, quand bon nous semblera, reproduire très exactement le phénomène qu'elle relate ou, du moins, un phéno- mène théoriquement équivalent. Cette prétention excéderait la puissance de l'expérimentation scientifi- que, comme elle excède les forces de l'observation vulgaire, si l'une n'était pas mieux armée que l'autre; le nombre et la minutie des détails qui composent ou qui accompagnent chaque phénomène dérouteraient l'imagination, excéderaient la mémoire et défieraient la description, si le physicien n'avait à son service un merveilleux moyen de classification et d'expression, une représentation symbolique admirablement claire et concise, qui est la théorie mathématique; s'il n'avait, pour marquer l'importajice relative de cha- que particularité, l'exact et bref procédé d'apprécia- tion que lui fournit l'évaluation numérique, la mesure. Si quelqu'un, par gageure, entreprenait de décrire une expérience de la Physique actuelle en excluant tout langage théorique; s'il essayait, par exemple, d'exposer les expériences de Regnault sur l'expérience de physique 267 la compressibilité des gaz en chassant de son récit toutes les expressions abstraites et symboliques intro- duites par les théories physiques, les mots : pres- sion, température, densité, intensité de la pesan- teur, axe optique d'une lunette, etc. ; il s'apercevrait que la relation de ces seules expériences remplirait un volume entier du récit le plus confus, le plus inextrica- ble et le moins compréhensible que Ton puisse ima- giner. Si donc l'interprétation théorique enlève aux résul- tats de l'expérience de Physique la certitude immé- diate que possèdent les données de l'observation vul- gaire, en revanche, c'est l'interprétation théorique qui permet à l'expérience scientilique de pénétrer bien plus avant que le sens commun dans l'analyse détaillée des phénomènes, d'en donner une descrip- tion dont la précision dépasse de beaucoup l'exac- titude du langage courant. CHAPITRE V LA LOï PHYSIQUE § I. — Les lois de Physique sont des relations symboliques. De môme que les lois de sens commun sont fon- dées sur Tobservation des faits par les moyens natu- rels à rhomme, les lois de la Physique sont fondées sur les résultats des expériences de Physique. Il va sans dire que les différences profondes qui séparent la constatation non scientifique d'un fait du résultat d'une expérience de Physique sépareront également les lois de sens commun des lois de la Physique ; aussi, presque tout ce que nous avons dit des expériences de Physique pourra-t-il s'étendre aux lois qu'énonce cette science. Prenons une loi de sens commun, une des plus simples comme une des plus certaines : Tout homme est mortel. Cette loi, assurément, relie entre eux des termes abstraits, l'idée abstraite d'homme en général, et non l'idée concrète de tel ou tel homme en particu- lier ; l'idée abstraite de la mort et non l'idée concrète de telle ou telle forme de la mort ; c'est, en effet, à cette seule condition de relier des termes abstraits qu'elle peut être générale. Mais ces abstractions ne sont nullement des symboles théoriques ; elles extraient 270 LA STRUCTURE DE LA THÉORÏE PHYSIQUE simplement ce qu'il y a d'universel dans chacun des cas particuliers auxquels la loi s'applique ; aussi, dans chacun des cas particuliers où nous appliquons la loi, trouverons-nous des objets concrets où seront réalisées ces idées abstraites ; chaque fois que nous aurons à constater que tout homme est mortel, nous nous trouverons en présence d'un certain homme particu- lier incarnant Vidée générale d'homme, d'une certaine mort particuli^re impliquant l'idée générale de mort. Prenons encore une autre loi, citée comme exemple par M. G. Milhaud (1), lorsqu'il a exposé ces idées, émises par nous peu auparavant ; c'est une loi dont l'objet appartient au domaine de la Physique ; mais elle garde la forme qu'avaient les lois de la Physique lorsque cette branche de connaissances n'était encore qu'une dépendance du sens commun et n'avait point acquis la dignité de science rationnelle. Voici cette loi : Avant d'entendre le tonnerre, on voit briller l'éclair. Les idées de tonnerre et d'éclair que relie cet énoncé sont bien des idées abstraites et géné- rales; mais ces abstractions sont tirées si instincti- vement, si naturellement, des données particulières, qu'en chaque coup de foudre nous percevons un éblouissement et un roulement où nous reconnaissons immédiatement la forme concrète de nos idées d'éclair et de tonnerre. Il n'en est plus de même pour les lois de la Phy- sique. Prenons une de ces lois, la loi de Mariette, et examinons-en l'énoncé, sans nous soucier, pour le (1) G. MiLiiAUi) : La Science rationnelle Revue de Métaphysique et de Morale, 4« année, 1896, p. 280). — Reproduit dans le Rationnel, Paris, 1898, p. 44. LA LOI PHYSIQUE 271 moment, de l'exactitude de cette loi. A une même température, les volumes occupés par une môme masse de gaz sont en raison inverse des pressions qu'elle supporte : tel est Ténoncé de la loi de Mariotte. Les termes qu'elle fait intervenir, les idées de masse, de température, de pression, sont encore des idées abstraites ; mais ces idées ne sont pas seulement abs- traites, elles sont, de plus, symboliques, et les symbo- les qu'elles constituent ne prennent un sens que grâce aux théories physiques. Plaçons-nous en face d'un cas réel, concret, auquel nous voulons appliquer la loi de Mariotte ; nous n'aurons pas affaire à une certaine tem- pérature concrète réalisant l'idée générale de tempéra- ture, mais à du gaz plus ou moins chaud ; nous n'au- rons pas devant nous une certaine pression particulière réalisant l'idée générale de pression, mais une certaine pompe sur laquelle on a pesé d'une certaine manière. Sans doute, à ce gaz plus ou moins chaud correspond une certaine température, à cet effort exercé sur la pompe correspond une certaine pression ; mais cette correspondance est celle d'une chose signifiée au signe qui la remplace, d'une réalité au symbole qui la repré- sente. Cette correspondance n'est nullement immé- diate ; elle s'établit au moyen des instruments, par l'intermédiaire souvent très long et très compliqué des mesures ; pour attribuer une température déter- minée à ce gaz plus ou moins chaud, il faut recourir au thermomètre ; pour évaluer sous forme de pression l'effort exercé par la pompe, il faut se servir du mano- mètre, et l'usage du thermomètre, l'usage du mano- mètre, impliquent, nous l'avons vu au Chapitre pré- cédent, l'usage des théories physiques. 272 LA STRUCTURE DE LA THÉORÏE PHYSIQUE Les termes abstraits sur lesquels porte une loi de sens commun n'étant autre cliose que ce qu'il y a de général dans les objets concrets soumis à nos sens, le passage du concret à Tabstrait se fait par une opé- ration si nécessaire et si spontanée qu'elle demeure inconsciente; placé en présence d'un certain homme, d'un certain cas de mort, je les rattache immédiatement à l'idée générale d'homme, à l'idée générale de mort. Cette opération instinctive, irréfléchie, fournit des idées générales non analysées, des abstractions prises, pour ainsi dire, en bloc. Sans doute, ces idées générales et abstraites, le penseur peut les analyser, il peut se demander ce qu'est l'homme, ce qu'est la mort, cher- cher à pénétrer le sens profond et complet de ces mots; ce travail l'amènera h mieux saisir la raison d'être de la loi ; mais ce travail n'est pas nécessaire pour com- prendre la loi ; il suffit, pour la comprendre, de pren- dre dans leur sens obvie les termes qu'elle relie; aussi cette loi est-elle claire pour tous, philosophes ou non. Les termes symboliques que relie une loi de Phy- sique ne sont plus de ces abstractions qui jaillissent spontanément de la réalité concrète ; ce sont des abs- tractions produites par un travail lent, compliqué, conscient, parle travail séculaire qui a élaboré les théo- ries physiques ; impossible de comprendre la loi, impossible de l'appliquer si l'on n'a pas fait ce tra- vail, si l'on ne connaît pas les théories physiques. Selon que l'on adopte une théorie ou une autre, les mots mômes qui figurent dans l'énoncé d'une loi de Physique changent de sens, en sorte que la loi peut être acceptée par un physicien qui admet telle théorie LA LOI PHYSIQUE 273 et rejetée par un autre physicien qui admet telle autre théorie. Prenez un paysan qui n'a jamais analysé la notion d'homme ni la notion de mort, et un métaphysicien qui a passé sa vie à les analyser ; prenez deux philo- sophes qui les ont analysées et qui en ont adopté des définitions différentes, inconciliables; pour tous, la loi : tout homme est mortel, sera aussi claire et aussi vraie. De môme, la loi : avant d'entendre le tonnerre, on voit briller Téclair, a, pour le physicien qui connaît à fond les lois de la décharge disruptive, la môme clarté et la môme certitude que pour Thomme de la plèbe romaine qui voyait dans le coup de foudre un effet de la colère de Jupiter Capitolin. Considérons, au contraire, cette loi de Physique : Tous les gaz se compriment et se dilatent de la môme manière, et demandons à divers physiciens si cette loi est ou non transgressée par la vapeur d'iode. Un premier physicien professe des théories selon lesquel- les la vapeur d'iode est un gaz unique ; il tire alors de la loi précédente cette conséquence : la densité de la vapeur d'iode par rapport à l'air est une constante ; or, l'expérience montre que la densité de la vapeur d'iode par rapport à l'air dépend de la température et de la pression ; notre physicien conclut donc que la vapeur d'iode ne se soumet pas à la loi énoncée. Selon un second physicien, la vapeur d'iode est non pas un gaz unique, mais un mélange de deux gaz, polymères l'un de l'autre et susceptibles de se trans- former l'un en l'autre; dès lors, la loi précitée n'exige plus que la densité de la vapeur d'iode par rapport à l'air soit constante ; elle réclame que cette densité varie 18 274 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE avec la température et la pression suivant une cer- taine formule que J. Willard-Gibbs a établie ; cette formule représente, en effet, les résultats des détermi- nations expérimentales ; notre second physicien en conclut que la vapeur d'iode ne fait point exception à la règle selon laquelle tous les gaz se compriment et se dilatent de la môme manière. Ainsi nos deux physiciens diffèrent entièrement d*avis au sujet d'une loi que tous deux énoncent sous la même forme ; Tun trouve que cette loi est mise en défaut par un certain fait, l'autre qu'elle est confirmée par ce même fait; c'est que les théories différentes dont ils se récla- ment ne fixent pas de. la môme façon le sens qui convient à ces mots : un gaz unique ; en sorte qu'en prononçant tous deux la môme phrase, ils entendent deux propositions différentes; pour comparer cet énoncé à la réalité, ils font des calculs différents, en sorte que l'un peut trouver cette loi vérifiée par des faits qui, pour l'autre, la contredisent ; preuve bien mani- feste de cette vérité : Une loi de Physique est une rela- tion symbolique dont l'application à la réalité concrète exige que l'on connaisse et que Pon accepte tout un ensemble de théories. § II. — Qu'une loi de Physique Ji'est, à proprement parler^ ni vraie, ni fausse, mais approchée. Une loi de sens commun est un simple jugement général; ce jugement est vrai ou faux. Prenons, par exemple, cette loi que révèle l'observation vulgaire : à Paris, le soleil se lève chaque jour & l'orient, monte LA LOI PHYSIQUE 275 dans le ciel, puis s'abaisse et se cduche à Toccident; voilà une loi vraie, sans condition, sans restriction. Prenons, au contraire, cet énoncé : La lune est toujours pleine ; voilà une loi fausse. Si la vérité d'une loi de sens commun est mise en question, on pourra répondre à cette question par oui ou par non. Il n'en est pas de môme des lois que la science physique, parvenue à son plein développement, énonce sous forme de propositions mathématiques ; une telle loi est toujours symbolique ; or, un symbole n'est, à proprement parler, ni vrai, ni faux; il est plus ou moins bien choisi pour signifier la réalité qu'il repré- sente, il la figure d'une manière plus ou moins pré- cise, plus ou moins détaillée; mais, appliqués à un symbole, les mots vérité, erreur, n'ont plus de sens; aussi, à celui qui demande si telle loi de Physique est vraie ou fausse, le logicien qui a souci du sens strict des mots sera obligé de répondre : Je ne comprends pas votre question. Commentons cette réponse, qui peut sembler paradoxale, mais dont l'intelligence est nécessaire à celui qui prétend savoir ce qu'est la Phy- siq^ue. A un fait donné, la méthode expérimentale, telle que la Physique la pratique, fait correspondre non pas un seul jugement symbolique, mais une infinité de jugements symboliques différents ; le degré d'indéter- mination du symbole est le degré d'approximation de l'expérience en question. Prenons une suite de faits analogues ; pour le physicien, trouver la loi de ces faits, ce sera trouver une formule qui contienne la représentation symbolique de chacun de ces faits ; l'indétermination du symbole qui correspond à chaque 276 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE I»IIYSIC»L'E fait entraîne, dès lors, l'indétermination de la formule qui doit réunir tous ces symboles; à un môme ensem- ble de faits, on peut faire correspondre une intinité de formules différentes, une infinité de lois physique distinctes; chacune de ces lois, pour ôtrc acceptée, doit faire correspondre à chaque fait non pas le sym- bole de ce fait, mais Tun quelconque des symboles, en nombre infini, qui peuvent représenter ce fait; voilà ce qu'on entend dire lorsqu'on déclare que les lois de la Physique ne sont qu'approchées. Imaginons, par exemple, que nous ne puissions nous contenter des renseignements fournis par cette loi de sens commun : à Paris, le soleil se lève chaque jour à l'orient, monte dans le ciel, puis descend et se couche à l'occident ; nous nous adressons aux sciences physiques pour avoir une loi précise du mouvement du soleil vu de Paris, une loi indiquant à Tobservatour parisien quelle situation le soleil occupe à chaque in- stant dans le ciel. Les sciences physiques, pour résou- dre le problème, vont faire usage non pas de réalités sensibles, du soleil tel que nous le voyons briller dans le ciel, mais des symboles par lesquels les théories représentent ces réalités; le soleil réel, malgré les irré- gularités de sa surface, malgré les immenses protu- bérances qu'elle porte, elles le remplaceront par une sphère géométriquement parfaite, et c'est la position du centre de cette sphère idéale qu'elles vont tacher de déterminer ; ou plutôt, elles chercheront à détermi- ner la position qu'occuperait ce point si la réfraction astronomique ne déviait pas les rayons du soleil, si l'aberration annuelle ne modifiait pas la position apparente des astres ; c'est donc bien un symbole LA LOI PHVSIQLE 277 qu'elles substituent à la seule réalité sensible offerte à nos constatations, au disque brillant que notre lunette peut viser; pour faire correspondre le sym- bole h la réalité, il faut effectuer des mesures compli- quées, il faut faire coïncider les bords du soleil avec les fils d'un réticule muni d'un micromètre, il faut faire de multiples lectures sur des cercles divisés, à ces lectures il faut faire subir diverses corrections; il faut aussi développer des calculs longs et complexes dont la légitimité résulte des théories admises, de la théo- rie de l'aberration, de la théorie de la réfraction atmo- sphérique. Ce point, symboliquement nommé centre du soleil, ce n'est pas encore ce que nos formules vont saisir; ce qu'elles saisiront, ce sont les coordonnées de ce point, par exemple sa longitude et sa latitude, coordonnées dont le sens ne peut être compris que si l'on connaît les lois de la cosmographie, dont les valeurs ne dési- gnent, dans le ciel, un point que le doigt puisse mon- trer ou que la lunette puisse viser, qu'en vertu de tout un ensemble de déterminations préalables : détermina- tion du méridien du lieu, de ses coordonnées géogra- phiques, etc. Or, à une position déterminée du disque solaire, ne peut-on faire correspondre qu'une seule valeur pour la longitude et une seule valeur pour la latitude du cen- tre du soleil, les corrections d'aberration et de réfrac- tion étant supposées faites? Non pas. Le pouvoir opti- que de l'instrument qui nous sert à viser le soleil est limité ; les diverses opérations que comporte notre expérience, les diverses lectures qu'elle exige, sont d'une sensibilité limitée. Que le disque solaire soit 278 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE dans telle position ou dans telle autre, si l'écart est assez petit, nous ne pourrons pas nous en apercevoir. Mettons que nous ne puissions connaître les coordon- nées d'un point déterminé de la sphère céleste avec une précision sup»?rieure à 1'. Il nous suffira, pour déter- miner la position du soleil à un instant donné, de con- naître la longitude et la latitude du centre du soleil à 1' près. Dès lors, pour représenter la marche du soleil, bien que l'astre n'occupe à chaque instant qu'une seule position, nous pourrons donner à chaque instant non pas une seule valeur de la longitude et une seule valeur de la latitude, mais une infinité de valeurs de la longitude et une infinité de valeurs de la latitude ; seulement, pour un même instant, deux valeurs accep- tables de la longitude ou deux valeurs acceptables de la latitude ne pourront différer de plus de i'. Cherchons maintenant la loi du mouvement du soleil, c'est-à-dire deux formules qui nous permettent de calculer, à chaque instant de la durée, la valeur de la longitude du centre du soleil et la valeur de la latitude du même point. N'est-il pas évident que nous pourrons adopter, pour représenter la marche de la longitude en fonction du temps, non pas une for- mule unique, mais une infinité de formules différentes, pourvu qu'à un même instant toutes ces formules nous conduisent à des valeurs de la longitude diffé- rant entre elles de moins de 1'? N'est-il pas évident qu'il en sera de même pour la latitude? Nous pour- rons donc représenter également bien nos observa- tions sur la marche du soleil par une infinité de lois différentes ; ces diverses lois s'exprimeront par des équations que l'algèbre regarde comme incompatibles, LA LOI PHYSIQUE 279 par des équations telles que si Tune d'elles est vérifiée, aucune autre ne Test; elles traceront sur la sphère céleste des courbes distinctes, et il serait absurde de dire qu'un même point décrit en même temps deux de ces courbes; cependant, pour le physicien, toutes ces lois sont également acceptables, car, toutes, elles déter- minent la position du soleil avec une approximation supérieure à celle que comporte Tobservation ; le phy- sicien n'a le droit de dire d'aucune de ces lois qu'elle est vraie à l'exclusion des autres. Sans doute, entre ces lois, le physicien a le droit de choisir et, en général, il choisira ; mais les motifs qui guideront son choix ne seront pas de même nature, ne s'imposeront pas avec la même nécessité impérieuse que ceux qui obligent à préférer la vérité à l'erreur. Il choisira une certaine formule parce qu'elle est plus simple que les autres ; la faiblesse de notre esprit nous contraint d'attacher une grande importance aux considérations de cet ordre. 11 fut un temps oîi les physiciens supposaient l'intelligence du Créateur atteinte de la même débilité ; ou la simplicité des lois de la nature s'imposait comme un dogme incontes- table, au nom duquel on rejetait toute loi qu'expri- mait une équation algébrique trop compliquée ; où la simplicité, au contraire, semblait conférer à une loi une certitude et une portée transcendantes à la mé- thode expérimentale qui l'avait fournie. C'est alors que Laplace, parlant de la loi de la double réfraction découverte par Huygens, disait (1) : « Jusqu'ici cette (1) Laplace : Exposition du système du monde, L IV, c. xyi» : « De l'attraction moléculaire. » 280 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE loi n'était qu'un résultat de l'observation, approchant de la vérité dans les limites des erreurs auxquelles les expériences les plus précises sont encore assujetties. Maintenant, la simplicité de la loi d'action dont elle dépend doit la faire considérer comme une loi rigou- reuse. » Ce temps n'est plus. Nous ne sommes plus dupes de l'attrait que gardent pour nous les formules simples ; nous ne prenons plus cet attrait pour la manifestation d'une certitude plus grande. Le physicien préférera surtout une loi à une autre lorsque la première découlera des théories qu'il ad- met ; il demandera, par exemple, à la théorie de l'at- traction universelle quelles formules il doit préférer parmi toutes celles qui pourraient représenter le mou- vement du soleil ; mais les théories physiques ne sont qu'un moyen de classer et de relier entre elles les lois approchées auxquelles les expériences sont sou- mises ; les théories ne peuvent donc modifier la nature de ces lois expérimentales, elles ne peuvent leur con- férer la vérité absolue. Ainsi, toute loi physique est une loi approchée ; par conséquent, pour le strict logicien, elle ne peut être ni vraie, ni fausse ; toute autre loi qui représente les mômes expériences avec la même approximation peut prétendre, aussi justement que la première, au titre de loi véritable ou, pour parler plus rigoureusement, de loi acceptable. § III. — Que toute loi de Physique est provisoire et relative parce qu'elle est approchée. Ce qui caractérise une loi, c'est qu'elle est fixe et LA LOI PHYSIQUE 281 absolue. Une proposition n'est une loi que parce que, vraie aujourd'hui, elle le sera encore demain; vraie pour celui-ci, elle Test encore pour celui-là. Dire d'une loi qu'elle est provisoire, qu'elle peut être acceptée par l'un et rejetée par l'autre, ne serait-ce pas énoncer une contradiction ? Oui, assurément, si l'on entend par lois celles que nous révèle le sens commun, celles dont on peut dire, au sens propre du mot, qu'elles sont vraies; une telle loi ne peut être vraie aujourd'hui et fausse demain ; elle ne peut être vraie pour vous et fausse pour moi. Non, si l'on entend par lois les lois que la Physique énonce sous forme mathématique. Une telle loi est toujours provisoire ; non pas qu'il faille entendre par là qu'une loi de Physique est vraie pendant un certain temps et fausse ensuite, car elle n'est à aucun moment ni vraie ni fausse ; elle est pro- visoire parce qu'elle représente les faits auxquels elle s'applique avec une approximation que les physiciens jugent actuellement suffisante, mais qui cessera un jour de les satisfaire. Une telle loi est toujours relative, non pas qu'elle soit vraie pour un physicien et fausse pour un autre ; mais parce que l'approximation qu'elle comporte suffit à l'usage qu'en veut faire le premier physicien et point à l'usage qu'en veut faire le second. Le degré d'approximation d'une expérience n'est pas, nous l'avons fait remarquer, quelque chose de fixe ; il croît au fur et à mesure que les instruments devien- nent plus parfaits, que les causes d'erreur sont plus strictement évitées, ou que des corrections plus pré- cises permettent de les mieux évaluer. Au fur et à mesure que les méthodes expérimentales progressent, l'indétermination du symbole abstrait que l'expérience 282 LA STRL'CTLRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE de Physique fait correspondre au fait concret va en diminuant ; beaucoup de jugements symboliques qui eussent été regardés, à une époque, comme représen- tant bien un fait concret déterminé, ne seront plus acceptés, à une autre époque, comme signifiant ce fait avec une suffisante précision. Par exemple, les astro- nomes de tel siècle accepteront, pour représenter la position du centre du soleil à un instant donné, toutes les valeurs de la longitude qui ne différeront pas Tune de Tautre de plus de T, toutes les valeurs de la lati- tude qui se resserreront dans un semblable intervalle. Les astronomes du siècle suivant auront des télesco- pes dont le pouvoir optique sera plus grand, des cercles divisés plus parfaits, des procédés d'observation plus minutieux et plus précis ; ils exigeront alors que les diverses déterminations de la longitude du centre du soleil à un instant donné, que les diverses détermina- tions de la latitude du même point au môme instant, s'accordent à 10" près ; une infinité de déterminations, dont se seraient contentés leurs devanciers, seront reje- tées par eux. Au fur et à mesure que devient plus étroite l'indé- termination des résultats d'expérience, Tindétermina- tion des formules qui servent à condenser ces résultats va se resserrant. Un siècle acceptait, comme loi du mou- vement du soleil, tout groupe de formules qui don- nait, à chaque instant, les coordonnées du centre de cet astre à une minute près ; le siècle suivant imposera à toute loi du mouvement du soleil la condition de lui faire connaître k 10" près les coordonnées du cen- tre du soleil ; une infinité de lois, reçues par le premier siècle, se trouveront ainsi rejetées parle second. LA LOI PHYSIQUE 283 Ce caractère provisoire des lois de la Physique se manifeste à chaque instant lorsqu'on suit Thistoire de cette science. Pour Dulong et Arago et pour leurs con- temporains, la loi de Mariotte était une forme accep- table de la loi de compressibilité des gaz, parce qu'elle représentait les faits d'expérience avec des écarts qui demeuraient inférieurs aux erreurs possibles des pro- cédés d'observation dont ils disposaient ; lorsque Regnault eut perfectionné les appareils et les métho- des expérimentales, la loi de Mariotte dut être rejetée ; les écarts qui séparaient ses indications des résultats de l'observation étaient beaucoup plus grands que les incertitudes dont demeuraient affectés les nouveaux appareils. > Or, de deux physiciens contemporains, le premier peut se trouver dans les conditions où se trouvait Regnault, tandis que le second se trouve encore dans les conditions où se trouvaient Dulvug et Arago ; le premier possède des appareils très précis, il se pro- pose de faire des observations très exactes; le second ne possède que des instruments grossiers et, d'ail- leurs, les recherches qu'il poursuit ne réclament pas une grande approximation; la loi de Mariotte sera acceptée par celui-ci et rejetée par celui-là. Il y a plus ; on peut voir une même loi de Physique simultanément adoptée et rejetée par le même phy- sicien au cours du même travail ; si une loi de Phy- sique pouvait être dite vraie ou fausse, ce serait là un étrange paralogisme ; une même proposition y serait affirmée et niée en même temps, ce qui constitue la contradiction formelle. Regnault, par exemple, poursuit, au sujet de la 28i LA STRLCTLRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE compressibilité des gaz, des recherches qui ont pour objet de substituer à la loi de Mariotte une formule plus approchée. Au cours de ses expériences, il a besoin de connaître la pression atmosphérique au niveau où affleure le mercure de son manomètre ; cette pres- sion, il la demande à la formule de Laplace ; et réta- blissement de la formule de Laplace repose sur l'em- ploi de la loi de Mariotte. 11 n'y a là aucun paralogisme, aucune contradiction. Regnault sait que Terreur intro- duite par cet emploi particulier de la loi de Mariotte est de beaucoup inférieure aux incertitudes de la méthode expérimentale dont il fait usage. Toute loi physique, étant une loi approchée, est à la merci d'un progrès qui, en augmentant la précision des expériences, rendra insuffisant le degré d'approxi- mation que comporte cette loi; elle est essentiellement provisoire. L'appréciation de sa valeur varie d'un phy- sicien à l'autre, au gré des moyens d'observation dont ils disposent et de l'exactitude que réclament leurs recherches; elle est essentiellement relative. § IV. — Que toute loi de Physique est provisoire parce qu'elle est symbolique. Ce n'est pas seulement parce qu'elle est approchée qu'une loi de Physique est provisoire ; c'est aussi parce qu'elle est symbolique; il se rencontre toujours des cas où les symboles sur lesquels elle porte ne sont plus capables de représenter la réalité d'une manière satisfaisante. Pour étudier un certain gaz, l'oxygène, par exemple, LA LOI PUYSIQLE 285 le physicien en a créé une représentation schématique, saisissabie au raisonnement mathématique et au calcul algébrique ; il a figuré ce gaz comme un des fluides parfaits qu'étudie la Mécanique, ayant une certaine densité, porté à une certaine température, soumis à une certaine pression ; entre ces trois éléments, den- sité, température, pression, il a établi une certaine relation, qu'exprime une certaine équation; c'est la loi de compressibilité et de dilatation de Toxygène. Cette loi est-elle définitive ? Que ce physicien place de Toxygène entre les deux plateaux d'un condensateur électrique fortement chargé; qu'il détermine la densité, la température et la pression du gaz ; les valeurs de ces trois éléments ne vérifieront plus la loi de compressibilité et de dila- tation de l'oxygène. Le physicien s'étonne-t-il de trou- ver sa loi en défaut? Va-t-il mettre en doute la fixité des lois de la nature? Point. 11 se dit simplement que la relation défectueuse était une relation symboli- que, qu'elle portait non pas sur le gaz réel et concret qu'il manipule, mais sur un certain être de raison, sur un certain gaz schématique que caractérisent sa den- sité, sa température et sa pression ; que, sans doute, ce schéma était trop simple, trop incomplet, pour représenter les propriétés du gaz réel placé dans les conditions où il se trouve actuellement. 11 cherche alors à compléter ce schéma, à le rendre plus apte à représenter la réalité; il ne se contente plus de repré- senter l'oxygène symbolique au moyen de sa densité, de sa température, de la pression qu'il supporte; il lui attribue un pouvoir diélectrique ; il introduit dans la construction du nouveau schéma l'intensité du champ 286 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE électrique où le gaz est placé ; il soumet ce symbole plus complet à de nouvelles études et il obtient la loi de compressibilité de Toxygène doué de polarisa- tion diélectrique ; c'est une loi plus comptiquée que celle qu'il avait obtenue tout d'abord ; elle renferme celle-ci comme cas particulier; mais, plus compréhen- sive, elle sera vérifiée dans des cas oîi la loi primitive tomberait en défaut. Cette nouvelle loi, cependant, est-elle définitive ? Prenez le gaz auquel elle s'applique ; placez-le entre les pôles d'un électro-aimant; voilà la nouvelle loi démentie à son tour par l'expérience. Ne croyez pas que ce nouveau démenti étonne le physicien ; il sait qu'il a affaire à une relation symbolique et que le sjTn- bole qu'il a créé, dans certains cas image fidèle de la réalité, ne saurait lui ressembler en toutes circon- stances. Il reprend donc, sans se décourager, le schéma par lequel il figure le gaz sur lequel il expérimente ; pour permettre à ce dessin de représenter les faits, il le charge de nouveaux traits; ce n'est plus assez que le gaz ait une certaine densité, une certaine température, un certain pouvoir diélectrique, qu'il supporte une certaine pression, qu'il soit placé dans un champ électrique d'intensité donnée; il lui attribue, en outre, un certain coefficient d'aimantation ; il tient compte du champ ma- gnétique où le gaz se trouve et, reliant tous ces éléments par un ensemble de formules, il obtient la loi de com- pressibilité et de dilatation du gaz polarisé et aimanté; loi plus compliquée, mais plus compréhensive que celles qu'il avait d'abord obtenues ; loi qui sera véri- fiée dans une infinité de cas où celles-ci recevraient un démenti, et, cependant, loi provisoire. Un jour, LA LOI PHYSIQUE 287 le physicien le prévoit, des conditions seront réalisées où cette loi, à son tour, se trouvera en défaut; ce jour- là, il faudra reprendre la représentation symbolique du gaz étudié, y ajouter de nouveaux éléments, énoncer une loi plus compréhensive. Le symbole ma- thématique forgé par la théorie s'applique à la réa- lité comme Tarmure au corps d'un chevalier bardé de fer ; plus Tarmure est compliquée, plus le métal rigide semble prendre de souplesse ; la multitude des pièces qui s'imbriquent comme des écailles assure un con- tact plus parfait entre Tacier et les membres qu'il protège ; mais, si nombreux que soient les fragments qui la composent, jamais l'armure n'épousera exacte- ment le modelé du corps humain. J'entends ce que l'on va m'objecter. On me dira que la loi de compressibilité et de dilatation formulée tout d'abord n'a nullement été renversée par les expériences ultérieures ; qu'elle demeure la loi selon laquelle l'oxygène se comprime et se dilate lorsqu'il est sous- trait à toute action électrique ou magnétique ; les recherches du physicien nous ont enseigné seulement qu'à cette loi, dont la valeur était maintenue, il con- venait de joindre la loi de compressibilité du gaz élec- trisé et la loi de compressibilité du gaz aimanté. Ceux-là mêmes qui prennent les choses de ce biais doivent reconnaître que la loi primitive nous pour- rait conduire à de graves méprises si nous l'énon- cions sans précaution ; que le domaine où elle règne doit être délimité par cette double restriction : le gaz étudié est soustrait à toute action électrique et à toute action magnétique ; or, la nécessité de cette restriction n'apparaissait point tout d'abord ; elle a été imposée 288 LA STRLCTLRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE par les expériences que nous avons relatées. Ces res- trictions sont-elles les seules qui doivent être appor- tées à son énoncé? Les expériences qui seront faites dans l'avenir n'en indiqueront-elles point d'autres, aussi essentielles que les premières ? Quel physicien ose- rait se prononcer à cet égard et affirmer que l'énoDcé actuel est non point provisoire, mais définitif? Les lois de la Physique sont donc provisoires en ce que les symboles sur lesquels elles portent sont trop simples pour représenter complètement la réalité; toujours il se trouve des circonstances où le symbole cesse de figurer les choses concrètes, où la loi cesse d^annoncer exactement les phénomènes ; l'énoncé delà loi doit donc être accompagné de restrictions qui per- mettent d'éliminer ces circonstances; ces restrictions, ce sont les progrès de la Physique qui les font connaî- tre ; jamais il n'est permis d'affirmer que Ton en pos- sède l'énumération complète, que la liste dressée ne subira aucune addition ni aucune retouche. Ce travail de continuelles retouches, par lequel les lois de la Physique évitent de mieux en mieux les démentis de l'expérience, joue un rôle tellement essen- tiel dans le développement de la Science, qu'on nous permettra d'insister quelque peu à son endroit et d'en étudier la marche sur un second exemple. De toutes les lois de la Physique, la mieux vérifiée par ses innombrables conséquences est assurément la loi de l'attraction universelle ; les observations les plus précises sur les mouvements des astres n'ont pu, jus- qu'ici, la mettre en défaut. Est-ce, cependant, une loi définitive? Non pas, mais une loi provisoire, qui doit se modifier et se compléter sans cesse pour se mettre d'accord avec l'expérience. LA LOI PHYSIQUE 289 Voici de Teau dans un vase ; la loi de Tattraction universelle nous fait connaître la force qui agit sur chacune des particules de cette eau ; cette force, c'est le poids de la particule; la Mécanique nous indique quelle figure Teau doit affecter: Quelles que soient la nature et la forme du vase, l'eau doit être terminée par un «plan horizontal. Regardez de près la surface qui termine cette eau ; horizontale loin des bords du vase, elle cesse de Têtre.au voisinage .des parois de verra; elle se relève le long de ces parois ; dans un tube étroit, elle monte très haut et devient tout à fait con- cave ; voilà la loi de l'attraction universelle en défaut. Pour éviter que les phénomènes capillaires ne démen- tent la loi de la gravitation, il faudra la modifier ; il faudra regarder la formule de la raison inverse du carré de la distance non plus comme une formule exacte, mais comme une formule approchée ; il faudra admet- tre que cette formule fait connaître avec une précision suffisante l'attraction de deux particules matérielles éloignées, mais qu'elle devient fort incorrecte lors- qu'il s'agit d'exprimer Taction mutuelle de deux éléments très peu distants ; il faudra introduire dans les équations un terme complémentaire qui, en les compliquant, les rendra aptes à représenter une classe plus étendue de phénomènes et leur permettra d'em- brasser, dans une même loi, les mouvements des astres et les effets capillaires. Cette loi sera plus compréhensive que celle de Newton; elle ne sera pas, pour cela, sauve de toute con- tradiction ; en deux points différents d'une masse liquide, que l'on plonge, comme l'a fait Draper, des fils métal- liques issus des deux pôles d'une pile : voilà les lois de la capillarité en désaccord avec l'observation. Pour 19 290 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE faire disparaître ce désaccord, il faudra reprendre la formule des actions capillaires, la modifier et la com- pléter en tenant compte des charges électriques que portent les particules du fluide et des forces qui s exer- cent entre ces particules électrisées. Ainsi se conti- nuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la Physique ; à toute loi que formulera la Physique^ la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d'un fait; mais, infatigable, la Physique retouchera^ modi- fiera, compliquera la loi démentie, pour la remplacer par une loi plus compréhensive, où Texception soule- vée par Texpérience aura, à son tour, trouvé sa règle. C'est par cette lutte incessante, c'est par ce travail qui, continuellement, complète les lois afin d'y faire rentrer les exceptions, que la Physique progresse; c'est parce qu'un morceau d'ambre frotté de laine met- tait en défaut les lois de la Pesanteur que la Physique a créé les lois de T Electrostatique; c'est parce qu'un aimant soulevait le fer en dépit de ces mêmes lois de la Pesanteur qu'elle a formulé les lois du Magné- tisme; c'est parce qu'CErstedt avait trouvé une excep- tion aux lois de TElectrostatique et du Magnétisme qu'Ampère a inventé les lois de l'Electrodynamiquc et de TElectromagnétisme. La Physique ne progresse pas comme la Géométrie, qui ajoute de nouvelles proposi- tions définitives et indiscutables aux propositions définitives et indiscutables qu'elle possédait déjà; elle progresse parce que, sans cesse, Texpérience fait éclater de nouveaux désaccords entre les lois et les faits et que, sans cesse, les physiciens retouchent et modi- fient les lois pour qu'elles représentent plus exacte- ment les faits. LA LOI PHY9IQCE 291 § V. — Les lois de Physique sont plus détaillées que les lois de sens commun. Les lois que Texpérience commune non scientifi- que nous permet de formuler sont des jugements géné- raux dont le sens est immédiat. Placé en présence d'un de ces jugements, on peut se demander : est-il vrai? Souvent la réponse est aisée; en tous cas, elle se formule par oui ou par non. La loi reconnue vraie Test pour tous les temps et pour tous les hommes; elle est fixe et absolue. Les lois scientificfues, fondées sur les expériences de Physique, sont des relations symboliques dont le sens demeurerait inintelligible à qui ignorerait les théories physiques. Etant symboliques, elles ne sont jamais ni vraies, ni fausses; comme les expériences sur lesquelles elles reposent, elles sont approchées. L'ap- proximation d'une loi, suffisante aujourd'hui, devien- dra insuffisante dans l'avenir, par le progrès des métho- des expérimentales; suffisante pour les besoins d'un physicien, elle ne satisfait pas au désir d'un autre; en sorte qu'une loi de Physique est toujours provi- soire et relative; elle est provisoire aussi, en ce qu'elle relie non des réalités, mais des symboles, et qu'il est toujours des cas où le symbole ne correspond plus à la réalité; les lois de la Physique ne peuvent donc être maintenues que par un travail continuel de retou- ches et de modifications. Le problème de la valeur des lois de la Physique se pose donc d'une tout autre manière, d'une manière infiniment plus compliquée et délicate que le pro- 292 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE blême de la certitude des lois de sens commun. On pourrait être tenté d'en tirer cette conclusion étrange que la connaissance des lois de la Physique constitue un degré de science inférieur à la simple connais- sance des lois de sens commun. A ceux qui cherche- raient à déduire des considérations précédentes cett^ conclusion paradoxale, contentons-nous de répondre en répétant des lois de la Physique ce que nous avons dit des expériences scientifiques : Une loi de Physi- que possède une certitude beaucoup moins immédiate et beaucoup plus difficile à apprécier qu'une loi de sens commun; mais elle surpasse cette dernière par la précision minutieuse et détaillée de ses prédictions. Que Ton compare cette loi de sens commun : à Paris, le soleil se lève tous les jours à Torient, monte dans le ciel, puis redescend et se couche à l'occident, aux formules qui font connaître, à chaque instant et à une seconde près, les coordonnées du centre du soleil, et Ton sera convaincu de l'exactitude de cette propo- sition. Cette minutie dans le détail, les lois de la Physique ne la peuvent acquérir qu'en sacrifiant quelque chose de la certitude fixe et absolue des lois de sens com- mun. Entre la précision et la certitude il y a une sorte de compensation ; l'une ne peut croître qu'au détri- ment de l'autre. Le mineur qui me présente une pierre peut m'affirmer, sans hésitation ni atténuation, que cette pierre renferme de l'or; mais le chimiste qui me montre un lingot brillant en me disant : c'est de l'or pur, doit ajouter ce correctif : ou presque pur; il ne peut affirmer que le lingot ne garde pas des traces infimes d'une matière étrangère. LA LOI PHYSIQUE 293 L'homme peut jurer de dire la vérité; mais il n*est pas en son pouvoir de dire toute la vérité, de ne dire rien que la vérité. « La vérité (1) est une pointe si subtile que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachentla pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. » (1) Pascal : Pensées, édition IIavet, art. III, n" 3. CHAPITRE VI LA THÉORIE PHYSIQUE ET l' EXPÉRIENCE § I. — Le contrôle expérimental d'une théorie n^a pas, en Physique y la même simplicité logique qu'en Physiologie. La théorie physique n'a d'autre objet que de fournir une représentation et une classification des lois expé- rimentales ; la seule épreuve qui permette de juger une théorie physique, de la déclarer bonne ou mau- vaise, c'est la comparaison entre les conséquefioes de cette théorie et les lois expérimentales quelle doit figu- rer et grouper. Maintenant que nous avons minutieu- sement analysé les caractères d'une expérience de Physique et d'une loi physique, nous pouToifô fixer les principes qui doivent régir la comparaison entre l'expé- rience et la théorie; nous pouvons dire commuent on reconnaîtra si une théorie est confirmée ou infirmée par les faits. Beaucoup de philosophes, lorsqu'ils parlent des sciences expérimentales, songent seulement aux sciences encore voisines de leur origine, comme la Physiologie, comme certaines branches de la Chimie, où le chercheur raisonne directement sur les faits, où la méthode dont il use n'est que le sens commun rendu plus attentif, où la théorie mathématique n'a point 296 LA STRCCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE encore introduit ses représentations symboliques. En de telles sciences, la comparaison entre les déductions d'une théorie et les faits d'expérience est soumise à des règles très simples; ces règles ont été formulées d'une manière particulièrement forte par Claude Ber- nard, qui les condensait en ce principe unique (1) : « L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d'esprit. » « La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l'investigation dans les phénomènes naturels, c'est de conserver une entière liberté d'es- prit assise sur le doute philosophique. » Que la théorie suggère des expériences à réaliser, rien de mieux ; « nous pouvons (2) suivre notre sen- timent et notre idée, donner carrière à notre imagina- tion, pourvu que toutes nos idées ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds ». Une fois l'expérience faite et les résultats nettement constatés, que la théorie s'en empare pour les généraliser, les coordonner, en tirer de nouveaux sujets d'expérience, rien de mieux encore ; « si l'on est bien imbu (3) des principes de la méthode expé- rimentale, on n'a rien à craindre ; car tant que l'idée est juste, on continue à la développer ; quand elle est erronée, l'expérience est là pour la rectifier ». Mais tant que dure l'expérience, la théorie doit demeurer à la porte, sévèrement consignée, du laboratoire ; elle doit (1) Claude Bernard : Introduction à la Médecine expérimentale, Paris, 1865 ; p. 63. (2) Claude Bernard, loc. cit., p. 64. (3) Claude Bernard, loc. cit.^ p. 70. LA THÉORIE PHYSIQUE ET l' EXPÉRIENCE 297 garder le silence et laisser, sans le troubler, le savant face à face avec les faits ; ceux-ci doivent être observés sans idée préconçue, recueillis avec la môme impar- tialité minutieuse, soit qu'ils confirment les prévisions de la théorie, soit qu'ils les contredisent ; la relation que l'observateur nous donnera de son expérience doit être un décalque fidèle et scrupuleusement exact des phénomènes ; elle ne doit pas même nous laisser deviner quel est le système en lequel le savant a con- fiance, quel est celui dont il se méfie. I « Les hommes (1) qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font encore de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue et, quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu'une confirmation de leur théorie. Ils défi- gurent ainsi l'observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu'ils ne concourent pas à leur but. C'est ce qui nous a fait dire ailleurs qu'il ne fallait jamais faire des expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les contrôler... Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres. Alors l'idée dominante de ces contemp- teurs d'autrui est de trouver les théories des autres en défaut et de chercher à les contredire. L'inconvénient pour la science reste le même. Ils ne font des expé- riences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire pour chercher la vérité. Ils font également de mau- (1) Claude BsiufAHD, loc. cil.^ p. 67. 298 LA STRUCTCRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE vaises observations parce qu'ils ne prennent dans les résultats de leurs expériences que ce qui convient à Icor but en négligeant e;. Selon cette exigence, toute grandeur introduite par le physicien dans ses formules devrait être reliée, par Tintermédiaire d'un procédé de mesure, à une propriété d'un corps ; toute opération algébrique effectuée sur ces grandeurs devrait, par Temploi de ces procédés de me- sure, se traduire en langage concret ; ainsi traduite, elle devrait exprimer un fait réel ou possible. Semblable exigence, légitime lorsqu'il s'agit des formules finales auxquelles aboutit la théorie, n'a au- cune raison d'être en ce qui concerne les formules et les opérations intermédiaires qui établissent le passage des postulats aux conclusions. Prenons un exemple : J. VVillard Gibbs a étudié théoriquement la disso- ciation d'un composé gazeux parfait en ses éléments, regardé ségalement comme des gaz parfaits. Une for- mule a été obtenue, qui exprime la loi de l'équilibre chimique au sein d'un tel système. Je me propose de discuter cette formule. Dans ce but, laissant inva- (1) Gustave Robin : Œuvres scienlifiques. Thermodynamique géné- rale, InlroductioD, p. xiv. (2) G. HoBiN, loc. cil. LA THÉORIE PHYSIQUE ET L'EXPÉaiENCB 341 riable la pression que supporte le mélange gazeux, je considère la température absolue qui figure dans la formule et je la fais varier de à + ». Si, h cette opérationi mathématique, on veut attrl^ buer un sens physique, on verra se dresser en foule les objections et les difficuUéS; Aucun thermomètre ne peut faire connaître les températures inférieures à une certaine limite, aucun ne peut déterminer les tempé- ratures suffisamment élevées; ce symbole que nous nommons tempércUure absolue ne peut, par les procé- dés de mesure dont nous disposonsi, être traduit en quelque chose qni aii un sens concret, à/ moins que sa valeur nu mérique ne demeure coaiiprise entre un certain minimum, et un certain maximum. D'ailleurs, aAix températures suffisamment basses, cet autre symbole que la Thermodynamique nomme gnz^ parfait n'est plus Timage, même approchée, d'aucun gaz réel. Ces difficultés, et bien d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, s'évanouissent si l'on prend garde aux remarques que nous avons formulées;. Dans la construc- tion de la théorie, la discussion dont nous venons de parler n'est qu'un intermédiaire ; il n'est point juste die lui chercher uo sens physique. C'est seulement lorsque cotte discussion nous aura conduits à une série de propositions, opm nous auiDns à soumettre ces pro- positions au' contrôle des faits ; alors, nous exami-^ nerons si, entre les limites où la température absolue peut se traduire en indications tbermomélrrques ooU'^ cpètes, où l'idée de gaz^ parfait est à peu près réalisée par lies fluides que nous observons, les conclusions- de notre discussion s'accordent avec les» résultats de rexpérience. 342 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE En exigeant que les opérations mathématiques par lesquelles les postulats produisent leurs conséquences aient toujours un sens physique, on impose au géomè- tre d'insupportables entraves qui paralysent toutes ses démarches ; il en arrive, avec G. Robin, à redouter remploi du calcul différentiel ; en fait, s'il se piquait de satisfaire sans cesse et scrupuleusement à cette exi- gence, il ne pourrait presque plus développer aucun calcul ; dès ses premiers pas, la déduction théorique se trouverait arrêtée. Une idée plus exacte de la méthode physique, une plus juste démarcation entre les propo- sitions qui ont à se soumettre au contrôle des faits et celles qui en sont dispensées, rendront au géomètre toute sa liberté et lui permettront d*user, pour le plus grand développement des théories physiques, de tou- tes les ressources de TAlgèbre. § VIII. — Certains postulats de la théorie physique sont-ils inaccessibles aux démentis de Vexpérience? On reconnaît qu'un principe est exact à la facilité avec laquelle il démôle les embarras compliqués où nous engageait l'emploi de principes erronés. Si donc l'idée que nous avons émise est exacte, si la comparaison s'établit forcément entre Vensemble de la théorie et Vensemble des faits d'expérience, nous devons voir s'évanouir, à la lumière de ce principe, les obscurités où nous nous égarerions en prétendant soumettre isolément chaque hypothèse théorique au contrôle des faits. Au premier rang des affirmations dont nous cher- LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 343 cherons à dissiper Tapparence paradoxale, nous en pla- cerons une qui, en ces dernières années, a été souvent formulée et commentée. Énoncée d'abord par M. G. Mil- haud (1) au sujet du corps pur de la Chimie, elle a été longuement et fortement développée par M. H. Poin- caré (2) à propos de principes de la Mécanique; M. Edouard Le Roy Ta également formulée (3) avec une grande netteté. Cette affirnjation est la suivante : Certaines hypothèses fondamentales de la théorie physique ne sauraient être contredites par aucune ex- périence, parce qu'elles constituent en réalité des dé- finitions, et que certaines expressions, usitées du phy- sicien, ne prennent leur sens que par elles. Prenons un des exemples cités par M. Ed. Le Roy : Lorsqu'un corps grave tombe librement, l'accélération de sa chute est constante. Une telle loi peut-elle être contredite par l'expérience? Non, car elle consti- tue la définition même de ce qu'il faut entendre par chute libre. Si, en étudiant la chute d'un corps grave, naus trouvions que ce corps ne tombe pas d'un mou- vement uniformément accéléré, nous en conclurions non pas que la loi énoncée est fausse, mais que le corps ne tombe pas librement, que quelque cause en en- trave le mouvement, et les écarts entre la loi énoncée M) G. MiLiiAUD : La Science rationnelle [Revue de Métaphysique et de Morale, 4' année, 1896, p. 280). — Le Rationnel, Paris, 1898, p. i5. (2) H. PoiN'CAHi^ : Sur les Principes de la Mécanique (Bibliothèque du Congrès intemational de Philosophie. 111. Logique et Histoire des Sciences. Paris, 1901 ; p. 451). — Sur la valeur objective des théories physiques {Revue de Métaphysique et de Morale, 10' année, 1902, p. 263 j. — La Science et l'Hypothèse, p. 110. (3) Edouard Le Roy : Un positivisme nouveau {Revue de Métaphy- sique et de Morale, 9* année, 1901, p. 143-144). 344 LA 8TBIXTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE et les faits observés nous serviraient à découvrir cette cause et à en analyser les effets. Ainsi, conclut M. Ed. Le Roy, « les lois sont invé- rifiables, à prendre les choses en toute rigueur..., parce qu'elles constituent le critère môme auquel on juge les apparences et les méthodes qu'il faudrait utiliser pour les soumettre à un examen dont la pré- cision soit susceptible de dépasser toute limite assi- gnable ». Reprenons plus en détail, à la lumière des principes précédemment posés, cette comparaison entre la loi de la chute des corps et Texpérience. Nos observations quotidiennes nous ont fait connaî- tre toute une catégorie de mouvements que noua avons rapprochés les uns des autres sous le nom de mouve- ments des corps graves ; parmi ces mouvements se trouve la chute qu'éprouve un corps grave lorsqu'il n'est gêné par aucun obstacle. H en résulte que ces mots : « chute libre d'un corps grave » ont un sens pour l'homme qui fait appel aux seules connaissances du sens commun, qui n'a aucune notion des théories physiques. D'autre part, pour classer les lois des mouvements dont il s'agit, le physicien a créé une théorie, la théo- rie de la pesanteur, application importante de la Mé- canique rationnelle; en cette théorie, destinée à four- nir une représentation symbolique de la réalité, il est également question de « chute libre d'un corps grav-e » ; par suite des hypothèses qui supportent tout ce schéma, une chute libre doit être nécessairement une chute uniformément accélérée. Les mots « chute libre d'un corps grave » ont mainte- LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'fXPÉRIENCE 345 nant deux sens distincts. Pour l'homme ignorant des théories physiques, ils ont leur signification réellèy ils signifient ce que le sens commun entend en les pronon- çant; pour le physicien, ils ont un sens symboliqtte, ils signifient « chute uniformément accélérée ». La théo- rie n'aurait pas rempli son but si le second sens n'étaii point le signe du premier, si une chute, regardée comme libre parle sens commun, n'était pas également une chute d'accélération uniforme, ou à peu près uni- forme, les constatations du sens commun étant essen-^ tîellement, nous l'avons dit, des^ constatations dénuées de précision. Cet accord, faute duquel la théorie eût été rejetée sans plus ample informé, se produit ; une chute que le sens commun déclare à peu près libre est aussi une chute dont l'accélération est à peu près constante. Mais la constatatton de cet accord, grossièrement approxima- tif, ne nous cootente pas ; nous voulons pousser plus loin et dépasser le degré de précision auquel peut pré- tendre le sens commun. A l'aide de la théorie que nous avons imaginée, nous combinons des appareils propres à reconnaître avec sensibilité si la chute d'un corps est ou n'est pas uniformément accélérée; ces appareils nous montrent qu'une certaine chute, regar- dée par le sens commun comme une chute libre, a une accélération légèrement variable. La proposition qui, dans notre théorie, donne son sens symbolique au mot « chute libre » ne représente pas avec une exac- titude suffisante les propriétés do la chute réelle et concrète que nous avons observée. Deux partis s'offrent alors à nous. En premier lieu, nous pouvons déclarer que nous 346 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE avons eu raison de regarder la chule étudiée comme une chute libre, d'exiger que la définition théorique de ces mots s'accorde avec nos observations ; dans ce cas, puisque notre définition théorique ne satisfait pas à cette exigence, elle doit ôtre rejetée ; il nous faut con- struire une autre Mécanique sur des hypothèses nou- velles. Mécanique en laquelle les mots « chute libre » signifieront non plus « chute uniformément accé- lérée », mais « chute dont Taccélération varie suivant une certaine loi ». En second lieu, nous pouvons déclarer que nous avons eu tort d'établir un rapprochement entre la chute concrète que nous avons observée et la chute libre symbolique définie par notre théorie; que celle-ci était un schéma trop simplifié de celle-là ; que, pour re- présenter convenablement la chute sur laquelle nos expériences ont porté, le théoricien doit imaginer non plus un grave tombant librement, mais un grave gêné par certains obstacles tels que la résistance de Tair; qu'en figurant l'action de ces obstacles au moyen d'hy- pothèses appropriées, il composera un schéma plus compliqué que le grave libre, mais plus apte à repro- duire les détails de l'expérience ; en résumé, selon le langage que nous avons précédemment fixé (ch. iv, § 3), nous pouvons chercher à éliminer, au moyen de cor- rections convenables, les causes derreur, telles que la résistance de l'air, qui inUuaient sur notre expérience. M. Le Roy affirme que nous prendrons le second parti et non le premier ; en quoi il a assurément rai- son. Les causes qui nous dicteront cette détermina- tion sont aisées à apercevoir. En prenant le premier parti, nous serions obligés de détruire de fond en LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 347 comble un très vaste système théorique, qui représente d'une manière très satisfaisante un ensemble très'élendu et très complexe de lois expérimentales. Le second parti, au contraire, ne fait rien perdre du terrain déjà conquis à la théorie physique ; de plus, il a réussi dans un si grand nombre de cas que nous sommes fondés à escompter un nouveau succès. Mais dans cette con- fiance accordée à la loi de la chute des graves, nous ne voyons rien d'analogue à la certitude que la défini- tion géométrique tire de son essence même, à cette cer- titude par laquelle on serait insensé si Ton allait douter que les divers points d'une circonférence ne fussent tous équidistants du centre. Nous ne trouvons ici qu'une application particulière du principe posé au § 2. Un désaccord entre les faits con- crets qui composent une expérience, et la représenta- tion symbolique que la théorie substitue à cette expé- rience, nous prouve que quelque partie de ce symbole est à rejeter. Mais quelle partie? C'est ce que Texpé- rience ne nous dit pas, ce qu'elle laisse à notre saga- cité le soin de deviner. Or, parmi les éléments théori- ques qui entrent dans la composition de ce symbole, il en est toujours un certain nombre que les phy- siciens d'une certaine époque s'accordent à accepter sans contrôle, qu'ils regardent comme hors de con- teste. Dès lors, le physicien qui doit modifier ce sym- bole fera sûrement porter sa modification sur des éléments autres que ceux-là. Mais ce qui pousse le physicien à agir ainsi, ce n'est point une nécessité logique ; en agissant autrement il pourrait être maladroit et mal inspiré ; il ne marche- rait pas, pour cela, sur les traces du géomètre assez 348 LA 8TRCCTDRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE insensé pour contredire à ses propres définitions ; il ne ferait rien d'absurde. Il y a plu&; un jour peut- être, en agissant autrement, en refusant d'invoquer des causes d'erreur et de recourir à des correctio»s pour rétablir Taccofd' entre le schéma théorique et le fait, en portant ré«olurtient la réforme parmi les pro- positions qu'un commun accord déclarait intangibles, il accomplira l'œuvre de génie qui ouVre h la théorie une carrière nouvelle. En effet, ces hypothèses, qui sont devenues des con- ventions universellement acceptées, dont la certitude semble briser la contradiction expérimentale et là rejeter sur d'autres suppositions plus douteuses, il fau- drait bien se garder de les croire à tout jamais assurées. L'histoire de la Physique nous montre que, bien sou- vent, l'esprit humain a été amené à renverser âe fond en comble de tels principes, regardés d'un commun accord, pendant des siècles, comme des axiomes invio- lables, et à rebâtir ses théories physiques sur de nou- velles hypothèses. Fut-il, par exemple, pendant des millénaires, prin- cipe plus clair et plus assuré que celui-ci : Dan& un milieu homogène, la lumière se propage en ligne droite? Non seulement cette hypothèse portait toute rOptique ancienne, Catoptrique et Dioptrique, dont lès élégantes déductions géométriques représentaient à souhait un nombre immense de faits, mais encore elle était devenue, pour ainsi dire, la définition phy- sique de la ligne droite ; c'est à cette hypothèse que devait faire appel tout homme désireux de réaliser une droite, le charpentier qui vérifie la rectitude d'une pièce de bois, l'arpenteur qui jalonne un ali- LA THÉORIE *»HYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 349 gnement, le géodésien qui relève ime direction au moyen des pinnules de son alidad<3, lastronome qui définit Torientation des étoiles sur lesquelles il rai- sonne par Taxe optique de sa lunelte. Cependant, un jour vint où Ton se lassa d'attribuer à quelque cause d'erreur les effets de diffraction observés par Grimaldi, où Ton se résolut à rejeter la loi de la propagation rectiligne de la lumière, à donner à l'Optique des fon- ^efuents entièrement nouveaux ; et celte audacieuse résolution fut, pour la théorie physique, le signal de progrès merveilleux. § IX. — Des hypothèses dont renoncé n*a aucun sens expéiimenial. Cet exemple, et ceux que Thistoire de la Science nous permettrait d'y joindre, nous montrent que nous serions fort imprudents de dire, au sujet d'une hypo- thèse communément admise aujourd'hui : « Nous sommes certains que jamais nous ne serons conduits à l'abandonner par une expérience nouvelle, quelque précise qu'elle soit. »> Cependant, cette affirmation, M. H. Poincaré n'hésite pas à l'émettre (1) au sujet des principes de la Mécanique. Aux raisons déjà invoquées pour prouver que ces principes ne peuvent être atteints par un démenti expérimental, M. H. Poincaré en joint une qui paraît encore plus convaincante : non seulement ces principes (1) H. PoiNCAHÉ : Sur les principes de la Mécanique (Bibliothèque du Congrès international de l'hilosophie. III. Logique et Histoire des Sciences. Paris, 1901 ; pp. 41o, 491). 350 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ne peuvent être démentis par l'expérience, parce qu'ils sont les règles, universellement acceptées, qui nous servent à découvrir, dans nos théories, les tares signa- lées par ces démentis; mais encore ils ne peuvent être démentis par Texpérience parce que Yopération qui prétendrait les comparer aux faits n'aurait aucun sens. Expliquons cela par un exemple. Le principe de l'inertie nous enseigne qu'un point matériel soustrait à l'action de tout autre corps se meut en ligne droite d'un mouvement uniforme. Or, on ne peut observer que des mouvements relatifs ; on ne peut donc donner un sens expérimental à ce principe que si l'on suppose choisi un certain terme, un certain solide géométrique pris comme repère fixe, auquel le mouvement du point matériel soit rapporté. La fixation de ce repère fait partie intégrante de Ténoncé de la loi; si Ton omettait cette fixation, cet énoncé serait dénué de signification. Autant de repères distincts, autant de lois différentes. On énoncera une loi de l'inertie, si Ton dit que le mouvement d'un point isolé, supposé vu de la terre, est rectiligne et uniforme, une autre si l'on répète la même phrase en rapportant le mouve- ment au Soleil, une autre encore si le repère choisi est l'ensemble des étoiles fixes. Mais alors, une chose est bien certaine : c'est que, quel que soit le mouvement d'un point matériel vu d'un premier repère, l'on peut toujours, et d'une infinité de manières, choisir un second repère de telle sorte que, vu de là, notre point matériel paraisse se mouvoir en ligne droite d'un mou- vement uniforme. On ne saurait donc tenter une vérification expérimentale du principe de l'inertie; faux si Ton rapporte les mouvements à un certain repère, il LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 351 deviendra vrai si Ton fait choix d'un autre terme de comparaison, et Ton sera toujours libre de choisir ce dernier. Si la loi de l'inertie énoncée en prenant la Terre pour repère est contredite par une observation, on lui substituera la loi de l'inertie dont l'énoncé rapporte les mouvements au Soleil; si celle-ci à son tour est con trouvée, on remplacera dans l'énoncé le Soleil par le système des étoiles fixes, et ainsi de suite. 11 est impossible de fermer cette échappatoire. Le principe de l'égalité entre l'action et la réac- tion, longuement analysé par M. Poincaré (I), donne lieu à des remarques analogues. Ce principe peut s'énoncer ainsi : « Le centre de gravité d'un système isolé ne peut avoir qu'un mouvement rectiligne et uniforme. » C'est ce principe que nous noué proposons de vérifier par l'expérience. « Pouvons-nous faire cette vérification? Pour cela, il faudrait qu'il existât des sys- tèmes isolés; or, ces systèmes n'existent pas; le seul système isolé, c'est l'Univers entier. » « Mais nous ne pouvons observer que des mouve- ments relatifs; le mouvement absolu du centre de gravité de l'Univers nous sera donc à tout jamais inconnu ; nous ne pourrons jamais savoir s'il est rectiligne et uniforme, ou, pour mieux dire, la ques- tion n'a aucun sens. Quels que soient les faits que nous observions, nous resterons donc toujours libres de supposer que notre principe est vrai. » Ainsi maint principe de la Mécanique a une forme telle qu'il est absurde de se demander : Ce principe (1) H. Poi>*CARÉ, loc. cit., pp. 472 et seqq. ï 352 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE est-il OU n'est-il pas d'accord avec Texpérience? Ce caractère étrange n'est pas particulier aux principes de la Mécanique; il marque également certaines hypo- thèses fondamentales de nos théories physiques ou chimiques (1). La théorie chimique, par exemple, repose tout entière sur la lai des proportions multiples; voici l'énoncé précis de cette loi : Des corps simples A, B, C peuvent, en s'unissant en diverses proportions, former divers composés M, M'... Les masses des corps A, B, G qui se combinent pour former le composé M sont entre elles comme les trois nombres a, b, c. Alors les masses des éléments A, B, C qui se combinent pour former le composé M' seront entre elles comme les nombres «a^ ^, y^* a, 6, Y, étant trois nombt^s entiers. Cette loi peut-elle (^tre soumise au contrôle de l'ex- périence? L'analyse chimique nous fera codbaitre la composition chimique du corps M' non pas exac- tement, mais avec une certaine approximation ; l'in- certitude des résultats obtenus pourra être extrême- ment petite ; elle ne sera jamais rigoureusement nulle. O, en quelques rapports que les éléments A, B, C se trouvent combinés au sein du composé M', on pourra toujours représenter ces rapports, avec une approxi- mation aussi grande que l'on voudra, par les rapports mutuels de trois produits «a, p6, 7c, où a, p, y seront des nombres entiers ; en d'autres termes, quels que soient les résultats donnés par l'analyse chimique (1) p. DuHEM : Le Mixte et la combinaison chimique; Essai sur l'Évo- lution d'une idéCy Paris, 1902 ; p. I'i9-161. LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 353 du composé M', on est toujours assuré de trouver trois nombres entiers a, p, y» grâce auxquels la loi des pro- portions multiples se trouvera vérifiée avec une pré- cision supérieure à celle des expériences. Çonc aucune analyse chimique, si fine soit-elle, ne pourra jamais mettre en défaut la loi des proportions multiples. D'une manière semblable, la Cristallographie tout entière repose sur la loi des indices rationnels, qui se formule de la manière suivante : Un trièdre étant formé par trois faces d'un cristal, une quatrième face coupe les trois arêtes de ce trièdre à des distances du sommet qui sont entre elles comme trois certains nombres a, b, c, les paramètres du cris- tal. Une autre face quelconque doit couper ces mêmes arêtes à des distances du sommet qui soient entre elles comme 7a, p6, yc, où a, p, y sont trois nombres entiers, les indices de la nouvelle face cristalline. Le goniomètre le plus parfait ne détermine Torien- tation d'une face cristalline qu'avec une certaine approximation ; les rapports entre les trois segments qu'une telle face détermine sur les arêtes du trièdre fondamental sont toujours passibles d'une certaine erreur; or, quelque petite que soit cette erreur, on peut toujours choisir les trois nombres a, p, y de telle sorte que les rapports mutuels de ces segments soient représentés, avec une erreur moindre, par les rapports mutuels des trois nombres «a, pi, -^c ; le cristallographe qui prétendrait rendre la loi des indices rationnels justi- ciable de son goniomètre n'aurait assurément pas com- pris le sens même des mots qu'il emploie. La loi des proportions multiples, la loi des indices rationnels, sont des énoncés mathématiques dépour- 23 3Kfr LA STRUCTURE DE LA THÉOiRlË PHVâiaHE vu^ de touL senât physique. Un énoneé mallkéDiaiiqtte B*a! de sens physi€pe que s^il garde une sigiiiiicatiioa lorsqu'on y introduit le moï àpeit près. Ce n'est pa» le cas des énoncés- que uobs venons de rappeler^ ILs* ont^en effet, pourobjet d'affirayerque certains rapport» sont des nombres commensiirables. Ils dégénéreraienè en simples truismes bi on leur faisait déclarer que ces rapports sont à peu prifs coninwnsurables ; car un rap- port incommensurable quelconque est toujours à peu près commensurablc ; il est nkème aussi près que Ton veut d*être commensurablc. 11 serait donc absurde de vouloir soumettre au contrôle direct de Texpérience certains principes de la Mécanique; il serait absurde de vouloir soumettre à ce contrôle direct la loi des proportions multiples ou la loi des indices rationnels. En résulte-t-il que ces hypothèses, placées hors de l'atteinte du démenti expérimental direct, n'aient plus rien à redouter de l'expérience ? Qu'elles soient assurées de demeurer immuables quelles que soient les décou- vertes que l'observation des faits nous réserve ? Le prétendre serait commettre une grave erreur. Prises isolément, ces diverses hypothèses n'ont aucun sens expérimental ; il ne peut être question ni de les confirmer, ni de les contredire par l'expérience. Mais ces hypothèses entrent comme fondements essen- tiels dans la construction de certaines théories, de la Mécanique rationnelle, de la théorie chimique, de la Cristallographie ; l'objet de ces théories est de représen- ter des lois expérimentales ; ce sont des schémas essen- tiellement destinés à être comparés aux faits. Or, cette comparaison pourrait fort bien, quelque jour, faire reconnaître qu'une de nos représentations LA THÉORIE) PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 3SS s'ajuste mal aux réalités qu'elle doit figurer; que les corrections qui viennent compliquer notre schéma ne suffisent pas à assurer une coocordance suffisante entre ce schéma et les faits ; que la théorie, long- temps admise sans conteste, doit être rejetée ; qu'une théorie toute différente doit être construite sur des hypothèses entièrement nouvelles. Ce jour-là, quel- qu'une de nos hypothèses qui, prise isolément, défiait le démenti drrect dé l'expérience, s'écroulera, avec lô système qu'elle portait, sous le poids des contradic- tions que la réalité aura infligées aux conséquences de ce système pris dans son ensemble (1). En réalité, les hypothèses qui n'ont par elles-mêmes aucun sens physique subissent le contrôle de l'expé- rience exactement de la même manière que les autres hypothèses. Quelle que soit la nature d'une hypothèse, jamais, nous l'avons vu au début de ce Chapitre, elle ne peut être isolément contredite par l'expérience ; la con- tradiction expérimentale porte toujours, en bloc, sur tout un ensemble théorique, sans que rien puisse dési- gner quelle est, dans cet ensemble, la proposition qui doit être rejelée. Ainsi s'évanouit ce qui aurait pu sembler paradoxal en cette affirmation : Certaines théories physiques reposent sur des hypothèses qui n'ont aucun sens phy- sique. (1) Au Congrès international de Philosophie, tenu à Paris en 1900, M. Poincaré avait développé cette conclusion : « Ainsi s'explique que l'expérience ait pu édifier (ou suggérer) les principes de la Mécanique, mais qu elle ne pourra jamais les renverser. » A cette conclusion, M. Hadamard avait opposé diverses observations, entre autres celle-ci : « D'ailleurs, conformément à une remarque de M. Duhem, ce n'est pas une hypothèse isolée, mais l'ensemble des hypothèses de la Méca- nique que fon peut essayer de vérifier expérimentalement. » {Revue de Métaphysique et de Morale^ 8* année, 1900, p. 559.) 356 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE § X. — Le bon sens est juge des hypothèses qui doivent être abandonnées. Lorsque rexpérience frappe de contradiction certaines conséquences d'une théorie, elle nous enseigne que cette théorie doit être modifiée, mais elle ne nous dit pas ce qu'il y faut changer. Elle laisse à la sagacité du physicien le soin de rechercher la tare qui rend boiteux tout le système. Aucun principe absolu ne guide cette recherche que des physiciens différents peuvent mener de manières fort diverses, sans avoir le droit de s'accuser réciproquement d'illogisme. L'un, par exemple, peut s'obliger à sauvegarder certaines hypothèses fondamentales, tandis qu'il s'efforce, en compliquant le schéma auquel ces hypothèses s'appli- quent, en invoquant des causes d'erreur variées, en multipliant les corrections, de rétablir l'accord entre les conséquences de la théorie et les faits. L'autre, dédaignant ces chicanes compliquées, peut se résoudre à changer quelqu'une des suppositions essentielles qui portent le système entier. Le premier n'a point le droit de condamner d'avance l'audace du second, ni le second de traiter d'absurde la timidité du premier. Les méthodes qu'ils suivent ne sont justiciables que de l'expérience et, s'ils parviennent tous deux à satis- faire aux exigences de l'expérience, il est logiquement permis à l'un comme à l'autre de se déclarer content de l'œuvre qu'il a accomplie. Cela ne veut point dire que l'on ne puisse très jus- tement préférer l'œuvre de l'un à l'œuvre de l'autre; LA THÉORIE PHYSIQUE ET l'eXPÉRIENCE 357 la pure logique n'est point la seule règle de nos juge- ments ; certaines opinions, qui ne tombent point sous le coup du principe de contradiction, sont, toutefois, parfaitement déraisonnables ; ces motifs qui ne décou- lent pas de la logique et qui, cependant, dirigent notre choix, ces « raisons que la raison ne connaît pas », qui parlent à Tesprit de finesse et non à Tesprit géométrique, constituent ce que Ton appelle proprement le bon sens. Or, il se peut que le bon sens nous permette de décider entre nos deux physiciens. 11 se peut que nous ne trouvions point sensée la hâte avec laquelle le second a bouleversé les principes d'une théorie vaste et harmonieusement construite, alors qu'une modifi- cation de détail, une légère correction, auraient suffi à mettre cette théorie d'accord avec les faits. 11 se peut, au contraire, que nous trouvions puérile et déraison- nable l'obstination avec laquelle le premier physicien maintient coûte que coûte, au prix de continuelles réparations et d'un fouillis d'étais enchevêtrés, les colonnes vermoulues d'un édifice qui branle de toutes parts, alors qu'en jetant bas ces colonnes, il serait possible de construire sur de nouvelles hypothèses un système simple, élégant et solide. Mais ces raisons de bon sens ne s'imposent pas avec la môme implacable rigueur que les prescriptions de la logique ; elles ont quelque chose de vague et de flottant ; elles ne se manifestent pas en même temps, avec la même clarté, à tous les esprits. De là, la possibilité de longues querelles entre les tenants d'un ancien système et les partisans d'une doctrine nou- velle, chaque camp prétendant avoir le bon sens pour lui, chaque parti trouvant insuffisantes les raisons de 358 LA STRUCTURE DE LA TMÉORFE PHYSIQUE radvcrsaire. De ces querelles, Thistoire de la Physi- que nous fonmirait d'innombrables exemples, à toutes les époques, dans tous les domaines. Bornons-nmis à rappeler la téfnatîité et Tingéniosité avec lesquelles Bidt, par un continuel apport de corrections et a*'hypothèses accessoires, tnaintenait en Optique la doctrine émi^- sioniste, tandis que Fresnel opposait sans cesse à cette doctrine de nouvelles expériences favorables à la théorie ondulatoire. Toutefois, cet état d'indécision n'a jamais qu'un .temps. Un jour vient où le bon sens se déclare si clairement en faveur d'un des deux partis que l'autre parti renonce à la lutte, alors même que la pure logi- que n'en interdirait pas la continuation. Après que Texpérience de Foucault etit montré que la lumière se propageait plus Vite dans l'air que dans l'eau, Biot renonça à soutenir l'hypothèse de rémission ; en toute rigueur, la pure logique ne l'eût point contraint à cet abandon, car Texpérience de Foucault n'était point Vexperimenttmi cnicis qu'Arago y croyait reconnaître ; mais en résistant plus longtemps à l'Optique vibra- toire, Biot aurait manqué de bon sens. Puisque le moment où une hypothèse insuffisante doit céder la place à une supposition plus féconde n'est pas marqué avec une rigoureuse précision par la logique, puisqu'il appartient au bon sens de recon- naître ce moment, les physiciens peuvent hâter ce jugement et accroître la rapidité du progrès scienti- fique en s'efTorçant de rendre en eux-mêmes le bon sens plus lucide et plus vigilatit. Or, rien ne contribue davantage à entraver le bon sens, à en troubler la clairvoyance, que les passions et les intérêts. Rien LA THÉORIE PHYSIQUE ET L*EXPÉR1ENCE 359 donc ne retardera la décision qui doit, en une théorie physique, déterminer une heureuse réforme comme la vanité qui rend le physicien trop indulgent à son pro- pre système, trop sévère au système d'autrui. Nous sommes ainsi ramenés à celte conclusion, si clairement formulée par Claude Bernard : La saine critique expé- rimentale d'une hypothèse est subordonnée à certaines conditions morales ; pour apprécier exactement l'accord d'une théorie physique avec les faits, il ne suffit pas d'être bon géomètre et expérimentateur habile, il faut encore être juge impartial et loyal. CHAPITRE VII LE CHOIX DES HYPOTHÈSES § 1. — A quoi se réduisent les conditions imposées par la logique au choix des hypothèses. Nous avons soigneusement analysé les diverses opéra- tions par lesquelles se construit une théorie physique; nous avons, en particulier, soumis à une sévère criti- que les règles qui permettent de comparer les conclu- sions de la théorie aux lois expérimentales ; il nous est loisible maintenant de revenir aux fondements mê- mes de la théorie et, sachant ce qu'ils doivent porter, de dire ce qu'ils doivent être. Nous allons donc donner réponse à cette question : Quelles conditions la logique impose-t-elle au choix des hypothèses sur lesquelles doit reposer une théorie physique ? D'ailleurs, les divers problèmes que nous avons exa- minés dans nos précédentes études, les solutions que nous en avons données, nous dictent, pour ainsi dire, cette réponse. La logique exige-t-elle que nos hypothèses soient les conséquences de quelque système cosmologique ou, du moins, qu'elles s'accordent avec les conséquences d'un tel système ? Nullement. Nos théories physiques ne se piquent point d'être des explications ; nos hypo- 362 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE thèses ne sont point des suppositions sur la nature môme des choses matérielles. Nos théories ont pour seul objet la condensation économique et la classifica- tion des lois expérimentales : elles sont autonomes et indépendantes de tout système métaphysique. Les hy- pothèses sur lesquelles nous les bâtissons n'ont donc pas besoin d'emprunter leurs matériaux à telle ou telle doctrine philosophique; elles ne se réclament point de Tautorité d'une Ecole métaphysique et ne crai- gnent rien de ses critiques. La logique veut-elleque nos hypothèses soient simple- ment des lois expérimentales généralisées par induc- tion ? La logique ne saurait avoir des exigences 'aux- quelles il est impossible de satisfaire. Or, tious ravcms reconnu, il esft impossible de construire une théorie «pirr la -méthode purement inductive. Newton et Ampère y ont échoué, et, cependant, ces deux génies s'étaient Tentés de »e rien admettre dans leurs sjFstèmes qui ne fâft entièremefnt tiré de l'expérience. Nous tic répru- gi»erons donc point à accueillir, au nombre des -fonde- ments sur lesquels reposera notre Physique, dé» pos- tulats que l'expérience n'a pas fournis. La logique nous impose-t-elle de ne point intro- duire nos hypothèses, si ce n'est une à une, et de soumettre chacune d'elles, avant de la déclarer receva- ble, à un contrôle minutieux qui en éprouve la soli- dité? Ce serait encore une exigence absurde. Tout contrôle expérimental met en œuvre les parties les pius diverses de la Physique, fait appel à des hypothè- ses innombrables; jamais il n'éprouve une hypothèse déterminée en l'isolant de toutes tes autres; la logique ne peut réclamer que l'on essaye à tour de rôle 'cha- LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 363 cune des hypothèses que Ton compte employer, canr un tel essai e^t ifapossible. Quelles sont donc les conditions qui s'imposent logi- quement au choix des hypothèses sur lesquelles doit reposer la théorie physique ? Ces conditions sont de trois sortes. En premier lieu, une hypothèse ne sera pas u-ne pro- position contradictoire en soi, car le physicien entend ne pas énoncer des non-sens. En second lieu, les diverses hypothèses qui doivent porter la Physique ne se contrediront pas les unes les autres ; la théorie physique, en effet, ne doit pas se ré- soudre en un amas de modèles disparates et incompa- ttWes ; elle entend garder, avec un soin jaloux, Tanité logique, car une intuition que nous sommes impuissants à justifier, mais qu'il nous est impossible d'aveugler, nous montre qu'à cette condition seulement la théo- rie tendra à sa forme idéale, à la forme de classification naturelle. 'E*i troisième lieu, les hypothèses seront choisies 4e telle manière que, de leur ensemble, la déduction ma- thématique puisse tirer des conséquences qui représen- tent, avec une approximation suffisante, rensembled&s lois expérimentales. La représentation schématique, au moyen des symboles mathématiques, des lois établies par TexpérimeJitateuT, est, en effet, le but propre de la théorie physique ; toute théorie dont une conséquence serait em contradiction manifeste avec une loi observée devrait être impitoyablement reJBlée. Mais il n'est point possible de comparer une conséquence isolée de la théorie aune loi expérimentale isolée. Ce sont les deux systèmes pris dans leur intégrité, le système 364 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE entier des représentations théoriques, d'une part, le système entier des données d'observation, d'autre part, qui doivent être comparés l'un à l'autre et dont la ressemblance doit ^tre appréciée. § 2. — Les hypothèses ne sont point le produit d'une création soudaine, mais le résultat d'une évolution progressive. — Exemple tiré de l'attraction universelle. A ces trois conditions se réduisent les exigences imposées par la logique aux hypothèses qui doivent porter une théorie physique ; pourvu qu'il les res- pecte, le théoricien jouit d'une entière liberté ; il peut jeter comme bon lui semblera les fondations du sys- tème qu'il va construire. Pareille liberté ne sera-t-elie pas la plus embarras- sante de toutes les gênes ? Eh quoi! Devant les yeux du physicien s'étend à perte de vue la foule innombrable, la cohue désordon- née des lois expérimentales, que rien encore ne résume, ne classe et ne coordonne ; il lui faut formuler des prin- cipes dont les conséquences donneront une représen- tation simple, claire, ordonnée, de cet effrayant en- semble de données de l'observation ; mais avant de pouvoir apprécier si les conséquences de ses hypothè- ses atteignent leur objet, avant de pouvoir reconnaî- tre si elles donnent des lois expérimentales une image ressemblante et une classification méthodique, il lui faut constituer le système entier de ses suppositions ; et lorsqu'il demande à la logique de le guider en cette difiicile besogne, de lui désigner quelles hypothèses LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 365 il doit choisir, quelles il doit rejeter, il reçoit cette simple prescription d'éviter la contradiction, prescrip- tion désespérante par Textrême latitude qu'elle laisse à ses hésitations. L'homme peut-il user utilement d'une liberté à ce point illimitée ? Son intelligence est-elle assez puissante pour créer de toutes pièces une théorie physique ? Assurément non. Aussi l'histoire nous montre-t-elle qu'aucune théorie physique n'a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a toujours procédé par une suite de retouches qui, gra- duellement, à partir des premières ébauches presque informes, ont conduit le système à des états plus ache- vés; et, en chacune de ces retouches, la libre initia- tive du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstan- ces les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n'est point le produit soudain d'une créa- tion ; elle est le résultat lent et progressif d'une évolution. Lorsque quelques coups de bec brisent la coquille de l'œuf et que le poussin s'échappe de sa prison, l'enfant peut s'imaginer que cette masse rigide et immobile, semblable aux cailloux blancs qu'il ramasse au bord du ruisseau, a soudainement pris vie et produit l'oi- seau qui court et piaille ; mais là où son imagination puérile voit une soudaine création, le naturaliste re- connaît la dernière phase d'un long développement; il remonte, par la pensée, à la fusion première de deux microscopiques noyaux pour redescendre, ensuite, la série des divisions, des différenciations, des résorp- 366 LA STRUCTURE. DE LA THÉORIE PHYSIQUE lions qui, cellule par cellule, oat construit le corps du jeune poulet. Le profane vulgaire juge de la naissance des théo- ries physiques comme Tenfant juge de Téclosion du poulet. Il croit que cette fée à laquelle il donne le nom de Science a touché de sa baguette magique le front d'un homme de génie et que la théorie s'est aussitôt manifestée, vivante et achevée : telle Pallas Athena sortant tout armée du front de Zeus. 11 pense qu'il a suffi à Newton de voir une pomme tomber dans un pré pour que, soudainement, les effets de là chute des graves, les mouvements de la Terre, de la Lune, des planètes et de leurs satellites, les voyages des comètes, le flux et le reflux de TOcéan, se vinssent résumer et classer en cette unique proposition : Deux corps quel- conques s'attirent proportionnellement au produit de leurs masses et en raison inverse du carré de leur mu- tuelle distance. Ceux qui ont de la nature et de l'histoire des théo- ries physiques une vue plus profonde savent que, pour trouver le germe de cette doctrine de la gravitation universelle, il le faut chercher parmi les systèmes de la science hellène ; ils connaissent les lentes métamor- phoses de ce germe au cours de son évolution millé- naire ; ils énuraèrent les apports de chaque siècle à l'œuvre qui recevra de Newton sa forme viable ; ils n'oublient point les hésitations et les tâtonnements par lesquels Newton même a passé avant de produire un système achevé ; et, à aucun moment, dans l'histoire de l'attraction universelle, ils n'aperçoivent un phéno- mène qui ressemble à une soudaine création ; un instant où Tesprit humain, soustrait à l'impulsion de tout mo* LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 367 bile, étranger aux sollicitations des doctrines passées et aux contradictions des expériences présentes, aurait usé, pour formuler ses hypothèses, de toute la liberté que la logique lui concède. Nous ne saurions exposer ici, avec quelque détail, rhistoire des efforts par lesquels Thumanité a préparé la mémorable découverte de Tattraction universelle ; un volume y suffirait à peine ; du moins voudrions-nous Tesquisser à grands traits, afin de montrer par quelles vicissitudes cette hypothèse fondamentale a passé avant de se formuler clairement. Aussitôt que Thomme a songé à étudier le monde physique, une classe de phénomènes a dû, par sa géné- ralité et son importance, solliciter son attention ; la pesanteur a dû être l'objet des premières méditations des physiciens. Ne nous attardons point à rappeler ce que les phi- losophes de Tantique Hellade ont pu dire du grave et du léger ; prenons comme point de départ de l'histoire que nous voulons parcourir la Physique enseignée par Aristote ; d'ailleurs, de l'évolution, depuis longtemps ébauchée, mais que nous suivons seulement à partir de ce point, ne retenons que ce qui prépare la théorie newtonienne, en négligeant systématiquement tout ce qui ne tend point à ce but. Pour Aristote, tous les corps sont des mixtes que composent, en proportions diverses, les quatre élé^ mentSy la terre, Tcau, Tair et le feu ; de ces quatre éléments, les trois premiers sont lourds ; la terre est plus lourde que Teau, qui l'est plus que l'air ; le feu seul est léger; les mixtes sont plus ou moins lourds ou légers selon la proportion des éléments qui les forment. 368 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Qu'est-ce à dire? Un corps lourd est un corps doué d'une telle forme substantielle qu'il se meut, de lui- même, vers un point mathématique, le centre de rUni- verSy toutes les fois qu'il n'en est pas empêché ; et pour qu'il en soit empêché, il faut qu'il trouve au- dessous de lui soit un support solide, soit un fluide plus lourd que lui ; un fluide moins lourd n'empê- cherait pas son mouvement, car le plus lourd tend à se placer au-dessous du moins lourd. Un corps léger est de même un corps dont la forme substantielle est telle que, de lui-même, il se meut en s'écartant du centre du Monde. Si les corps sont doués de telles formes substantiel- les, c'est que chacun d'eux tend à occuper son lieu naturel, lieu d'autant plus rapproché du centre du Monde que le corps est plus riche en éléments lourds, d'autant plus éloigné de ce point que le mixte est plus imprégné d'éléments légers. La situation de chaque élément en son lieu naturel réaliserait dans le monde un ordre où chaque élément aurait atteint la perfec- tion de sa forme ; si donc la forme substantielle de tout élément et de tout mixte a été douée de l'une de ces qualités que l'on nomme gravité ou légèreté, c'est afin que l'ordre du Monde retourne par un mouvement naturel à sa perfection toutes les fois qu'un mouvement violent Ta momentanément troublé. C'est, en particu- lier, cette tendance de tout grave vers son lieu natu- rel, vers le centre de Tunivers, qui explique la roton- dité de la terre, la sphéricité parfaite de la surface des mers ; Aristote, déjà, en a ébauché une démonstration mathématique qu'Adraste, que Pline l'Ancien, que Théon de Smymc, que Simplicius, que saint Tho- L LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 369 mas d'Aquin et toute la Scolastique ont reproduite et développée. Ainsi, conformément au grand principe de la Métaphysique péripatéticienne, la cause efficiente du mouvement des graves en est, en môme temps, la cause finale; elle s'identifie non avec une attraction violente exercée par le centre de TUnivers, mais avec une tendance naturelle qu'éprouve chaque corps vers le lieu le plus favorable à sa propre conservation et à rharmonieuse disposition du Monde. Telles sont les hypolhèses sur lesquelles repose la théorie de la pesanteur qu'Aristote formule, que les commentateurs de TÉcole d'Alexandrie, que les Ara- bes et les philosophes du moyen â^je occidental déve- loppent el précisent, que Jules-César Scaliger expose avec ampleur (1), à laquelle Jean-Baptiste Benedetti donne une forme particulière nette (2), reprise par Galilée même en ses premiers écrits (3). Cette doctrine, d'ailleurs, s'est précisée au cours des méditations des philosophes scolastiques. La pesanteur n'est point, en un corps, une tendance à se placer tout entier au centre de l'Univers, ce qui serait absurde, ni à y placer n'importe lequel de >§es points ; en tout grave, il y a un point bien déterminé qui souhaite de s'unir au centre de l'Univers, et ce point est le centre de gravité du corps ; ce n'est point n'importe quel point (1) Julii Cœsaris Scaligeri Exotencainim exercitationum liber XV : De sublilitaie adversus Cardanum^ exercitatio IV; Lutetiœ, 1551. (2) J.-6aptisUe Benedicti Diversarum speculationum liber. Disputa- tiones de guibusdam placitis AristoteliSf c. xxxv, p. 191; Taurini» MDLXXXV. (3) Le Opère di Galileo Galilei, ristampate fedelmente sopra la edi- zione nazionale ; vol. I, Firenze, 1890. De motUy p. 252. (Cet écrit, composé par Galilée vers 1590, n'a été publié que de nos jours par M.Favaro.) 24 370 LA STRCCTCRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE de la Terre, mais le centre de gravité de toute la masse terrestre, qui doit se trouver au centre du Monde pour que la Terre demeure immobile. La gravité s'exerce entre deux points, ressemblant ainsi aux actions de pôle à pôle par lesquelles on a si longtemps repré- senté les propriétés des aimants. Contenue en germe dans un passage de Simpli- cius, commentant le De Cœlo d*Aristote, cette doctrine est formulée avec ampleur, au milieu du xiv' siècle, par un des docteurs qui illustrent, à cette époque, rÉcolc nominalistede la Sorbonne, par Albert de Saxe; après Albert de Saxe, et selon son enseignement, elle est adoptée et exposée par les plus puissants esprits de rÉcole, par Thimon le Juif, par Marsile d'Inghen, par Pierre d*Ailly, par Nipho (1). Après avoir suggéré à Léonard de Vinci quelques- unes de ses pensées les plus originales (2), la doctrine d'Albert de Saxe prolonge bien au-delà du moyen âge sa puissante influence. Guido-Ubaldo del Monte la for- mule clairement (3) : « Lorsque nous disons qu'un grave désire par une propension naturelle se placer au centre de TUnivers, nous voulons exprimer que le pro- pre centre de gravité de ce corps pesant désire s'unir au centre de l'Univers. » Cette doctrine d'Albert de (1) On trouvera l'histoire détaillée de cette doctrine en notre écrit sur Les origines de la Statique, au chapitre xv intitulé : Les propnétés mécaniques du centre de gravité. — D'Albert de Saxe à Torricelli. Ce chapitre sera prochainement publié dans la Revue des Questions scien- tifiques. (2) Cf. P. DuueM : Albert de Saxe et Léonard de Vinci. {Bulletin italien^ t. V, p. 1, et p. 113; 1905.) (3) GuiDi Ubaldi e Marchionibus Montis In duos Archimedis œqui- ponderantium libros paraphrasis, scholiis illustrata, Pisauri, 1588, p. 10. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 371 Saxe règne encore, en plein xvii* siècle, sur Tesprit de maint physicien. Elle inspire tous les raisonnements, bien étranges pour qui ne connaîtrait pas cette doctrine, par lesquels Fermât soutient sa proposition géostati- que (1). En 1636, Fermât écrit (2) à Roberval, qui con- teste la légitimité de ses arguments : « La première objection consiste en ce que vous ne voulez pas accor- der que le mitan d'une ligne, qui conjoint deux poids égaux descendant librement, s'aille unir au centre du Monde. En quoi certes il me semble que vous faites tort à la lumière naturelle et aux premiers principes. » Les propositions formulées par Albert de Saxe avaient fini par prendre rang au nombre des vérités évidentes de soi. La révolution copernicaine, en ruinant le système géocentrique, renverse les bases mêmes sur lesquelles reposait cette théorie de la pesanteur. • Le corps lourd par excellence, la terre, ne tend plus à se placer au centre de TUnivers; les physiciens doi- vent fonder sur des hypothèses nouvelles la théorie de la gravité; quelles considérations vont leur suggérer ces hypothèses? Des considérations d'analogie; ils vont comparer la chute des graves vers la Terre au mouve- ment du fer vers l'aimant. L'ordre veut qu'un corps homogène tende à conser- ver son intégrité ; les diverses parties de ce corps doi- vent donc être douées d'une telle forme substantielle qu'elles résistent à tout mouvement qui aurait pour (1) Cf. p. DuuEM : Les origines de la Statique^ c. xvi : La doctrine d'Alberl de Saxe et les Géostaficiens. Ce chapitre paraîtra prochaine- ment dans la Revue des Questions scientifiques. (2) Fermât : Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Taxnehy et Ch. Hbtiry, t. 11^ Correspondance f p. 31. 372 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE effet de les séparer, qu'elles tendent à se réunir lors- que quelque violence les a disjointes. Le semblable attire donc son semblable. Voilà pourquoi Faimant attire Taimant. Le fer, d'ailleurs, et ses minerais sont parents de Taimant ; aussi, lorsqu'on les place au voisinage d'un aimant, la perfection de l'Univers veut qu'ils aillent se joindre à ce corps; voilà pourquoi leur forme substan- tielle se trouve altérée au voisinage de l'aimant, pour- quoi ils acquièrent la verhi magnétique, par laquelle ils se précipitent vers Taimant. Tel est, au sujet des actions magnétiques, l'ensei- gnement unanime de l'Ecole péripatéticienne et, parti- culièrement, d'Averroës et de saint Thomas. Au xui' siècle, ces actions sont étudiées de plus près; on constate que tout aimant possède deux pôles, que les pôles de noms contraires s'attirent, mais que les pôles de môme nom se repoussent; en 1269, Pierre de Maricourt, plus connu sous le nom de Petrus Pere- grinus, donne de ces actions une description (1) qui est une merveille de clarté et de sagacité expérimen- tale. Mais ces nouvelles découvertes ne font que confirmer, en la précisant, la doctrine péripatéticienne ; si l'on brise une pierre d'aimant, les deux faces de la cassure ont des pôles de noms contraires; les formes substantiel- les des deux fragments sont telles que ces fragments (1) Epistola Pétri Peregrini Maricurtensis ad Sygeintm de Foucaucourl mililemy de magnete; actum in castris, in obsidione Luceree, anno Domini MCCLXIX, viu die Augusti. — Imprimé par P. Gasser à Augs- bourg en 1558. Réimprimé dans Neudi^ucke von Schriften und Karten Uber Météorologie und Erdmagnelismus^ herausgegeben von Profes- sor D' G. Hellmann. N" 10, Rara Magnetica (Berlin, Asher, 1896). LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 373 marchent Tun vers l'autre et tendent à se ressouder. La vertu magnétique est donc telle qu'elle tende à con- server rintégrité de l'aimant ou bien, lorsque cet ai- mant a été rompu, à reconstituer un aimant unique ayant ses pôles disposés comme l'aimant primitif (1). La gravité a une raison d'être analogue. Les élé- ments terrestres sont doués d'une forme substantielle telle qu'ils restent unis à l'astre dont ils font par- tie et lui conservent la figure sphérique. Précurseur de Copernic, Léonard de Vinci proclame déjà (2) «com- ment la Terre n'est pas au milieu du cercle du Soleil, ni au milieu du Monde, mais est bien au milieu de ses éléments qui l'accompagnent et lui sont unis ». Toutes les parties de la Terre tendent au centre de gravité de la Terre, et, par là, est assurée la forme sphé- rique de la surface des eaux, forme dont la goutte de rosée donne l'image. Copernic, au début du 1" livre de son traité sur les révolutions célestes (3), s'exprime presque dans les mêmes termes que Léonard de Vinci et se sert des mê- mes comparaisons. « La Terre est sphérique, car toutes ses parties s'efforcent vers son centre de gravité. » L'eau et la terre y tendent toutes deux, ce qui donne à la surface des eaux la forme d'une portion de sphère; la sphère serait parfaite si les eaux étaient en quantité suffisante. D'ailleurs, le Soleil, la Lune, les planètes ont aussi la forme sphérique qui, en chacun de ces (1) Petkus Pereorinus ; Loc. cit., !'• part., c. ix. (2) Les Manusct*Us de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson- MoLLiEN, Ms. F. de la Bibliothèque de Tlnstitut, fol. 41, verso. — Ce cahier porte la mention : Commencé à Milan, le 12 septembre 1508. (3) Nicolai Copernici De revoluiionibus orbium cœlestium libiH sex ; 1. 1, ce. 1, u, m, Norimbergœ, 1543. 374 LA STRUCTLRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE corps célestes, doit s'expliquer comme elle s'explique en la Terre : « Je pense (1) que la gravité n'est pas autre chose qu'une certaine appétence naturelle donnée aux par- ties de la Terre par la divine Providence de l'Archi- tecte de l'Univers, afin qu'elles soient ramenées à leur unité et à leur intégrité en se réunissant sous la forme d'une sphère. Il est croyable que la môme affection se trouve dans le Soleil, la Lune et les autres clartés errantes, afin que, par l'efficace de cette affection, elles persistent dans la rotondité sous laquelle elles se pré- sentent à nous. » Cette pesanteur est-elle une pesanteur universelle? Une masse appartenant à un corps céleste est-elle sol- licitée à la fois par le centre de gravité de ce corps et par les centres de gravité des autres astres? Rien, dans les écrits de Copernic, n'indique qu'il ait admis une semblable tendance; tout, dans les écrits de ses dis- ciples, montre que la tendance vers le centre d'un astre est propre, à leur avis, aux parties de cet astre. En 1626, Mersenne résumait (2) leur enseignement, lorsqu'après avoir donné cette définition : « Le cen- tre de l'Univers est ce point vers lequel tous les gra- ves tendent en ligne droite et qui est le centre commun des graves », il ajoutait : « On le suppose, mais on ne peut le démontrer; car il existe probablement un centre particulier de gravité en chacun des systèmes particu- liers qui forment l'Univers ou, en d'autres termes, dans chacun des grands corps célestes. » (1) Nicolai Copernici De revolutionibus orbium cœlestium libri sex; \. 1, c. IX ; Norimbergœ, 1543. (2) Mkhsenne : Synopsis malhematica ; Lutetiœ, ex offîcina Rot. Stephaxi, MDCXXVI. Mechanicorum libri p. 7. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 375 Mersenne, toutefois, émettait, au sujet de cet ensei- gnement, un doute en faveur de Thypothèse d*une gra- vité universelle ; un peu plus loin, en effet, il écri- vait (1) : « Nous supposons que tous les graves désirent le centre du Monde, et se portent vers lui, en ligne droite, de mouvement naturel. C*est une proposition que presque tout le monde accorde, bien qu'elle ne soit nullement démontrée; qui sait si les parties d'un as- tre, arrachées à cet astre, ne gravitent pas vers cet as- tre et n'y retournent pas, comme les pierres détachées de la Terre et portées en cet astre reviendraient vers la Terre? Qui sait si des pierres terrestres, plus voisi- nes de la Lune que de la Terre, ne descendraient pas vers la Lune plutôt que vers la Terre? » En cette dernière phrase, Mersenne se montrait tenté, comme nous le verrons, de suivre plutôt la doctrine de Kepler que celle de Copernic. Plus fidèlement et plus étroitement, Galilée tient pour la théorie copernicaine de la gravité particulière à chaque astre. Dès la première journée du célèbre Dialogue sur les deux systèmes du Monde , il professe, par la bouche de l'interlocuteur Salviati, que «les par- ties de la Terre se meuvent non pour aller au cen- tre du Monde, mais pour se réunir à leur tout ; c'est pour cela qu'elles ont une inclination naturelle vers le centre du globe terrestre, inclination par laquelle elles conspirent à le former et à le conserver... » « Comme les parties de la Terre conspirent toutes, d'un commun accord, à former leur tout, il en résulte qu'elles concourent de toute part avec une égale incli- nation; et aiin de s'unir entre elles le plus possible, (1) Mersenne : Loc. cit., p. 8. 376 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE elles prennent la figure sphérique. Dès lors, ne de- vons-nous pas croire que si la Lune, le Soleil et les autres grands corps qui composent le Monde sont éga- lement de figure ronde, ce n'est pas par une autre rai- son qu'un instinct concordant et qu un concours natu- rel de toutes leurs parties? De sorte que si Tune de ces parties se trouvait, par quelque violence, séparée de son tout, n'est-il pas raisonnable de croire qu'elle y retournerait spontanément et par instinct natu- rel? » Certes, entre une telle doctrine et la théorie d'Aris- tote, la divergence est profonde ; Aristote repoussait avec force la doctrine des anciens physiologues qui, comme Empédocle, voyaient dans la pesanteur une sympathie du semblable pour son semblable; au IV* li- vre du De Cœloy il affirmait que les graves tombent non pour s'unir à la Terre, mais pour s'unir au centre de rUnivers; que si la Terre, arrachée de son lieu, se trouvait retenue en l'orbite de la Lune, les pierres tomberaient non sur la Terre, mais au centre du Monde. Et cependant, de la doctrine d'Aristote, les Copemi- cains gardent tout ce qu'ils peuvent conserver; pour eux, comme pour le Stagirite, la gravité est une ten- dance innée dans le corps grave, et non une attraction violente exercée par un corps étranger ; pour eux, comme pour le Stagirite, cette tendance désire un point ma- thématique, centre de la Terre ou centre de l'astre auquel appartient le corps étudié ; pour eux, comme pour le Stagirite, cette tendance de toutes les parties vers un point est la raison de la figure sphérique de chacun des corps célestes. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 377 Galilée va plus loin encore et, au système coperni- cain, transporte la doctrine d'Albert de Saxe. Définis- sant, en son célèbre écrit : Délia Scienza meccanica, le centre de gravité d'un corps, il dit : « C'est aussi ce point qui tend à s'unir au centre universel des choses graves, c'est-à-dire à celui de la Terre » ; et cette pen- sée le guide lorsqu'il formule ce principe : Un ensem- ble de corps pesants se trouve en équilibre lorsque le centre de gravité de cet ensemble se trouve le plus près possible du centre de la Terre. La Physique copernicaine consistait donc essentiel- lement à nier la tendance de chaque élément vers son lieu naturel et à substituer à cette tendance la sym- pathie mutuelle des parties d'un même tout, cher- chant à reconstituer ce tout. Vers le temps où Coper- nic invoquait cette sympathie pour expliquer la gravité particulière à chaque astre, Fracastor en formulait la théorie générale (1) : Lorsque deux parties d'un même tout se trouvent séparées l'une de l'autre, chacune d'elles envoie vers l'autre une émanation de sa forme substantielle, une species qui se propage dans l'es- pace intermédiaire ; par le contact de cette species, chacune des parties tend vers l'autre partie, afin •qu'elles se réunissent en un seul tout ; ainsi s'expli- quent les attractions mutuelles des semblables, dont la sympathie du fer pour l'aimant est le type. A l'exemple de Fracastor, la plupart des médecins et la plupart des astrologues (il était bien rare qu'on ne fût pas à la fois l'un et l'autre) invoquaient volontiers (\) Hieronymi Fracastorii De sympalhia et antipalhia rerum, liber unus (Hieronymi Fracastorii Opéra omnia ; Venetiis, MDLV). 378 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE de telles sympathies ; nous verrons, d'ailleurs, que le rôle des médecins et des astrologues ne fut pas de mi- nime importance dans le développement de la doctrine de Tattraction imiverselle. Nul n'a donné à cette doctrine des sympathies de plus amples développements que Guillaume Gilbert. Dans Touvrage, capital pour la théorie du magnétisme, par lequel il termine Tœuvre scientifique du xvi* siècle, Gilbert exprime, au sujet de la gravité, des idées sem- blables à celles que Copernic avait émises : « Le mou- vement simple et droit vers le bas considéré par les péripatéticiens, le mouvement du grave, dit-il (1), est un mouvement de réunion [coacervatio) des parties dis- jointes qui, à cause de la matière qui les forme, se diri- gent en lignes droites vers le corps de la Terre, ces lignes menant au centre par le plus court chemin. Les mouvements des parties magnétiques isolées de la Terre sont, outre le mouvement qui les réunit au tout, les mouvements qui les unissent entre elles, et ceux qui les font tourner et les dirigent vers le tout, en vue de la symphonie et de la concordance de la forme. » — « Ce mouvement rectiligne (2), qui n'est que Tinclina- tion vers son principe, n'appartient pas seulement aux parties de la Terre, mais aussi aux parties du Soleil, à celles de la Lune, à celles des autres globes céles- tes. » Non point, d'ailleurs, que cette vertu attractive soit une gravité universelle ; c'est une vertu propre à chaque astre, comme le magnétisme l'est à la Terre ou (1) Gulielmi Gilberti Colcesirensis, mcdici Londinensis, De magnete^ magneficis corporibus, et de magno magnele Tellure^ phgsiologia nova ; Londini, 1600, p. 225. (2) Gilbert : Loc. cil., p. 227. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 379 à Taimant : « Donnons maintenant, dit Gilbert (1), la raison de cette coïtion et de ce mouvement qui émeut toute la nature... C'est une forme substantielle spé- ciale, particulière, appartenant aux globes primaires et principaux; c'est une entité propre et une essence de leurs parties homogènes et non corrompues, que nous pouvons appeler forme primaire, radicale et astrale; ce n'est pas la forme première d'Aristote, mais cette forme spéciale par laquelle le globe conserve et dis- pose ce qui lui est propre. Dans chacun des globes, dans le Soleil, dans la Lune, dans les astres, il y a une telle forme ; il y en a une aussi dans la Terre ; elle constitue cette véritable puissance magnétique que nous appelons la vigueur primaire. Il y a donc une nature magnétique qui est propre à la Terre, et qui, par une raison première et bien digne d'exciter notre étonnement, réside en chacune de ses parties vérita- bles... 11 y a dans la Terre une vigueur magnétique qui lui est propre, comme il y a une forme substantielle dans le Soleil et une dans la Lune; la Lune dispose les fragments qui s'en détacheraient, d'une manière lunatique, d'accord avec sa forme et les limites qui lui sont imposées ; un fragment du Soleil se porte vers le Soleil, comme l'aimant à la Terre ou à un -autre aimant, par son inclination naturdle et comme s'il était alléché. » Ces pensées sont éparses dans le livre de Gilbert sur l'aimant ; amplement développées, elles prennent une importance dominante dans l'écrit sur le système du Monde qu'il avait composé et que son frère publia (1) Gilbert : Loc, cil. y p. 6o. 380 LA STRL'CTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE après sa mort (1). L*idée maîtresse de cet écrit est con- densée en ce passage (2) : « Tout ce qui est terrestre se réunit au globe de la Terre; de même, tout ce qui est homogène au Soleil tend vers le Soleil, toutes les choses lunaires vers la Lune, et de môme pour les autres corps qui forment TUnivers. Chacune des parties d*un tel corps adhère à son tout et elle ne s'en détache point spontanément; si elle en a été arrachée, non seulement elle s'efforce d'y reve- nir, mais elle est appelée et alléchée par les ver- tus du globe. S'il n'en était pas ainsi, si les parties pouvaient se séparer spontanément, si elles ne reve- naient point à leur principe, le monde entier serait bientôt dissipé et dans la confusion. Il ne s'agit point d'un appétit qui porte les parties vers un certain lieu, un certain espace, un certain terme, mais d'une tendance vers le corps, vers la source commune, vers la mère d'où elles sont issues, vers leur prin- cipe, où toutes ces parties se trouveront unies, con- servées, et où elles demeureront en repos, sauves de tout péril. » La philosophie aimantiste de Gilbert fit, parmi les physiciens, de nombreux adeptes ; contentons-nous de citer François Bacon (3), dont les opinions sont le reflet confus des doctrines de son savant contempo- rain, et venons de suite au véritable créateur de la gravitation universelle, à Kepler. (1) Gulielmi Gilberti Colcestrensis, medici Regii, De mundo noslro sublunari philosophia nova ; Opus posthumum, ab authoris fra- trecollectum pr idem et dispositum. Amstelodanii, MDCLl. — Gilbert est mort en 1603. (2) Gilbert : Loc. cit.j p. 115. (3) Bacon : Soviim Organum, 1. Il, c. xlvui, artt. 7, 8, 9. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 381 Tout en proclamant à maintes reprises son admira- tion pour Gilbert, tout en se déclarant en faveur de la philosophie aimantique, Kepler va en changer tous les principes ; il va remplacer les tendances des par- ties d'un astre vers le centre de cet astre par des attrac- tions mutuelles de partie à partie ; il va proclamer que cette attraction découle d'une seule et même vertu, qu'il s'agisse de parties de la Lune ou de parties de la Terre ; il va laisser de côté toute considération relative aux causes finales qui rattachent cette vertu à la conservation de la forme de chaque astre; il va, en un mot, frayer toutes les voies que suivra la doctrine de la gravité universelle. Tout d'abord, Kepler dénie à tout point mathéma-? tique, aussi bien au centre de la Terre, considéré par Copernic, qu'au centre de l'Univers, considéré par Aristote, tout pouvoir attractif ou répulsif : « L'action du feu (1) consiste non à gagner la surface qui ter- mine le Monde, mais à fuir le centre ; non pas le centre de l'Univers, mais le centre de la Terre ; et ce cen- tre non pas en tant que point, mais en tant qu'il est au milieu d'un corps, lequel corps est très opposé à la nature du feu, qui désire se dilater ; je dirai plus, la flamme ne fuit pas, mais elle est chassée par l'air plus lourd, comme une vessie gonflée le serait par l'eau.., Si l'on plaçait la Terre immobile en quelque lieu et qu'on approchât une Terre plus grande, la première deviendrait grave par rapport à la seconde et serait tirée par elle, comme la pierre est attirée par la Terre. (1) Jo. Keplbri Lillera ad Het^arlum^ 28 mars 1605. — Joannis Repleri astronomi Opéra omnla, édit. Ch. Frisch, t. Il, p. 87. 382 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE La gravité n'est pas une action, c'est une passion de la pierre qui est tirée. » « Un point mattiématique (1), que ce soit le centre du Monde ou que ce soit un autre point, ne saurait mouvoir effectivement les graves ; il ne saurait non plus être Tobjet vers lequel ils tendent. Que les phy- siciens prouvent donc qu'une telle force peut appar- tenir à un point, qui n'est pas un corps, et qui n'est conçu que d'une manière toute relative ! » « 11 est impossible que la forme substantielle de la pierre, mettant en mouvement le corps de cette pierre, cherche un point mathématique, le centre du Monde, par exemple, sans souci du corps dans lequel se trouve ce point. Que les physiciens démontrent donc que les choses naturelles ont de la sympathie pour ce qui n'existe pas ! » (* ...Voici la vraie doctrine de la gravité : La gravité est une affection mutuelle entre corps parents, qui tend à les unir et à les conjoindre ; la faculté magné- tique est une propriété du môme ordre ; c'est la Terre qui attire la pierre, bien plutôt que la pierre ne tend vers la Terre. Même si nous placions le centre de la Terre au centre du Monde, ce n'est pas vers ce centre du Monde que les graves se porteraient, mais vers le centre du corps rond auquel ils sont apparentés, c'est- à-dire vers le centre de la Terre. Aussi, en quelque lieu que l'on transporte la Terre, c'est toujours vers elle que les graves seront portés, grâce à la faculté qui l'anime. Si la Terre n'était point ronde, les graves (1) Joannis Kepleri De motibus slellse Martis commentarii^ Pra- gîB, 1609. —Kepleri Opéra om/ita, t. Jll, p. 151. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 383 ne seraient pas, de toute part, portés droitement au centre de la Terre ; mais, selon qu'ils viendraient d'une place ou d'une autre, ils se porteraient vers des points différents. Si, en un certain lieu du Monde, on plaçait deux pierres, proches Tune de l'autre et hors de la sphère de vertu de tout corps qui leur soit appa- renté, ces pierres, à la manière de deux aimants, vien- draient se joindre en nn lieu intermédiaire, et les che- mins qu'elles feraient pour se rejoindre seraient en raison inverse de leurs masses. » Cette vraie doctrine de la gravité se répandit bientôt en Europe et trouva faveur auprès de maint géomètre. Dès 1626, Mersenne y faisait allusion dans son Siffiopsis mathematica. Le 16 août 1636, Etienne Pas- cal et Roberval écrivent à Fermât une lettre (1) dont le principal objet est de contester l'antique principe d'Albert de Saxe, jalousement gardé par le géomètre toulousain, « que si deux poids égaux sont joints par une ligne droite, ferme et sans poids, et, qu'étant ainsi disposés, ils puissent descendre librement, ils ne repo- seront jamais jusqu'à ce que le milieu de la ligne (qui est le centre de pesanteur des anciens) s'unisse au centre commun des choses pesantes ». A ce principe, ils objectent ceci : « 11 peut se faire aussi et il est fort vraisemblable que la gravité est une attraction mu- tuelle ou un désir naturel que les corps ont de s'unir ensemble, comme il est clair au fer et à l'aimant, les- quels sont tels que, si l'aimant est arrêté, le fer n'étant point empêché l'ira trouver; si le fer est arrêté, l'ai- (1) Fermât : Œuvres^ publiées par les soins do MM. Paul Taxxery et Ch. Henry; t. Il, Correspondance ^ p. 35. 384 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE mant ira vers lui ; et si tous deux sont libres, ils s'approcheront réciproquement, en sorte toutefois que le plus fort des deux fera le moins de chemin. » Les corps qui sont sur la Terre n'ont-ils point d'au- tre /ûc?^//^^ magnétique que celle qui les ramène au sol d'où ils ont été tirés et qui constitue leur gravité ? Le mouvement qui enfle les eaux de la mer et pro- duit le flux suit si exactement le passage de la Lune au méridien que Ton dut regarder la Lune comme la cause de ce phénomène, aussitôt que les lois en eurent été reconnues avec quelque exactitude ; les observa- tions (1) d'Eratosthène, de Seleucus, d'Hipparque et, surtout, de Posidonius assurèrent aux philosophes antiques une connaissance de ces lois assez complète pour que Cicéron, Pline TAncien, Strabon et Ptolémée n'aient pas hésité à affirmer que le phénomène des marées dépendait du cours de la Lune. Mais cette dé- pendance se trouva surtout établie par la description détaillée des diverses vicissitudes du flux que l'astro- nome arabe Albumasar donna, au ix* siècle, dans son Introductormm magnum ad Astronomiam. La Lune détermine donc le gonflement des eaux de rOcéan; mais de quelle manière le détermine-t-elle ? Ptolémée, Albumasar, n'hésitent pas à invoquer une vertu particulière, une influence spéciale de la Lune sur les eaux de la mer. Une telle explication n'était point pour plaire aux vrais disciples d'Aris- tote; quoi qu'on ait dit à cet égard, les fidèles péri- patéticiens, qu'ils fussent Arabes ou maîtres de la (1) Cf. : Roberto Almagia : SuUa dotlrina deUa marea nelV antichità classica e nel medio evo {Atli del Congvesso inlernazionale di Scienze toriche, Roma, 1-9 aprilel903 ; voL XJl, p. 151). LE CHOIX DE8 HYPOTHÈSES 385 Soolastique occidentale, répugnaieut fœrt aux expli- catloBS où l'on invoquait des puissances occultes, inac- cessibles aux sens ; Faction de l'aimant sur le fer était à peu près la seule de ces vertus mystérieuses qu'ils consentissent à accueillir; ils n'admettaient point que les astres pussent exercer quelque influence qui ne découlât de leur mouvement ou de leur lumière. C'est donc à la lumière de la Lune, à la chaleur que cette lumière peut engendrer, aux courants que cette chaleur peut déterminer dans l'atmosphère, à l'ébul- Htion qu'elle peut produire au sein des eaux marine^ qu'Avicenne, Averroës, Robert Grosse-Teste, Albert le Grand, Roger Bacon, demandent l'explication du flux et du reflux. Explication bien caduque et que ruinaient d'avance de trop palpables objections. Déjà Albumasar avait observé que la lumière de la Lune n'était pour rien dans le flux de l'Océan, puisque ce flux se produit aussi bien en la nouvelle Lune qu'en la pleine Lune, puis- qu'il a lieu également que la Lune soit au zénith ou au nadir. L'explication, quelque peu puérile, que Robert Grosse-Teste avait proposée pour lever cette dernière objection, ne pouvait, malgré le suffrage en- thousiaste de Roger Bacon, ruiner l'argumentatioai d'Albumasar. Dès le xm** siècle, les meilleurs parmi les Scolastiques, saint Thomas d'Aquin entre autres, admettaient la possibilité d'influences astrales distinctes de la lumière; dès ce moment, Guillaume d'Auvergne, en son écrit De Universo, comparait l'action de la Lune sur les eaux de la mer à l'action de l'aimant sur le fer. La théorie aimantique des marées est connue des grands physiciens qui, au milieu du xiv* siècle, illus- 25 386 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE trent TEcole nominaliste de la Sorbonne; Albert de Saxe, Thimon le Juif, Texposent en leurs Questions sur le De Cœlo et sur les Météores d'Aristote; mais ils hésitent à lui accorder pleine et entière adhésion ; ils connaissent trop bien la valeur des objections d'Albumasar pour acquiescer sans réserve aux expli- cations d'Albert le Grand et de Roger Bacon ; et cepen- dant, cette attraction magnétique occulte exercée par la Lune sur les eaux marines contrarie leur rationa- lisme de péripatéticiens. La vertu que les marées manifestent était bien faite, au contraire, pour plaire aux astrologues; ils y trouvaient la preuve indéniable des influences que les astres exercent sur les choses sublunaires. Cette hypo- thèse n'était pas moins en faveur auprès des méde- cins; ils comparaient le rôle que les astres jouent dans le phénomène des marées à celui qu'ils leur attri- buaient dans les crises des maladies; Galien ne ratta- chait-il pas aux phases de la Lune les jours critiques des maladies pituitaires? A la fin du xv* siècle, Jean Pic de La Mirandolc reprend avec intransigeance la thèse péripatéticienne d'Avicenne et d'Averroës (1); il dénie aux astres tout pouvoir d'agir ici-bas autrement que par leur Itimière; il rejette comme illusoire toute Astrologie judiciaire; il repousse la doctrine médicale des jours critiques; et, en même temps, il déclare erronée la théorie aiman- tique des marées. Le défi jeté aux astrologues et aux médecins par Jean Pic de La Mîrandole est aussitôt relevé par un (1) Joannis Pici Mirandul* Adversus astroloqos; Bononise, 1495. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 387 médecin de Sienne, Lucius Bellantius, en un écrit (1) dont les éditions se succèdent incessamment ; au III' livre de cet ouvrage, Tauteur, examinant ce que Pic de La Mirandole avait dit des marées, écrit ces lignes : « Les rayons par lesquels la Lune agit, principalement lorsqu'elle attire et gonfle les eaux de la mer, ne sont pas les rayons de la lumière lunaire ; car, au moment des conjonctions, il n'y aurait pus de flux et de reflux, alors que nous les pouvons constater; ce sont des rayons virtuels par lesquels la Lune attire la mer comme Taimant attire le fer. A Taide de ces rayons, on résout facilement tout ce que Ton peut objecter sur cette matière. » Le livre de Lucius Bellantius fut sans doute, pour la théorie aimantique des marées, le signal d'un redouble- ment de faveur; dès le milieu du xvi" siècle, cette théorie est très communément acceptée. Cardan (2) classe au nombre des sept mouvements simples : « ... derechef, un autre naturel qui est fait par quelque obédience des choses, comme de Teau pour cause de la Lune, comme du fer pour cause de l'aimant, dite pierre d'Hercules. » Jules-César Scaliger adopte (3) la même opinion : « Le fer, dit-il, est mu par l'aimant sans être à son contact; pourquoi la mer ne suivrait-elle pas de même le corps - d'un astre très noble? » (i) Lucii Bellantii Senensis : Liber de aslrologica verilale el in dis- pulationes Joannis Pici adversus aslrologos responsiones ; Bononiœf 1493; Florenliœ, 1498; Venetiis, 1502; Basileœ, 1304. (2) Les livres d'Hiérome Cardanus, médecin milanois, intitulés de la subtilité el subtiles inventions, traduis de latin en françois par Richard Lb Blanc, Paris, 1556, p. 35. (3) Julii Cœsaris Scaligehi Exercitaliones exotericœ de subtilitate adversus Cardanum, Exercitatio LU. 388 LA STRDCTDRE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Duret meationne (1), sans d'ailleurs ladopter, Topi- nion de Lucius Bellantius : « Cest aucteur asseure que la Lune attire les eaux de la mer, non par les rayons de sa lumière, mais par la vertu et puissance de certaines siennes propriétés occultes ; ainsi comme Taymant faict le fer. » Gilbert, enfin, professe (2) que « la Lune n'agit point sur la mer par ses rayons, par sa lumière. Comment donc agit-elle? Par la conspiration des deux corps, et, pour expliquer ma pensée à Taide d'une analogie, par attraction magnétique. » Cette action de la Lune sur les eaux de la mer appartient, d'ailleurs, à ces tendances sympathiques du semblable vers le semblable, auxquelles les Coper- nicains ont demandé la raison d'être de la gravité. Tout corps a une forme substantielle telle qu'il tend à s'unir à un autre corps de même nature ; il est donc naturel que l'eau de la mer s'efforce de rejoindre la Lune qui, pour les astrologues comme pour les médecins, est l'astre humide par excellence. Ptolémée, dans son Opus quadripartitum, Albuma- sar, dans son Inlroduclorium magnum, attribuent à Saturne la propriété d'engendrer le froid; à Jupiter, le tempéré; à Mars, la chaleur ardente; à la Lune, l'hu- midité; son action sur les eaux de la mer est donc une sympathie entre deux corps de même famille, une cognata virtuSy comme dit l'auteur arabe. Ces doctrines sont conservées par les médecins et les (1) Claude Duret : Discours de la vente des causes et effecU dt divers cours, mouvemens, flux et reflux de la mer océane^ ftier médi- terannée et autres mers de la Terre. Pari*, d600, p. 204. (2) Gulielmi Gilberti De mundo nostro p&ilosophia nova^ p. 307. I LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 389 astrologues du moyen âge et de la Renaissance : « On ne saurait douter, dit Cardan (1), de Tinfluence exer- cée par les astres; c^est une action occulte qui régit toutes les choses périssables ; et cependant certains esprits malhonnêtes et ambitieux, bien plus impies qu'Erostrate, osent la nier... Ne voyons-nous pas que, même parmi les substances terrestres, il en est, comme Taimant, dont les qualités exercent des actions manifestes?... Pourquoi refuserions-nous de telles actions au Ciel, corps étemel et très noble?... Par sa grandeur, par la quantité de lumière qu'il répand, le Soleil est le principal dominateur de toutes choses., La Lune vient après, pour les mêmes raisons, car elle nous paraît le plus grand astre après le Soleil, bien qu'il n'en soit pas réellement ainsi. Elle domine surtout les choses humides,, les poissonsy les eaux, les moelles et le cerveau des animaux^; et, parmi les raci- nes, Tail et Foignon qui renferment surtout de Thu- iBide. n Kepler même, qui s'élève avec^ tant de force contre les prétentions injustifiées de l'Astrologie judiciaire, ne craint pas d'écrire (2) : « L'expérience prouve que tout ce qui contient, de l'humidité se gonfle quand la Lune croit et s'affaisse quand la Lune décroit. » Kepler se vante (3) d'être le premier qui ait ren- versé cette opinioa selon laquelle le flux serait l'effort des eaux de la mer pour s'unir aux humeurs de la (1) Eieroaymi Cahdani De rerum uarieiale libin XVII, 1. II, c. xiu; Basileie, 1557. (2) Joannis Keplehi De fundamentis AstrologiaSy Pragœ, 1602 ; thesis XV J. Keplehi Opet'a omnia, t. 1, p. 422. (3) J. Keplerl Notse m librum Plutarcài de fade in orbe LunsBy Francofurti, 1634. — J. Keplehi Opéra omnia^ t. VHI, p. 118. 390 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Lune. « Avitant le llux et le reflux de la mer sont cho- ses certaines, autant il est certain que rhumidité lunaire est étrangère à la cause de ce phénomène. Je suis le premier, que je sache, à avoir dévoilé, dans mes prolégomènes aux Commentaires sur les mouve- ments de Mars, le procédé par lequel la Lune cause le flux et le reflux de la mer. 11 consiste en ceci : La Lune agit non comme astre humide ou humectant, mais comme masse apparentée à la masse de la Terre; elle attire les eaux de la mer par une action magnéti- que, non parce qu'elles sont des humeurs, mais parce qu'elles sont douées de la substance terrestre, sub- stance à laquelle elles doivent également leur gra- vité. » Le flux est bien une tendance du semblable à s'unir à son semblable ; mais les corps qui tendent à s'unir se ressemblent non en ce qu'ils participent tous deux de la nature de l'eau, mais en ce qu'il participent tous deux de la nature des masses qui composent notre globe. Aussi l'attraction de la Lune ne s'excrce- t-elle pas seulement sur les eaux qui recouvrent la Terre, mais encore sur les parties solides et sur la Terre tout entière ; et, réciproquement, la Terre exerce une attraction magnétique sur les graves lunaires. « Si la Lune et la Terre (1) n'étaient point retenues, par une force animale ou par quelque force équiva- lente, chacune en son orbite, la Terre monterait vers la Lune et la Lune descendrait vers la Terre jusqu'à ce que ces deux astres se joignissent. Si la Terre cessait {{) Joannis Kbplehi De motibus sleUœ Martis^ 1609. — J. Replkri Opéra omnia, t. ïll, p. 151. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 391 d'attirer à elle les eaux qui la recouvrent, les ondes marines s*élèveraient toutes et s'écouleraient vers le corps de la Lune. » Ces opinions ont séduit plus d'un physicien ; le 1*' septembre 1631, Merseijne écrivait (1) à Jean Rey : « Je ne doubte nullement que les pierres qu'un homme jetterait en haut estant sur la Lune, ne retombassent sur la dite Lune, bien qu'il eust la teste de nostre costé ; car elles retombent à Terre, parce qu'elles en sont plus proches que des autres systèmes. » Mais Jean Rey n'accueille point favorablement cette manière de voir, empruntée à Kepler ; le premier de Tan 1632, il répond (2) à Mersenne î « Vous ne doubtez nulle- ment, dites vous, que les pierres qu'un homme jette- rait en haut estant sur la Lune, ne retombassent sur ladite Lune, bien qu'il eust la teste de nostre costé. Je ne vois.()as que cela me choque en rien ; si faut il que je vous dise franchement, que je croi tout le contraire ; car je présuppose que vous entendes parler des pierres prinses d'ici (peut-être aussi ne s'en trouverait il pas dans la Lune). Or, telles pierres n'ont point d'autre inclination que.de se porter à leur centre, qui est celui de la Terre ; elles viendront vers nous a vecques l'homme qui les jetteroit, s'il estoit de nos conterranés, justi- fiant en cela la vérité de ce dire : Nescio qua natale solitm didcfidine cunclos allicit. Et s'il arrivait qu'elle fussent attirées par la Lune, comme par un aimant (de quoi vous devez aussi bien doubter.que de la Terre), (!) Esmaya de Jean Rey, Docteur en médecine, sur la recherche de la cause pour laquelle leslain et le plomb augmentent de poids quand on les calcine. Nouvelle édition (augmentée de la correspondance de Mer- senne etxle Jean Rey), Paris, 1777, p. 109. (2) Jean Rey : Loc. cit.^ p. 122. 392 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE voilà en ce cas la Terre et la Lune, douées d'une mesme faculté aimantine, attirantes un mesme corps, et con- venantes en iceluy dont il faudra quelles convien- nent entre elles, qpu'elles s'attirent mutuellement, ou, pour mi€ux parler, qu'elles concourent et se joignent ensemble, comme je vois s'approcher et se joindre deux boules d'aimant que je mets en nage dans un basein plein d'eau. Car d'objecter la trop^ grande dis- tance, il n'y a point lieu : les influences que la Lune jette sur la Terre, et celles que la Terre doibt jetter sur la Lune, puisqu'elle lui sert de Lune selon vostre advis> nous font voir clairement qu'elles sG«t dans la sphère de l'activité l'une de l'autre. » C'est cependant l'objection qu'émet Descartes ; ques- tionné par Mersenne sur le point de « sçavoir si un corps pèse p/u^ oxv moins, estant proche du cen4nre de la Terne qu'en estant éloigné »,- il invoque (1) cet «rgu^ ment, bien propre à prouA^er qu^e les corps éloigné* de la Terre pèsent moinS' que ceux qui en sont pro- ches : « Les planètes qui n'ont pas en soy de lumière, comme la Lune, Vénus, Mercure, etc., estant, comme' il est probable, des (x>rs- de mesme matière que la Terre..., il semble que ces planètes devraient donc estre pesantes et tomber vers la Terres, sice n'estoit que leur grand éloignement leur en oste l'inclination. » Malgré les difficultés que renco»*rai€îit les physi- ciens, en la première partie du xvu* siècle, à expliquer comment la gravité mutuelle de la Terre et de la Lune ne les fait pas choir l'une vers l'autre, la croyance en fl) Descartes : Correspondance^ Édition P. Tarweby. et Gtà.. A)Mt^ N- CXXIX. 13 juillet 1638 ; t. Il, p. 225. LR CHOIX DES HYPOTHÈSES 393 uoe telle gravité allait se répandant et se fortifiant de plus en plus. Descartes, nous Tavons vu, pensait qu'une semblable gravité pouvait exister entre la Terre et les autres planètes, comme Vénus et Mercure. Fran- çois Bacon avait poussé plus loin ; il avait imaginé que le Soleil pouvait exercer sur les diverses planètes une action de même nature. Au Novum Organum (1)^ Tillustre chancelier met dans une catégorie spéciale « le mouvement magnétique qui, appartenant à la classe: des mouvements ^'agrégation mineure, mais opérant quelquefois à de grandes distances et sur des masses considérables, mérite à ce titre une investigflk tîon spéciale^ surtout quand il ne commence pas par un contact, comme la plupart des autres mouvements n mouvement, certaine -7>enV-< motus qui les doit entraîner à leur tour. Cette s^.rcirs moius, c^-tte rir(u< ittorrns n'est pas identique à la lumière ^^>laire, mai> I elle a avec elle une certaine pa- renté: elle rM* sert peut-^trede la lumière solaire comme d'un instrument ou d'un véhicule. ^>r, l'intensité de la lumière émise par un astre varie en raison inverse du carré de la distance à cet astre : c'est une proposition dont la connaissance parait remonter à l'antiquité, qui se trouve dans un écrit d'Optique attribuée Euclide, et dont Kepler a donné (2) la démonstration. L'analogie voudrait que la virtm morens émanée du Soleil variât en raison inverse du carré de la dislance à cet astre : mais la Dynami- que dont se sert Kepler est encore l'antique D} nami- qued'Aristole : la force qui meut un mobile est propor- tionnelle à la vitesse de ce mobile ; dès lors, la loi des aires, qu'il a découverte, enseigne à Kepler cette proposition : La virtus movetis à laquelle une planète est soumise varie en raison inverse de la simple di- stance au Soleil. (1 * Joannis Kepleri De moiibus atellœ Marlis commenta /ni, c. xxxiv. — Joannis Keplebi Opéra omnia, t. III. p. 302. — Epitome Astronomie Copernicanœ ; 1. IV, II* part., art. 3. — Joannis Repleri Opéra omnia, t. VI, p. 347. • 2 Joannis Kepleri Ad Vilellium paratipomena quibvs Aslro- nomiœ pars oplica traditur ; Francofurti, 1604, c. i, prop. IX. — Joannis Kepleri Opéra omnia, t. II, p. 133. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 405 Ce mode de variation, peu conforme à l'analogie entre la species motus issue du Soleil et la lumière émise par cet astre, n'est point sans contrarier Kepler ; il s'efforce (i) de l'accorder avec cette analogie, en particulier par cette remarque : La lumière se répand de tous côtés dans l'espace, tandis quela virtus motrix se propage seulement dans le plan de l'équateur solaire ; l'intensité de la première est inverse au carré de la distance à la source, l'intensité de la seconde est inverse à la simple distance parcourue ; ces deux lois distinctes expriment dans un cas comme dans Tautrela même vérité : la quantité totale de lumière ou de species motus qui se propage ne subit aucun déchet au cours de cette propagation. Les explications mêmes de Kepler nous montrent avec quelle force, en son esprit, la loi de la raison inverse du carré des distances s'impose tout d'abord à rintensité d'une qualité, lorsqu'un corps émet cette qualité en tout sons autour de lui. Cette loi devait paraître douée de la même évidence à ses contem- porains. Ismaél BouUiau l'a tout d'abord établie (2) pour la lumière ; il n'hésite pas à Tétendre à la virtus motrix que, selon Kepler, le Soleil exerce sur les pla- nètes : <( Cette vertu, dit-il (3), par laquelle le Soleil saisit ou accroche les planètes, et qui lui tient lieu dé mains corporelles, est émise en ligne droite dans tout l'espace qu'occupe le Monde ; c'est comme une species {{) Joannis Kbplehi Commentarii de motibus slellse MarliSy c. xxxvi. — Kepleri Opéra omnia, t. III, pp. 302, 309. — Epitome Aslronomise Copemicanœ, 1. IV, II" part., art. 3. — Keplehi Opeia omnia, t. VI, p. 349. (2) Ismaelis BuLLiALDi De naturalucis; Parisiis, 1638, prop. XXXVII, p. 41. (3) Ismaelis Bcllialdi Aslronomia Philolaïca; Parisiis, 1643, p. 23. 406 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE du Soleil, qui tourne avec le corps de cet astre ; étant corporelle, elle diminue et s'affaiblit lorsque la di- stance augmente, et la raison de cette diminution est, comme pour la lumière, en raison inverse du carré de la distance. » La virtus motrix dont parle Boulliau, et qui est celle de Kepler, n'est pas dirigée suivant le rayon qui va de la planète au Soleil ; elle est normale à ce rayon ; ce n'est point une attraction semblable à celle qu'admet Roberval, que Newton invoquera ; mais nous voyons clairement que les physiciens du xvii" siècle, traitant de l'attraction de deux corps, sont, de prime abord, conduits à la supposer inverse au carré de la mutuelle distance des deux corps. Les travaux du P. Athanase Kircher sur Taimant nous en offrent un second exemple (1); l'analogie entre la lumière qu'émet une source et la vertu qui émane de chacun des deux pôles d'un aimant le presse d'adopter, pour l'intensité de l'une et de l'autre qualité, une loi de décroissement en raison inverse du carré de la dislance ; s'il ne se rallie à cette supposition ni pour le magnétisme, ni pour la lumijèrc, c'est qu'elle assure la diffusioti à l'infini de ces deux vertus, tandis qu'il admet pour toute vertu une sphère d'action au-delà de laquelle elle est rigoureusement annulée. Ainsi, dès la première moitié du xvii* siècle, tous' les matériaux qui serviront à construire l'hypothèse de (1) Athanasii Kircheri Magnes, sive de arle magnetica; Romœ, 1641; L I, prop. XVII, XIX, XX. En la proposition XX, Kircher parle de décroissance en raison inverse de la distance; c'est là un simple lapsus provenant de ce que Kircher, raisonnant sur des aires sphérr- que?, les a représentées par des arcs de cercle. La pensée de l'auteur n'en est pas moins très claire. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 407 ratlraction universelle sont rassemblés, taillés, prêts à être mis en œuvre; mais on ne soupçonne point encore toute retendue qu'aura cette œuvre ; la vertu aimantique par laquelle les diverses parties de la matière se portent les unes sur les autres est invoquée pour ren- dre compte de la chute des graves et du flux de la mer ; on ne songe point encore à en tirer la représentation des mouvements des astres ; bien au contraire, lors- que les physiciens abordent le problème de la Méca- nique céleste, cette force attractive les gêne singulière- ment. C'est que la science qui doit les aider de ses prin- cipes, la Dynamique, est en enfance; soumis encore aux enseignements qu'Aristote a donnés dans le De CœlOj ils imaginent l'action qui fait tourner une planète autour du Soleil à la ressemblance d'un cheval de manège; dirigée à chaque instant comme la vitesse du mobile, elle est proportionnelle à cette vitesse ; c'est par ce principe que Cardan compare (1) la puis- sance du principe vital qui meut Saturne k la puis- sance du principe vital qui meut la Lune ; calcul bien naïf encore, mais premier modèle des raisonnements qui serviront à composer la Mécanique céleste. Imbus des principes qui ont guidé Cardan au cours de ses calculs, les géomètres du xvi* siècle, ceux de la première moitié du xvii* siècle, ignorent que, pour décrire un cercle d'un mouvement uniforme, un astre, une fois lancé, n'a plus besoin d'être tiré dans la direction de son mouvement ; il exige, au contraire, (1) Hieronj'mi Cakdani Optis novum de proporlionibus ; Hasileiv^ 1510 ; prop. CLXIII, p. Ifio. 408 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE qu'une traction vers le centre du cercle le retienne sur sa trajectoire et Tempêche de fuir suivant la tangente. Ces deux préoccupations dominent donc la Mécanique céleste : Appliquer à chaque planète une force perpendi- culaire au rayon vecteur issu du Soleil, force qui soit attelée, pour ainsi dire, à ce rayon vecteur comme le cheval de manège au bras de levier qu'il fait tourner ; éviter l'attraction du Soleil sur la planète qui, sem- ble-t-il, précipiterait ces deux astres Tun vers l'autre. Kepler trouve la virtus motrix dans une qualité, une species motus émanée du Soleil ; quant à Vattraction aimantique^ si nettement invoquée par lui pour expli- quer la gravité et les marées, il la passe sous silence lorsqu'il traite du mouvement des astres. Descartes remplace la species motus par l'entraînement qu'exerce le tourbillon éthéré. « Mais Kepler (1) avait si bien préparé cette matière que l'accomodement que Mons. Descartes a fait de la philosophie corpusculaire avec l'astronomie de Copernic n'estait pas fort difficile. » Pour éviter que l'attraction ne précipite les planètes sur le Soleil, Roberval plonge le système du Monde tout entier dans un milieu éthéré, soumis aux mêmes attractions, et plus ou moins dilaté par la chaleur du Soleil ; chaque planète, environnée de ses éléments, occupe au sein de ce milieu la position d'équilibre que lui assigne le principe d'Archimède; en outre, le mou- vement du Soleil engendre par frottement, au sein de cet éther, un tourbillon qui entraîne les planètes, exac- tement comme la species motus invoquée par Kepler. (i) Leibniz : Lettre à Molanus (?) [OEuvrestie Leibniz, Édition Gerhardt, t, IV, p. 301). LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 409 Le système de Borelli (i) se ressent à la fois de rinfluence de Roberval et de celle de Kepler. Comme Kepler, Borelli cherche la force qui entraîne chaque planète suivant sa trajectoire dans une vertu émanée du Soleil, transportée par sa lumière et dont l'intensité est inverse de la distance entre les deux astres. Comme Roberval, il suppose (2) qu'il y a « en chaque planète un instinct naturel par lequel elle cherche à s'ap- procher du Soleil en ligne droite. De môme voyons- nous que tout grave a l'instinct naturel de se rap- procher de notre Terre, poussé qu'il est par la pesanteur qui l'apparente à la Terre; de môme remarquons-nous que le fer se porte en ligne droite vers l'aimant. » Cette force qui porte la planète vers le Soleil, Borelli la compare à la pesanteur; il ne semble pas qu'il l'identifie à cette dernière ; par là, son système est inférieur à celui de Roberval ; il lui est encor^ inférieur, en ce qu'il suppose l'attraction éprouvée par kk planète indépendante de la distance de cet astre au Soleil; mais il le surpasse en un point; pour équili- brer cette force, pour empêcher la planète de se préci- piter vers le soleil, il ne fait plus appel aux pressions d'un fluide au sein duquel la planète flotterait en vertu du principe d'Archimède ; il invoque l'exemple de la fronde dont la pierre, mue en cercle, tend fortement la corde ; il équilibre (3) l'instinct par lequel la planète se porte vers le Soleil en lui opposant la tendance de tout (1) Alphonsi Bohelli Théorise Mediceovum planetarum ex causis physicis deduclaBy Florentue, IGO-i. — Cf. Ernst Goldbeck : Die Gra- vitations-hypothèse bei GalHei und Borelli, Berlin, 1891. (2) BoRBLLi : Loc, cit.^ p. 76. (3) Borelli : Loc. cit., p. 41. 410 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE corps qui tourne à s'éloigner du centre de sa révolu- tion, la vis repellens, qu'il suppose inverse du rayon de rorbitc. L'idée de Borelli diffère profondément des opinions auxquelles SCS prédécesseurs immédiats s'étaient arrêtés. La génération, cependant, en fut-elle spontanée ? Borelli n'a-t-il, dans ses lectures, rencontré aucun germe qui l'eût pu produire? Aristote (l) nous rapporte qu'Empédocle expliquait le repos de la Terre par la rotation rapide du Ciel ; « ainsi arrive-t-il à l'eau contenue dans un seau que l'on^ fait tourner ; lors même que le fond du seau se trouve au-dessus d'elle, l'eau ne tombe pas ; la rotation l'en empêche ». Et Plutarque, en un écrit fort lu des anciens astronomes, en un écrit que Kepler a traduit ict commenté, s'ex- prime ainsi (2) : « Pour ne pas tomber sur la Terre, la Lune trouve une aide dans son mouvement même et dans la violence de sa révolution ; de même, la chute des objets placés en une fronde est empêchée par le tournoiement en cercle ; le mouvement selon la nature (la pesanteur) entraîne toutes choses, à l'excep- tion de celles où un autre mouvement le supprime ; donc la pesanteur ne meut pas la Lune, parce que le mouvement circulaire lui fait perdre sa puissance. » Plutarque ne pouvait plus clairement énoncer Thypo- thèse que Borelli devait adopter. Ce recours à la force centrifuge n'en est pas moins un trait de génie ; Borelli, malheureusement, ne peut (i) AiusTOTE : Hep: oùpavoO, B, ay. 2/ Plutakque : Hepî toO £(jnpatvojJLévo'j TrpoŒto-irou Ttj» xux).C{i tt.ç creX/vr;, Z. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 411 tirer parti de l'idée qui s'est présentée à lui ; cette force centrifuge, il en ignore les lois exactes, môme dans le cas où le mobile décrit un cercle d'un mouvement uni- forme ; à plus forte raison est-il inhabile à la calculer dans le cas où ce mobile se meut sur une ellipse, conformément aux lois de Kepler; aussi ne peut-il, par une déduction concluante, tirer ces lois des hypothèses qu'il a formulées. En 1674, le secrétaire de la Société Royale de Londres est le physicien Hooke; il aborde (1), à son tour, le problème qui a sollicité les efforts de Kepler, de Rober- v|l1, de Borelli. 11 sait que « tout corps une fois mis en mouvement persiste à se mouvoir indéfiniment en ligne droite d'un mouvement uniforme, jusqu'à ce que d'autres forces viennent plier et fléchir sa route sui- vant un cercle, une ellipse, ou quelque autre courbe plus composée ». 11 sait aussi quelles forces détermi- neront les trajectoires des divers corps célestes : « Tous les corps célestes, sans exception, exercent un pouvoir d'attraction ou de pesanteur dirigé vers leur centre, en vertu duquel non seulement ils retiennent leurs propres parties et les empêchenl de s'échapper dans l'espace, comme nous voyons que le fait la Terre, mais encore ils attirent aussi tous les autres corps célestes qui se trouvent dans la sphère de leur acti- vité. D'où il suit, par exemple, que non seulement le Soleil et la Lune agissent sur la marche et le mou- vement de la Terre, comme la Terre agit sur eux, mais que ^lercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne ont (1) Hooke : On altempt lo prove to annual motion of the Earlh ; London, 1614. 412 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE aussi, par leur pouvoir attractif, une influence considé- rable sur le mouvement de la Terre, de même que la Terre en a une puissante sur le mouvement de ces corps. » Hooke sait enfin que « les pouvoirs attrac- tifs s'exercent avec plus d'énergie à mesure que les corps sur lesquels ils agissent s'approchent du centre dont ils émanent ». Il confesse qu' « il n'a pas encore déterminé par expérience quels sont les degrés suc- cessifs de cet accroissement pour des distances diver- ses ». Mais il supposait dès ce moment que l'inten- sité de ce pouvoir attractif suivait la raison inverse du carré de la distance, bien qu'il n'ait point énoncé cette loi avant 1678. Son affirmation à cet égard est d'autant moins invraisemblable qu'à la même époque, son confrère de la Société Royale, Wren, était déjà, au témoignage de Newton et de Halley, en possession de cette loi. Hooke et Wren l'avaient sans doute tirée, Tun et l'autre, de la comparaison entre la gravité et la lumière, comparaison qui, vers le même moment, la faisait aussi soupçonner par Halley. Hooke est donc en possession, dès 1672, de tous les postulats qui serviront à construire le système de l'attraction universelle ; mais de ces ppstulats, il ne peut tirer parti ; la difficulté qui a arrêté Borelli l'ar- rête à son tour ; il ne sait point traiter le mouvement curviligne que produit une force variable en grandeur et en direction ; il est contraint de publier ses hypo- t^hèses, encore stériles, en souhaitant qu'un géomètre plus habile les fasse fructifier : « C'est une idée qui, étant suivie comme elle mérite de l'être, ne peut man- quer d'être fort utile aux astronomes pour réduire tous les mouvements célestes à une règle certaine ; ce qui-,. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 413 je crois, ne pourra jamais s'établir autrement. Ceux qui connaissent la théorie des oscillations du pendule et du mouvement circulaire comprendront aisément sur quel fondement repose le principe général que j'énonce, et ils sauront trouver dans la nature le moyen d'en établir le véritable caractère physique. » L'instrument indispensable àTaccomplissement d'une telle œuvre, c'est la connaissance des lois générales qui relient un mouvement curviligne aux forces qui le produisent ; or, au moment où paraît l'essai de Hooke, ces lois viennent d'être formulées, et c'est, en effet, l'étude des oscillations du pendule qui les a fait découvrir. En 1673, Huygens publie (I) son traité de l'horloge à pendule ; les théorèmes qui terminent ce traité donnent le moyen de résoudre, au moins pour les trajectoires circulaires, les problèmes qui n'avaient pu être abordés par Borelli et par Hooke. Les recherches sur l'explication mécanique du mou- vement des corps célestes reçoivent de la publication d'Huygens une nouvelle et féconde impulsion. En 1689, Leibniz (2) reprend une théorie analogue à celle de Borelli ; chaque astre est soumis à une force attractive, dirigée vers le soleil, à une force centrifuge dirigée •en sens opposé et dont la grandeur devra être tirée des théorèmes d'Huygens, eufin à une impulsion du fluide éthéré qui le baigne, impulsion que Leibniz sup- pose normale au rayon vecteur et en raison inverse de la longueur de ce rayon ; cette impulsion joue exacte- ment le rôle de la virtus motrix invoquée par Kepler (1) Christiani HuGENii De horologio oscillalorio; Parisiis, 1673. (2) Leibmtii Tenlamen de moluum cœlestium causis (Acta Erudi- fof^m Lipsi«t anno 1689). 414 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE et par Borelli ; elle n'en est que la traduction dans le système tourbillonnaire de Descartes et de Roberval. Au moyen des règles formulées par Huygens, Leibniz calcule la force par laquelle la planète doit graviter vers le Soleil si son mouvement est régi par les lois de Kepler; il la trouve réciproquement proportionnelle au carré du rayon vecteur. De son côté, dès 1684, Halley applique les théo- rèmes de Huygens aux hypothèses de Hooke; en sup- posant circulaires les orbites des diverses planètes, il constate que la proportionnalité, découverte par Kepler, entre les carrés des temps des révolutions et les cu- bes des diamètres suppose les diverses planètes sou- mises à des forces proportionnelles à leurs masses et aux carrés inverses de leurs distances au Soleil. Mais au moment même où Halley tente ces essais qu'il ne publiera point, avant que Leibniz ait formulé sa théorie, Newton communique à la Société Royale de Londres les premiers résultats de ses méditations sur la Mécanique céleste ; en 1686, il lui présente ses Philosophie natiiralis principia mathematica où se dé- veloppe dans toute son ampleur la théorie dont Hooke, Wren, Halley, n'ont aperçu que des lambeaux. Préparée par les efforts séculaires des physiciens, cette théorie ne s'est point révélée soudainement à Newton. Pès 1665 ou 1666, sept ou huit ans avant que Huygens donne le De horologio oscillatorio, Newton a, par ses propres efforts, découvert les lois du mou- vement circulaire uniforme ; comme Halley devait le faire en 1684, il a comparé ces lois à la troisième loi de Kepler et reconnu par cette comparaison que le Soleil attirait des masses égales des diverses planètes LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 415 par une force inversement proportionnelle au carré des distances. Mais il a voulu un contrôle plus précis ; il a voulu s'assurer qu'en atténuant dans une telle pro- portion la pesanteur que nous constatons à la surface de la Terre, on obtenait exactement la force capable d'équilibrer la vis centrifuga qui tend à entraîner la Lune. Or, les dimensions de la Terre étaient alors mal connues; elles donnèrent à Newton pour valeur de la gravité, au lieu qu'occupe la Lune, une valeur supé- rieure de 1/6 au résultat attendu. Strict observateur de la méthode expérimentale. Newton ne publia point une théorie que l'observation démentait; des résultats de ses méditations, il ne livra rien à qui que ce fût jusqu'en 1682. A ce moment. Newton connut les résul- tats des nouvelles mesures géodésiques effectuées par Picard ; il put reprendre son calcul dont, cette fois, le résultat fut pleinement satisfaisant ; les doutes du grand géomètre s'évanouirent, et il put produire son admirable système. Il lui avait fallu vingt ans d'une incessante méditation pour achever l'œuvre à laquelle tant de géomètres et de physiciens, depuis Léonard de Vinci et Copernic, avaient apporté leur contribution. Les considérations les plus diverses, les doctrines les plus disparates sont venues, tour à tour, donner leur concours à la construction de la Mécanique cé- leste : l'expérience vulgaire qui nous révèle la gravité comme les mesures scientifiques de Tycho Brahé et de Picard, comme les lois d'observation formulées par Kepler; les tourbillons des Cartésiens et des Atomis- tes comme la Dynamique rationnelle d'Huygens; les doctrines métaphysiques des péripatéticiens comme les systèmes des médecins et les rêveries des astrologues ; 416 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE les comparaisons de la pesanteur avec les actions magnétiques comme les rapprochements entre la lu- mière et les actions mutuelles des astres. Au cours de ce long et laborieux enfantement, nous pouvons sui- vre les transformations lentes et graduelles par les- quelles le système théorique a évolué ; mais, à aucun moment, nous ne pouvons saisir une création sou- daine et arbitraire d'hypothèses nouvelles. § III. — Le physicien ne choisit pas les hypothèses sur les- quelles il fondera une théorie ; elles germent en lui saiu lui. L'évolution qui a produit le système de la gravité universelle s'est lentement déroulée au cours des siè- cles; aussi avons-nous pu suivre pas à pas les progrès par lesquels l'idée s'est élevée peu à peu au degré de perfection que Newton lui a donné. Parfois, l'évo- lution qui doit aboutir à la construction d'un système théorique se condense extrêmement, et quelques années suffisent à conduire les hypothèses qui doivent porter cette théorie de l'état où elles sont à peine ébauchées à celui où elles sont achevées. Ainsi, en 1819, Œrstedt découvre l'action du courant électrique sur l'aiguille aimantée; en 1820, Arago fait connaître cette expérience à l'Académie des Sciences ; le 18 septembre 1820, l'Académie entend la lecture d'un mémoire où Ampère présente les actions mutuelles des courants, qu'il vient de mettre en évidence; et le 23 décembre 1823, elle accueille un autre mémoire où Ampère donne leur forme défini- tive aux théories de l'Électrodynamique et de l'Élec- LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 417 tromagnétisme. Cent quarante-trois ans ont séparé les De revolutionibns orbium cœlestium libri sex des Philo- sophiœ naturaiis principia mnthematica ; moins de quatre ans séparent la publication de Texpérience d'Œrstedt de la mémorable lecture d'Ampère. Mais si le cadre de cet ouvrage nous permettait de conter par le détail l'histoire des doctrines électrodynamiques (1) au cours de ces quatre années, nous y retrouverions tous les caractères que nous avons rencontrés en l'évo- lution séculaire de la Mécanique céleste. Nous n'y verrions point le génie d'Ampère embrasser d'un coup d'œil un vaste domaine expérimental déjà constitué et, par une décision libre et créatrice, choisir le sys- tème d'hypothèses qui représentera ces données de l'observation. Nous y remarquerions les hésitations, les tâtonnements, le progrès graduel obtenu par une suite de retouches partielles, que nous avons notés durant les trois demi-siècles qui séparent Copernic de Newton. L'histoire de l'Electrodynamique ressem- ble fort à l'histoire de l'attraction universelle ; les multiples efforts, les tentatives réitérées qui consti- tuent la trame de ces deux histoires se succèdent seu- lement en la première à intervalles beaucoup plus rapprochés qu'en la seconde, grâce à la prodigieuse fécondité' d'Ampère, dont, pendant quatre ans, l'Aca- démie des Sciences entend presque chaque mois une lecture; grâce aussi à la pléiade de savants géomètres, de physiciens habiles, d'homtaes de génie qui s'effor- (1) Le lecteur désireux de constituer cette histoire trouvera tous les documents nécessaires dans les tomes H et III de la Collection de Mémoires relatifs à la Physique publiés par la Société française de Physique [Mémoires sur l'Electrodynamique^ 1885 et 1887). 27 418 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE cent avec lui à la construction de la nouvelle doc- trine ; car, au nom d'Ampère, Tbistoire de rÉlectro- dynamique doit associer non seulement le nom d'Œrstedt, mais encore ceux d'Arago, d'Humphry-Davj^, de Biot, de Savart, de Babinet, de Savary, de La Rive, de Becquerel, de Faraday, de Fresnel et de Laplace. Parfois Thistoire de l'évolution graduelle qui a pro- duit un système d'hypothèses physiques nous demeure et nous demeurera à tout jamais inconnue ; elle s'est condensée en un petit nombre d'années et concentrée en un seul esprit ; l'inventeur ne nous a point, comme Ampère, fait connaître, au fur et à mesure de leur apparition, les idées qui germaient en lui ; imitant la longue patience de Newton, il a attendu, pour mettre au jour sa théorie, qu'elle ait revêtu une forme achevée. Soyons bien certains, cependant, que ce n'est pas sous cette forme qu'elle s'est tout d'abord présentée à son esprit; que cette forme est le résultat de perfection- nements et de retouches innombrables, et qu'en cha- cune de ces retouches, le libre choix de l'inventeur a été guidé, conditionné, d'une manière plus ou moins consciente, par une infinité de circonstances exté- rieures ou intérieures. D'ailleurs, quelque rapide et condensée que soit l'évolution d'une théorie physique, il est toujours possible de constater qu'une longue préparation en a précédé l'apparition ; entre la première ébauche et la forme. parfaite, les intermédiaires peuvent nous échap- per à tel point que nous pensions contempler une libre et soudaine création ; mais un labeur préalable a constitué le terrain favorable où est tombé le pre- mier germe ; il a rendu possible ce développement LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 419 accéléré ; et ce labeur se laisse suivre au cours des siècles. L'expérience d'Œrstedt a suffi à provoquer le travail intense et comme fiévreux qui, en quatre ans, a con- duit r Électrodynamique à maturité; mais c'est qu'au moment où ce germe a été déposé au sein de la science du xix* siècle, celle-ci était merveilleusement préparée à le recevoir, à le nourrir, à le développer. Newton avait déjà annoncé que les attractions électri- ques et magnétiques devaient suivre des lois analo- gues à celles de la gravité universelle ; cette supposi- tion avait été transformée en vérité d'expérience par Cavendish et par Coulomb pour les attractions élec- triques, par Tobias Mayer et par Coulomb pour les effets magnétiques ; les physiciens s'étaient ainsi accoutumés à résoudre toutes les forces qui s'exer- cent à distance en actions élémentaires inversement proportionnelles aux carrés des distances des éléments entre lesquels elles s'exercent. D'autre part, l'analyse des divers problèmes que pose l'Astronomie avait rompu les géomètres aux difficultés que l'on rencontre en composant de semblables forces. Le gigantesque effort mathématique du xviii* siècle venait d'être résumé en la Mécanique céleste de La place; les métho- des créées pour traiter des mouvements des astres cher- chaient de tous côtés, dans la Mécanique terrestre, l'oc- casion de prouver leur fécondité, et la Physique mathématique progressait avec une étonnante rapidité. En particulier. Poisson développait, au moyen dos pro- cédés analytiques imaginés par Laplace, la théorie ma- thématique de l'électricité statique et du magnétisme, tandis que Fourier trouvait, dans l'étude de la propa- 420 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE gation de la chaleur, d'admirables occasions d*user des mômes procédés. Les phénomènes électrodyna- miques et électromagnétiques pouvaient se manifester aux physiciens et aux géomètres ; ceux-ci étaient armés pour s'en emparer et les réduire en théorie. La contemplation d'un ensemble de lois d'expé- rience ne suffit donc pas à suggérer au physicien quelles hypothèses il doit choisir pour donner de ces lois une représentation théorique ; il faut encore que les pensées habituelles à ceux au milieu desquels il vit, que les tendances imprimées à son propre esprit par ses études antérieures viennent le guider et res- treindre la latitude trop grande que les lois de la logi- que laissent à ses démarches. Combien de parties de la Physique gardent, jusqu'à ce jour, la forme purement empirique, attendant que les circonstances préparent le génie d'un physicien à concevo.ir les hypo- thèses qui les organiseront en théorie ! En revanche, quand les progrès de la science unive^ selle ont suffisamment préparé les esprits à la recevoir, la théorie naît d'une manière presque forcée ; et, bien souvent, des physiciens qui ne se connaissent pas, qui poursuivent leurs méditations bien loin les uns des autres, l'enfantent presque en même temps; on dirait que l'idée (lotte dans l'air, portée d'un pays à l'autre par le vent qui souflle, prête à féconder tout génie qui est en état de l'accueillir et de la développer/ semblable au pollen qui engendre un fruit partout où il rencontre un calyce mûr. Sans cesse, au cours de ses études, l'historien des sciences a l'occasion d'observer celte poussée simulta- née, en des terres éloignées les unes des autres, d'une LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 421 même doctrine ; mais, quelque fréquent que soit ce phénomène, il ne peut jamais le contempler sans étôn- nement (I). Déjà, nous avons eu occasion de voir le système de la gravité universelle germer dans les esprits de Hooke, de Wren, de Halley, en même temps qu'il s'organisait dans le cerveau de Newton. De même, nu milieu du xix° siècle, nous verrions le principe de l'équivalence entre la chaleur et le travail formulé, à des époques très rapprochées les unes des autres, par Robert Mayer en Allemagne, par Joule en Angleterre, par Colding en Danemark ; chacun d'eux ignorait ce- pendant les méditations de ses émules, et aucun d'eux ne soupçonnait que la même idée avait atteint, quel- ques années auparavant, une maturité précoce en France, au sein du génie de Sadi Camot. Nous pourrions multiplier les exemples de cette sur- prenante simultanéité d'invention ; bornons-nous à en mentionner encore un, qui nous semble particulière- ment saisissant. Le phénomène de la réflexion totale que la lumière peut éprouver à la surface de séparation de deux mi- lieux ne se laisse point aisément comprendre dans l'édi- fice théorique qui constitue le système des ondulations. Fresnel avait donné, en 1823, des formules propres à représenter ce phénomène; mais il les avait obtenues par l'une des divinations (2) les plus étranges et les plus illogiques que mentionne l'histoire de la Physique. Les ingénieuses vérifications expérimentales qu'il en avait données ne laissaient guère de doute sur (1) Cf. F. Mkntkk : ïm simt/lfnnéité des découvei'tes scientifiques {Revue scientifique^ 5' série, t. Il, p. 555 ; 1904.) (2) Augustin Fhesnel : Œuvres complèles, t 1, p 182. 422 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE l'exactitude de ces formules ; mais elles n'en rendaient que plus souhaitable l'hypothèse logiquement admis- sible qui les rattacherait à la théorie générale de l'Op- tique. Pendant treize ans, les physiciens ne purent découvrir une telle hypothèse ; enfin la considération fort simple, mais fort imprévue et originale, de ïonde évanescente vint la leur fournir. Or, chose remar- quable, l'idée d'onde évanescente se présenta presque simultanément à l'esprit de quatre géomètres diffé- rents, trop éloignés les uns des autres pour se com- muniquer les pensées qui les hantaient. Cauchy (1) formula le premier l'hypothèse de l'onde évanescente dans une lettre adressée à Ampère en 1836 ; en 1837, Green (2) la communiqua à la Philosophical Society de Cambridge, et, en Allemagne, F.-E. Neumann (3) la publia dans les Annales de Poggendorff ; enfin, de 1841 à 1845, Mac Gulbgh (4) en fit l'objet de trois notes présentées à l'Académie de Dublin. Cet exemple nous paraît bien propre K mettre en pleine lumière la conclusion à laquelle nous nous arrêterons : La logique laisse une liberté presque absolue au physicien qui voudrait faire choix d'une hypothèse; mais cette absence de tout guide et de toute règle ne saurait le gôner, car, en fait, le phy- sicien ne choisit pas l'hypothèse sur laquelle il fon- dera une théorie ; il ne la choisit pas plus que la fleur ne choisit le grain de pollen qui la fécondera ; la fleur (1) Cauchy : Comptes rendus^ t. II, 1836, p. 364. — Poggendovff's Annalen, Bd. IX, 1836, p. 39. (2) George Gheex : Transactions of the Cambridge Mathematical Society y vo\.\\, 1838, p. 403. —Mathematical Papers, p. 231. (3) F.-E. Neumann : Poggendorff's Annalen, Bd. X, 1837, p. 510. (4) Mac Cullagh : Proceedings of the Rogal bnsh Academg, voll. II et III. — Collected Works, pp. 181, 218, 2oè. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 423 se contente d'ouvrir toute grande sa corolle à la brise ou à Tinsecte qui porte la poussière génératrice du fruit ; de même, le physicien se borne à ouvrir sa pen- sée, par Tattention et la méditation, à Tidée qui doit germer en lui, sans lui. A quelqu'un qui lui demandait comment il s'y prenait pour faire une décou- verte, Newton répondait (1) : « Je tiens le sujet de ma recherche constamment devant moi, et j'attends que les premières lueurs commencent à s'ouvrir lente- ment et peu à peu, jusqu'à se changer en une clarté pleine et entière. » C'est seulement lorsque le physicien commence à voir clairement l'hypothèse nouvelle, reçue, mais non choisie, par lui que sa libre et laborieuse activité doit entrer en jeu ; car il s'agit maintenant de com- biner cette hypothèse à celles qui sont déjà admises, d'en tirer des conséquences nombreuses et variées, de les comparer scrupuleusement aux lois expérimentales ; ces besognes, il lui appartient de les accomplir rapide- ment et exactement ; il ne dépend pas de lui de conce- voir une idée neuve, mais il dépend de lui, pour une très grande part, de développer cette idée et de la faire fructifier. § IV. — De la présentation des hypothèses dans l* enseignement de la Physique. Au professeur qui veut exposer les hypolhèses sur lesquelles sont fondées les théories physiques, la logique ne donne pas plus d'indications qu'elle n'en (1; Réponse citée par Biot dans l'article : Newton qu'il a écrit pour la Biographie universelle de Michaud. 424 LA STRLCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE donne à Tinventeur. Elle lui «enseigne seulement que l'ensemble des hypothèses physiques constitue un système de principes dont les conséquences doivent représenter Tensemble des lois établies par les expéri- mentateurs. Dès lors, un exposé vraiment logique de la Physique débuterait par Ténoncé de toutes les hypo- thèses dont les diverses théories feront usage, il se poursuivrait en déduisant une foule de conséquences de ces hypothèses, et il conclurait en mettant face à face cette multitude de conséquences et la multitude des lois expérimentales qu'elles doivent représenter. 11 est clair qu'un tel mode d'exposition de la Physi- que, qui serait seul parfaitement logique, est absolu- ment impraticable ; il est donc certain qu'aucun en- seignement de la Physique ne peut être donné sous une forme qui ne laisse rien à désirer au point de vue logique ; toute exposition des théories physiques sera forcément un compromis entre les exigences de la logi- que et les besoins intellectuels de l'étudiant. Le maître, nous Tavons déjà dit, devra se contenter de formuler, tout d'abord, un certain groupe, plus ou moins étendu, d'hypothèses, d'en déduire un certain nombre de conséquences qu'il soumettra, sans plus tarder, au contrôle des faits. Ce contrôle, évidemment, ne sera pas pleinement convainquant ; il impliquera adhésion à certaines propositions qui découlent de con- séquences non encore formulées. L'élève se scandalise- rait, sans doute, des cercles vicieux qu'il y apercevrait s'il n'était dûment averti d'avance; s'il ne savait que la vérification des formules, ainsi tentée, est une véri- fication hâtive, une anticipation sur les délais imposés par la stricte logique à toute application de la théorie. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 425 Par exemple, un professeur qui a posé l'ensemble des hypothèses sur lesquelles reposent la Mécanique générale et la Mécanique céleste, qui en a déduit un certain nombre de chapitres de ces deux sciences, n'attendra pas d'avoir traité la Thermodynamique, l'Optique, la théorie de l'électricité et du magnétisme, pour comparer ses théorèmes à diverses lois expéri- mentales. Cependant, en faisant cette comparaison, il lui arrivera de se servir d'une lunette astrono- mique, de tenir compte de dilatations, de corriger des causes d'erreur provenant de l'électrisation ou de l'ai- mantation, partant d'invoquer les théories qu'il n'a pas encore exposées. L'élève non prévenu crierait au paralogisme ; il cessera au contraire de s'étonner s'il a compris que ces vérifications lui sont présentées par avance, afin d'éclairer aussitôt que possible, par des exemples, les propositions théoriques qui lui ont été exposées, mais qu'elles devraient, logiquement, venir beaucoup plus tard, alors qu'il posséderait le système entier de la Physique théorique. Cette impossibilité pratique d'exposer le système de la Physique sous la forme même qu'exigerait la rigueur logique, cette nécessité de tenir une sorte d'équilibre entre ce que réclame cette rigueur et ce que peut assi- miler l'intelligence de l'élève, rendent particulièrement délicat l'enseignement de cette science. 11 est bien per- mis au maître, en effet, de donner une leçon où le logicien pointilleux trouverait à redire ; mais cette tolérance est subordonnée à certaines conditions ; l'élève doit savoir que la leçon recueillie par lui n*est exempte ni de lacunes, ni d'affirmations non encore justifiées ; il doit voir clairement où se trouvent 426 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ces lacunes et quelles sont ces affirmations ; il faut, en un mot, que l'enseignement, forcément boiteux et incomplet, dont il se doit contenter ne fasse point germer d'idées fausses en son esprit. La lutte contre l'idée fausse, si prompte à se glisser en un tel enseignement, sera donc le constant souci du maître. Aucune hypothèse isolée, aucun groupe d'hypothèses, séparé du reste de la Physique, n'est susceptible d'une vérification expérimentale absolument autonome; au- cun experimentum crucis ne peut trancher entre deux hypothèses, et entre ces deux hypothèses seulement ; le maître, cependant, ne pourra attendre que toutes les hypothèses aient été énoncées pour soumettre certaines d'entre elles au contrôle de l'observation ; il ne pourra se dispenser de présenter certaines expériences, l'expé- rience de Foucault, l'expérience d'Otto Wiener, par exemple, comme entraînant l'adhésion à une certaine supposition au préjudice de la supposition contraire ; mais il devra soigneusement marquer jusqu'à quel point le contrôle qu'il décrit anticipe sur les théories non encore exposées; comment la soi-disant expérience cruciale implique l'acceptation préalable d'une foule de propositions que l'on est convenu de ne plus con- tester. Aucun système d'hypothèses ne peut être tiré par induction de la seule expérience ; l'induction, cepen- dant, peut indiquer, en quelque sorte, la voie qui conduit à certaines hypothèses ; il ne sera point interdit de le remarquer; il ne sera point interdit, par exemple, au début d'un exposé de la Mécanique céleste, de prendre les lois de Kepler et de montrer comment la LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 427 traduction mécanique de ces lois conduit à des énoncés qui semblent appeler Thypothèse de Tattraction uni- verselle ; mais, ces énoncés une fois obtenus, il faudra attentivement observer à quel point ils diffèrent de rhypothèse qu'on leur substitue. En particulier, toutes les fois que Ton demandera à Tinduction expérimentale de suggérer une hypothèse, on devra bien se garder de donner une expérience irréâ- lisée pour une expérience faite, une expérience pure- ment fictive pour une expérience faisable; on devra surtout, cela va de soi, proscrire avec rigueur Tappel à l'expérience absurde. § V. — Les hypothèses ne peuvent être déduites d'axiomes fournis par la connaissance commune. Par les considérations dont on environne souvent la présentation d'une hypothèr^e physique, il en est qui méritent d'arrêter notre attention ; très en faveur auprès d'un grand nombre de physiciens, ces considérations sont, si Ton n'y prend garde, particulièrement dan- gereuses et particulièrement fécondes en idées fausses. Elles consistent à justifier Tintroduction de certaines hypothèses au moyen de propositions, soi-disant évi- dentes, tirées du sens commun. 11 peut arriver qu'une hypothèse trouve, dans les enseignements du sens commun, des analogies ou des exemples ; il peut même arriver qu'elle soit une pro- position de sens commun rendue plus claire et plus précise par l'analyse; dans ces divers cas, le maître pourra assurément mentionner ces rapprochements 428 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE entre les hypothèses sur lesquelles repose la théorie et les lois que nous révèle Texpérience de chaque jour; le choix de ces hypothèses en paraîtra d'autant plus naturel, d'autant plus satisfaisant pour l'esprit. Mais de tels rapprochements exigent les plus minu- tieuses précautions ; il est fort aisé de se méprendre sur la ressemblance réelle entre une proposition de sens commun et un énoncé de Physique théorique; bien souvent, l'analogie est toute superficielle ; elle est entre les mots et non entre les idées ; elle s'évanoui- rait si, prenant l'énoncé symbolique que formule la théorie, on en faisait la traduction; si l'on transformait chacun des termes qu'emploie cet énoncé en substi- tuant, selon le conseil de Pascal^ la définition au dé- fini; on verrait alors à quel point, entre les deux propositions que l'on avait imprudemment rappro- chées, la ressemblance est artificielle et purement verbale. En ces malsaines vulgarisations où les intelligences de nos contemporains vont chercher la science frelatée dont elles s'enivrent, il arrive à chaque instant de lire des raisonnements auxquels la considération de Vrnergie fournit des prémisses soi-disant intuitives. Ces prémisses, la plupart du temps, sont de véritables calembours ; on y joue sur le double sens du mot énergie; on prend des jugements qui sont vrais au sens vulgaire du mot énergie, au sens où Ton dit que la traversée de l'Afrique a réclamé des compagnons de Marchand une grande dépense d'énergie ; et ces juge- ments, on les transporte en bloc à l'énergie enten- due au sens que lui donne la Thermodynamique, à la fonction de l'état d'un système dont la différentielle LR CHOIX DES HYPOTHÈSES 429 totale est, en chaque modification élémentaire, égale à Texcès du travail externe sur la chaleur dégagée. Naguère encore, ceux qui se complaisent en de telles piperies déploraient que le principe de V accroissement de r entropie fût beaucoup plus abstrus et difficile à comprendre que le principe de la conservation de l'énergie; les deux principes, cependant, exigent du géomètre des calculs tout semblables ; mais le terme d'entropie n'a de sens que dans la langue du physi- cien; il est inconnu au langage vulgaire; il ne prête pas aux équivoques. Depuis peu, on n'entend plus ces doléances à Tégard de Tobscurité où demeurerait plongé le second principe de la Thermodynamique; il passe aujourd'hui pour clair et vulgarisable. Pourquoi? Parce qu'on en a changé le nom. On l'appelle mainte- nant principe de la dissipation ou de la dégradation de l'énergie; or, ceux qui ne sont pas physiciens, mais le veulent paraître, entendent aussi ces mots-là; ils leur prêtent, il est vrai, un sens qui n'est point celui que les physiciens leur attribuent; mais que leur im- porte ? Voilà la porte ouverte à maint discours spécieux qu'ils donnent pour raisonnements, et qui ne sont que jeux de mots. C'est justement là ce qu'ils souhaitaient. L'emploi de la précieuse règle de Pascal fait éva- nouir ces trompeuses analogies comme un coup de vent dissipe les effets du mirage. Ceux qui prétendent tirer du fond du sens commun les hypothèses qui porteront leurs théories peuvent encore être victimes d'une autre illusion. Le fond du sens commun n'est pas un trésor enfoui dans le sol, auquel nulle pièce ne vient plus s'ajouter ; c'est le capital d'une société immense et prodigieuse- 430 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ment active, formée par Tunion des intelligences humaines ; de siècle en siècle, ce capital se transforme et s'accroît; à ces transformations, à cet accroissement de richesse, la science théorique contribue pour sa très grande part ; sans cesse, elle se diffuse par renseigne- ment, par la conversation, par les livres et les journaux ; elle pénètre jusqu'au fond de la connaissance vulgaire ; elle éveille son attention sur des phénomènes jus- qu'alors négligés ; elle lui apprend à analyser des no- tions qui étaient demeurées confuses; elle enrichit ainsi le patrimoine des vérités communes à tous les hommes ou, du moins, à tous ceux qui ont atteint un certain degré de culture intellectuelle. Qu'un maitre vienne alors, désireux d'exposer une théorie physi- que ; il trouvera, parmi les vérités de sens commun, des propositions admirablement propres à justifier ses hypothèses ; il croira qu'il a tiré celles-ci des exi- gences premières et forcées de notre raison, qu'il les a déduites de véritables axiomes; en fait, il aura sim- plement repris, dans le fonds des connaissances com- munes, pour les rendre à la science théorique, les pièces que la science théorique avait elle-même dépo- sées dans ce trésor. De cette grave erreur, de ce cercle vicieux, nous trou- vons un exemple frappant dans l'exposé que maint auteur donne des principes de la Mécanique; cet exposé, nous l'emprunterons à Euler; mais ce que nous dirons des raisonnements exposés par ce grand géo- mètre, nous pourrions le répéter d'une foule d'écrits plus récents. « Dans le premier chapitre, dit Euler (1), je démontre (1) Leomiardi Euleri Mechanica sive motus scieii/ta, analylice expo- sita^ Petropoli, 1736 ; t. 1, Prœfatio. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 431 les lois universelles de la nature qu'observe un corps lorsqu'il est libre de se mouvoir et qu'il n'est sollicité par aucune force. Si un tel corps est en repos à un instant donné, il persévérera éternellement dans son état de repos ; s'il est en mouvement, il se mouvra éternellement en ligne droite avec une vitesse con- stante ; ces deux lois peuvent être commodément réunies sous le nom de loi de la conservation de Tétat. 11 suit de là que la conservation de l'état est une pro- priété essentielle de tous les corps, et que tous les corps, en tant que * tels, ont une force ou faculté de persévérer perpétuellement dans leur état, force qui n'est autre que la force d'inertie... Puisque tout corps, par sa nature môme, persévère constamment / dans le même état, soit de repos, soit de mouve- ment, il est clair qu'il faudra attribuer aux forces extérieures toute circonstance où un corps ne suivra pas cette loi, où il se mouvra d'un mouvement non uuiforme ou bien selon une ligne courbe... Ainsi sont constitués les véritables principes de la Méca- nique, au moyen desquels on doit expliquer tout ce qui concerne l'altération du mouvement ; comme ces principes n'ont été confirmés jusqu'ici que d'une manière trop légère, je les ai démontrés de telle ma- nière qu'on les comprenne non seulement comme certains, mais comme nécessairement vrais. » Si nous poursuivons la lecture du traité d'Euler, nous trouvons, au commencement du chapitre ii, les passages suivants : « Définition : La puissance est la force qui tire un corps du repos pour le mettre en mouvement y ou qui altère son mouvement, La gravité est une force ou puissance 432 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE (le ce genre; en effet, si Ton rend un corps libre de tout empêchement, elle le tire du repos pour le faire tomber et lui communique un mouvement de descente qui s'accélère sans cesse. « Corollaire. Tout corps abandonné à lui-môme demeure en repos ou se meut d'un mouvement recti- ligne et uniforme. Toutes les fois donc qu'il advient à un corps libre, qui était en repos, de se mettre en mou- vement, ou bien de se mouvoir d'un mouvement non uniforme, ou d'un mouvement non rectiligne, la cause en doit être attribuée à une certaine puissance ; car tout ce qui peut déranger un corps de son mouvement, nous l'appelons puissance. » Euler nous présente cette phrase : « La puissance est la force qui met un corps en mouvement ou qui altère son mouvement >/ comme une définition. Que faut-il entendre par là? Euler veut-il, destituant le mot puissance de tout sens antérieurement acquis, donner une simple définition de nom, dont rien ne limite Tarbitraire? Dans ce cas, la déduction qu'il dé- roule à nos yeux sera d'une impeccable logique; mais elle sera une simple construction de syllogismes, sans aucun contact avec la réalité. Ce n'est point là l'œuvre qu'Euler a entendu accomplir; il est clair qu*en énonçant la phrase que nous rapportions tout à. l'heure, il a pris le mot puissance ou force au sens qu'il a dans le langage courant et non scientifique; l'exemple de la pesanteur, immédiatement cité,' nous en est un sûr garant ; c'est, d'ailleurs, parce qu'il attri- bue au moi puissance y non pas un sens nouveau et arbi- trairement défini, mais le sens que tout le monde y attache, qu'Euler peut emprunter à ses prédécesseurs, LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 433 notamment à Varignon, les théorèmes de Statiqui^» dont il fait usage. Cette définition n'est donc pas une définition de nom, mais une définition de nature; prenant le mot puissance au sens où chacun Tentend, Euler se pro- pose de marquer le caractère essentiel de la puis- sance, caractère dont se tireront toutes les autres propriétés de la force. La phrase que nous avons citée est bien moins une définition qu'une proposition dont Euler postule Tévidence, qu'un axiome. Cet axiome, d'autres axiomes analogues lui permettront seuls de prouver que les lois de la Mécanique sont non seu- lement vraies, mais nécessaires. Or, est-il évident, est-il clair par les seules lumiè- res du sens commun, qu'un corps soustrait à l'action de toute force se meuve éternellement en ligne droite, avec une vitesse constante? Qu'un corps soumis à une pesanteur constante accélère sans cesse la vitesse de sa chute? De telles opinions sont, au contraire, prodi- gieusement loin de la connaissance vulgaire; pour les enfanter, il a fallu les efforts accumulés de tous les génies qui, pendant deux mille ans, ont traité de la Dynamique (1). Ce que nous enseigne Texpérience de chaque jour, c'est qu'une voiture qui n'est pas attelée demeure im- mobile; c'est qu'un cheval qui développe un effort constant entraîne le véhicule avec une vitesse con- stante ; c'est que, pour faire courir le char plus rapide- (1) Cf. E. WoiiLWiLL : Die EntdeckunQ der Deharrungsgesetzes (Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und Sprachwissenschaft, Bd. XIV et Bd. XV, 1883-188'*). — P. Duhem : De l'accélération produite par une force constante (Congrès d'Histoire des sciences; Genève, 100'*;. 28 434 LA STRUCTURE DE LA THÉOBIE PHYSIQUE fn^ot^ il faut ^ue le cheval développe un effort plu€ grand, ou bien qu'on lui adjoigne im compagnoii. Gomment donc traduirions-nous ce que de telles obser- vations nous apprennent touchant la puissance ou la force ? Nous formulerions ces énoncés : Un corps qui n'est soumis à aucune puissance demeure immobile. Un corps qui est soumis à une puissance constante se meut avec une vitesse constante. Lorsqu'on accroît la puissance qui meut un corps, on accroît la vitesse de ce corps. Tels sont les caractères que le sens commun attri- bue à la force ou puissance ; telles sont les hypo- thèses qu'il faudrait prendre pour bases delà Dynami- que si l'on voulait fonder cette science sur les évidences du sens commun. Or, ces caractères, ce sont ceux qu'Aristote (1) attri- bue à la ptdssance {ojvajxiç) ou fotce [It/jji:); cette Dynamique, c'est la Dynamique du Stagirile; lors- qu'en une telle Dynamique on constate que la chute des graves est un mouvement accéléré, on en conclut non pas que les graves sont soumis à une force con- stante, mais que leur poids augmente au fur et à mesure qu'ils descendent. Les principes de la Dynamique péripatéticienne sem- blaient d'ailleurs si certains, leurs racines plongeaient si profondément dans le sol résistant des connaissan- ces communes que, pour les extirper, pour faire croî- tre à leur place ces hypothèses auxquelles Euler at- tribue une immédiate évidence, il a fallu Tun des (1) Ahistote : <ï>uffi>t7i; àxsoàaeo); H, e. — nepi Oupavoù r,P- LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 435 «(Torts les plus longs, les plus persévérants que nous fasse connaître Thistoire de Tesprit humain; il a fallu qu'Alexandre d'Aphrodisias, Themistius, Sim- plicius, Albert de Saxe, Nicolas de Cus, Léonard de Vinci, Cardan, Tartalea, Jules César Scaliger, Jean- Baptiste Benedetti, frayassent la voie à Galilée, à Des- cartes, à Beeckman et à Gassendi. Ainsi les propositions qu'Euler regarde comme des axiomes dont l'évidence s'impose à nous et sur les- quelles il veut fonder une Dynamique non seulement vraie, mais nécessaire, ce sont, en réalité, des propo- sitions que la Dynamique seule nous a enseignées et qu'elle a très lentement, très péniblement, substituées, aux fausses évidences du sens commun. Le cercle vicieux dans lequel tourne la déduction d'Eulerne saurait être évité par ceux qui pensent justi- lier les hypothèses sur lesquelles repose une théorie physique au moyen d'axiomes de consentement uni- versel; les prétendus axiomes qu'ils invoquent ont été tirés des lois mômes qu'ils en voudraient dé- duire (1). Il est donc tout à fait illusoire de vouloir prendre les enseignements du sens commun comme fondement des hypothèses qui doivent porter la Physique théo- rique. A suivre une telle marche, ce n'est pas la Dyna- mique de Descartes et de Newton que l'on atteint^ mais la Dynamique d'Aristote. Ce n'est pas que les enseignements du sens commun (1) Le lecteur pourra rapprocher ce que nous venons de dire des critiques adressées par M. E. Mach à la démonstration, proposée par Daniel Bernoulli, pour justifier la règle du parallélogranime des forces. (Ernst Mach : La Mécanique, exoosé historique et critique de son développement^ Paris, 1904, p. 45.) 436 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE ne soient très vrais et très certains ; il est très vrai et très certain qu*une voiture non attelée n'avance pas, qu'attelée de deux chevaux elle marche plus vite qu'at- telée d'un seul cheval. Nous l'avons dit à plusieurs reprises : Ces certitudes et ces vérités du sens commun sont, en dernière analyse, la source d'où découle toute vérité et toute certitude scientifique. Mais, nous l'avons dit aussi, les observations du sens commun sont d'autant plus certaines qu'elles détaillent moins, qu'elles se piquent moins de précision ; les lois de sens commun sont tr^s vraies, mais à la condition expresse que les termes généraux entre lesquels elles établissent un lien soient de ces abstractions sponta- nément et naturellement jaillies du concret, de ces abstractions inanalysées, prises en bloc, comme l'idée générale de voiture ou l'idée générale de cheval. C'est une grave méprise de prendre des lois qui relient des idées si complexes, si riches de contenu, si peu analysées, et de vouloir les traduire immédia- tement au moyen des formes symboliques, produits d'une simplification et d'une analyse portées à Tex- trôme, qui composent le langage mathématique ; c'est une illusion singulière que de prendre l'idée de puis- sance motrice constante comme équivalente à l'idée de cheval, l'idée de mobile absolument libre comme représentation de l'idée de voiture. Les lois de sens commun sont des jugements touchant les idées géné- rales, extrêmement complexes, que nous concevons à propos de nos observations quotidiennes ; les hypo- thèses de Physique sont des relations entre des sym- boles mathématiques amenés au plus haut degré de simplification; il est absurde de méconnaître Tex- LK CHOIX DES HYPOTHÈSES 437 trême différence de nature qui sépare ces deux sortes de propositions ; il est absurde de penser que les secondes se relient aux premières comme le corollaire au théorème. C'est en ordre inverse que doit se faire le passage des hypothèses de la Physique aux lois de seni com- mun y de Tensemble' des hypothèses simple^ qui ser- vent de bases aux- théories physiques se tireront des conséquences plus ou moins lointaines, et celles-ci fourniront une représentation schématique des lois que nous révèle Texpérience vulgaire ; plus les théories seront parfaites, plus cette représentation sera compli- quée ; et cependant, les observations vulgaires qu'elle doit figurer la surpasseront toujours infiniment en complexité ; bien loin que Ton puisse tirer la Dyna- mique des lois que le sens commun a connues en re- gardant rouler une voiture tirée par un cheval, toutes les ressources de la Dynamique suffisent à peine à nous donner une image très simplifiée du mouvement de cette voiture. Le dessein de tirer des connaissances du sens com- mun la démonstration des hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques a pour mobile le désir de construire la Physique à l'imitation de la Géomé- trie ; en effet, les axiomes d'où la Géométrie se tire avec une si parfaite rigueur, les demandes qu'Euclide formule au début de ses Éléments sont des propositions dont le sens commun affirme l'évidente vérité. Mais nous avons vu, à plusieurs reprises, combien il était dangereux d'établir un rapprochement entre la méthode mathématique et la méthode que suivent les théories physiques ; combien, sous une ressemblance toutexté- 438 LA STRUCTURK DE LA THÉORIE PHYSIQUE rieure, due à Temprunt, fait par la Physique, du lan- gage mathématique, ces deux méthodes se montraient profondément différentes ; à la distinction de ces deux méthodes il nous faut encore revenir. La plupart des idées abstraites et générales qui naissent spontanément en nous, à Toccasion de nos perceptions, sont des conceptions complexes et inana- lysées ; il ien est, cependant, qui, presque sans effort, se montrent claires et simples ; ce sont les diverses idées qui se groupent autour des notions de nombre et de figure; Texpérience vulgaire nous conduit à relier ces idées par des lois qui, d'une part, ont la certitude immédiate des jugements du sens commun, et qui, d'autre part, ont une netteté et une précision extrê- mes. 11 a donc été possible de prendre un certain nombre de ces jugements pour prémisses de déduc- tions où l'incontestable vérité de la connaissance com- mune se trouvait inséparablement unie à la clarté par- faite des enchaînements de syllogismes. Ainsi se sont constituées l'Arithmétique et la Géométrie. Mais les sciences mathématiques sont des sciences très exceptionnelles; elles seules ont ce bonheur de traiter d'idées qui jaillissent de nos quotidiennes per- ceptions par un travail spontané d'abstraction et de généralisation, et qui, cependant, se montrent de suite nettes, pures et simples. Ce bonheur est refusé à la Physique. Les notions, fournies par les perceptions, dont elle a à traiter, sont des notions infiniment confuses et complexes, dont Tétude exige un long et pénible travail d'analyse; les hommes de génie qui ont créé la Physique théori- que ont compris que, pour mettre dans ce travail de l'ordre et de la clarté, il fallait demander ces qualités LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 439 aiix seules sciences qui fussent naturellement ordon- nées et claires, aux sciences mathéùiatiques. Mais ils n'ont pu faire, néanmoins, que la clarté et Tordre vins- sent en Physique, comme ils Tiennent en Arithmétique et en Géométrie, se joindre d'une manière immédiate k la certitude obvie. Tout ce qu'ils ont pu faire, c'est de se placer en face de la foule des lois tirées directe- ment de l'observation, lois confuses, complexes, désor- doimées, mais douées d'une certitude qui se constate directement, et de tracer une représentation symbolique de ces 1ms, représentation admirablement claire et ovdoaikée, mais dont on ne peut même plus dire proprement qu'elle soit vraie. Dans le domaine des lois d'observation, le sens commun règne ; lui seul^ par nos moyens naturels de percevoir et de juger nos perceptions, décide du vrai et du faux. Dans le domaine de la représentation sché- matfique, la déduction mathématique est souveraine maîtresse ; tout doit se ranger aux règles qu'elle impose. Mais d'un domaine à l'autre s'établit une continuelle circulation, un continuel échange de pro- positions et d'idées. La théorie demande à l'observa- tion de soumettre quelqu'une de ses conséquences au COTitrole des faits ; l'observation suggère à la théorie de modifier une hypothèse ancienne ou d'énoncer une hypothèse nouvelle. Dans la zone intermédiaire au travers de laquelle s'effectuent ces échanges, par laquelle est assurée la communication entre l'obser- vation et la théorie, le sens commun et la logique mathématique font concourir leurs influences et mêlent les uns aux autres, d'une manière inextricable, les procédés qui leur sont propres. Ce double mouvement qui, seul, permet à la Physique 440 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE d'unir les certitudes des constatations de sens com- mun aux clartés des déductions mathématiques, a été dépeint en ces termes par M. Edouard Le Roy (t) : « Bref, nécessité et vérité sont les deux pôles extrê- mes de la science. Mais ces deux pôles ne coïnci- dent pas ; c'est le rouge et c'est le violet du spectre. Dans la continuité intercalaire, seule réalité effecti- vement vécue, vérité et nécessité varient en sens inverse l'une de l'autre suivant celui des deux pôles vers lequel on s'oriente et se dirige... Si l'on choisit de marcher vers le nécessaire, on tourne le dos au vrai, on travaille à éliminer tout ce qui est expérience et intuition, on tend au schématisme, au discours pur, aux jeux formels de symboles sans signification. Pour conquérir la vérité, au contraire, c'est l'autre sens de marche qu'il faut adopter; l'image, la qualité, le con- cret, reprennent leurs droits prééminents ; et l'on voit alors la nécessité discursive se fondre graduellement en contingence vécue. Finalement, ce n'est point parles mêmes parties que la Science est nécessaire et que la Science est vraie, qu'elle est rigoureuse et qu'elle est objective. » La vigueur de ces termes excède peut-être quelque peu la pensée môme de l'auteur; en tous cas, pour qu'elle exprime fidèlement la nôtre, il suffit de substi- tuer les mots ordre et clarté aux mots rigueur et nécessité employés par M. Le Roy. 11 est très juste, alors, de déclarer que la science physique est issue de deux sources : l'une de certi- tude, qui est le sens commun ; Pautre de clarté, qui (1) Edouard Le Roy : Sur quelques objections adressées à la nouvelle philosophie. {Revue de Métaphysique et de Morale^ 1901, p. 319.) LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 441 est la déduction mathématique ; et la science physi- que est à la fois certitude et clarté parce que les flux qui naissent de ces deux sources concourent et mêlent intimement leurs eaux. En Géométrie, la connaissance claire produite par la logique déductive et la connaissance certaine issue du sens commun sont si exactement juxtaposées qu'on ne saurait apercevoir cette zone mixte où s'exercent simul- tanément et à Tenvi tous nos moyens de connaître ; voilà pourquoi le géomètre, lorsqu'il traite des scien- ces physiques, est exposé à oublier Texistence de cette zone ; pourquoi il veut construire la Physique, à l'imitation de sa science préférée, sur des axiomes immédiatement tirés de la connaissance vulgaire ; à la poursuite de cet idéal, que M. Ernst Mach nomme si justement (1) une fausse rigueur , il risque fort de n'at- teindre que des démonstrations hérissées de paralogis- mes et tissues de pétitions de principes. § VI. — Importance en Physique de la méthode historique. Comment le maître chargé d'exposer la Physique prémunira-t-il ses élèves contre les dangers d'une telle méthode ? Comment pourra-t-il leur faire embras- ser du regard l'immense étendue du territoire qui sé- pare le domaine de l'expérience vulgaire, où régnent les lois de sens commun, du domaine théorique, ordonné par les principes clairs? Comment pourra-t-il, en même temps, leur faire suivre la double démarche par (1) Ernst Mach : La Mécanique^ exposé historique et critique de son développement y Paris, 190i, p. 80. 442 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE laquelle l'esprit établit une communication continuelie et réciproque entre ces deux domaines ; entre la coi>- naissance empirique qui, privée de théorie, réduirait la Physique à une matière informe, et la théorie mathé- matique qui, séparée de Tobservation, détachée du tén^oignage des sens, ne donnerait à la science qu'une forme vide de matière ? Mais eetle méthode, pourquoi chercher à l'imaginer de toutes pièces ? N'avons-nous pas sous les yeux un étudiant qui, dans l'eiifance, ignorait tout des théo^ ries physiques et qui, dans l'âge adulte, est parvenu à la pleine connaissance de toutes les hypothèses sur lesquelles reposent ces théories? Cet étudiant, dont l'éducation s'est poursuivie durant des millénaires, c'est l'humanité. Pourquoi, dans la formation intellec- tuelle de chaque homme, n'imiterions-nous pas le progrès par lequel s'est formée la science hunoaine ? Pourquoi ne préparerions-nous pas l'entrée de chaque hypothèse dans l'enseignement par un exposé som- maire, mais fidèle, des vicissitudes qui ont précédé son entrée dans la Science? La méthode légitime, sûre, féconde, pour préparer un esprit à recevoir une hypothèse physique, c'est la méthode historique. Retracer les transformations par lesquelles la matière empirique s'est accrue, tandis que la forme théorique s'ébauchait ; décrire la lon- gue collaboration par laquelle le sens commun et la logique déductive ont analysé cette matière et modelé cette forme jusqu'à ce que l'une s'adaptât exactement à l'autre, c'est le meilleur moyen, voire le seul moyen, de donner à ceux qui étudient la Physique une idée juste et une vue claire de l'organisation si complexe et si vivante de cette science. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 443 Sans doute, il n'est pas possible de reprendre étape par étape la marche lente, hésitante, tâtonnante, par laquelle Tesprit humain est parvenu à la vue claire de chaque principe physique ; il y faudrait trop de temps; pour entrer dans renseignement, il faut que révolution de chaque hypothèse se raccourcisse et se condense ; il faut qu'elle se réduise dans le rapport <|u'a la durée de l'éducation d'un homme à la durée de la formation de la science ; à Taide d'une abrévia- tion semblable, les métamorphoses par lesquelles un être passe de Tétat d'embryon à l'état adulte reprodui- sent la lignée, réelle ou idéale, par laquelle cet être se rattache à la souche première des êtres vivants. Cette abréviation, d'ailleurs, est presque toujours aisée, pourvu que l'on veuille bien négliger tout ce qui est simplement fait accidentel, nom d'auteur, date d'invention, épisode ou anecdote, pour s'attacher aux seuls faits historiques qui paraissent essentiels aux yeu}t du physicien, aux seules circonstances où la théorie se soit enrichie d'un principe nouveau, où elle a it vu se dissiper une bbscurité, disparaître une idée erronée. Cette importance qu'acquiert, dans l'étude de la Physique, l'histoire des méthodes par lesquelles les dé- couvertes se sont faites marque, de nouveau, l'ex- trême différence entre la Physique et la Géométrie. En Géométrie, où les clartés de la méthode déduc- tive se soudent directement "aux évidences du sens commun, l'enseignement peut se donner d'une manière entièrement logique ; il suffit qu'un postulat soit énoncé pour que l'étudiant saisisse aussitôt les don- nées de la connaissance commune que condense un tel jugement; il n'a pas besoin, pour cela, de connaître i44 LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE la voie par laquelle ce postulat a pénétré dans la science. L'histoire des Mathématiques est, assurément, l'objet d'une curiosité légitime ; mais elle n'est point essen- tielle à rintelligence des Mathématiques. • Il neii est pas de même en Physique. Là, nous l'avons vu, il est interdit à l'enseignement d'être pure- ment et pleinement logique. Dès lors, le seul moyen . de relier les jugements formels de la théorie à la matière des faits que ces jugements doivent représen- tef, et cela en évitant la subreptice pénétration des idées fausses, c'est de justifier chaque hypothèse essen- tielle par son histoire. Faire l'histoire d'un principe physique, c'est, en même temps, en faire l'analyse logique. La critique des procédés intellectuels que la Physique met en jeu se lie d'une manière indissoluble à l'exposé de l'évo- lution graduelle par laquelle la déduction perfectionne la théorie, en fait une image toujours plus précise, toujours mieux ordonnée des lois que révèle l'observa- tion. Seule, d'ailleurs, l'histoire de la Science peut garder le physicien des folles ambitions du Dogmatisme comme des désespoirs du Pyrrhonisme. En lui retraçant la longue série des erreurs et des hésitations qui ont précédé la découverte de chaque principe, elle le met en garde contre les fausses évi- dences ; en lui rappelant les vicissitudes des Ecoles cosmologiques, en exhumant de l'oubli où elles gisent les doctrines autrefois triomphantes, elle le fait souve- nir que les plus séduisants systèmes ne sont que des représentations provisoires et non des explications défi- nitives. LE CHOIX DES HYPOTHÈSES 445 Et, d'autre part, en déroulant à ses yeux la tradi- tion continue par laquelle la science de chaque époque est nourrie des systèmes des siècles passés, par laquelle elle est grosse de la Physique de Tavenir; en lui citant les prophéties que la théorie a formulées et que Texpé- rience a réalisées, elle crée et fortifie en lui cette con- viction que la théorie physique n'est point un système purement artificiel, aujourd'hui commode et demain sans usage ; qu'elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réali- tés que la méthode expérimentale ne saurait contem- pler face à face. Chaque fois que l'esprit du physicien est sur le point déverser en quelque excès, l'étude de l'histoire le redresse par une correction appropriée ; l'histoire pourrait définir le rôle qu'elle joue à Tégard du phy- sicien en empruntant ce mot de Pascal (1) : « S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante. » Elle le maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d'où il peut sainement apprécier l'objet et la structure de la théorie physique. (1) Pascal: Pensées. Édition Havet, art. 8. TABLE DES MATIÈRES Lntroduction. PREMIÈRE PARTIE L OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE Chapitre I. — Théorie physique et explication métaphysique. 5 g J. La théorie physique considérée comme explication. . 5 § II. Selon lopinion précédente, la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique 8 § lil. Selon Topinion précédente, la valeur d'une théorie physique dépend du système métaphysique que l'on adopte 10 § IV. La querelle des causes occultes 16 § V. Aucun système métaphysique ne suffit à édifier une théorie physique 20 Chapitre II. — Théorie physique et classification naturelle. , 25 § I. Quelle est la véritable nature d'une théorie physique et quelles opérations la constituent? 25 § H. Quelle est l'utilité d'une théorie physique? La théorie considérée comme une économie de la pensée. ... 29 % III. La théorie considérée comme classification. ... 32 § IV. La théorie tend à se transformer en classification naturelle 34 § V. La théorie devançant l'expérience 39 Chapitre III. — Les théories représentatives et Vhistoire de la Physique 45 § l. Rôle des classifications naturelles et des explications dans l'évolution des théories physiques 45 § II. Les opinions des physiciens sur la nature des théo- ries physiques. 59 448 TABLE DES MATIÈRES Chapitre IV. — Les théories abstraites et les modèles mécani- ques 85 § I. Deux sortes d'esprits : Les esprits amples et les esprits profonds * 85 § II. Un exemple d'amplitude d'esprit : L'esprit de Napo- léon 89 § III. L'amplitude d'esprit, Tesprit de finesse et l'esprit géométrique 94 § IV. L'amplitude d'esprit et l'esprit anglais 99 § V. La Physique anglaise et le modèle mécanique. . . . 108 § VI. L'École anglaise et la Physique mathématique. . . 120 § VIL L'École anglaise et la coordination logique d'une théorie 127 § VIII. La diffusion des méthodes anglaises 137 § IX. L'usage des modèles mécaniques est-il fécond en dé- couvertes? ... 149 § X. L'usage des modèles mécaniques doit-il supprimer la recherche d'une théorie abstraite el logiquement or- donnée? 158 SECONDE PARTIE LA STRUCTURE DE LA THÉORIE PHYSIQUE Chapitre I. — Quantité et qualité 171 § I. La Physique théorique est une Piiysique mathémati- que 171 § IL Quantité et mesure 173 § IlL Quantité et qualité 177 § IV. La physique purement quantitative 181 § V. Les diverses intensités d'une même qualité sont exprimables par des nombres 185 Chapitre IL — Des qualités premières 195 g I. De la multiplication excessive des qualités premières. 195 § II. Une qualité première est une qualité irréductible en fait, non en droit 200 § IIL Une qualité première ne Test jamais qu'à titre pro- visoire 207 Chapitre IIL — la déduction mathématique et la théorie physique 213 § I. A peu près- physique ai précision mathématique . . 213 TABLE DES MATIÈRES 449 § II. Déductions mathématiques physiquement utiles ou inutiles 218 g III. Exemple de déduction mathématique à tout jamais inutilisable 223 § IV. Les mathématiques de Ta peu près 228 Chapitre IV. — L'expérience de Physique 233 § I. Une expérience de Physique n'est pas simplement l'observation d'un phénomène; elle est, en outre, l'in- terprétation théorique de ce phénomène 233 g II. Le résultat d'une expérience de Physique est un ju- gement abstrait et symbolique 238 § III. L'interprétation théorique des phénomènes rend seule possible l'usage des instruments 248 § IV. De la critique d'une expérience de Physique ; en quoi elle diffère de l'examen d'un témoignage ordi- naire 257 § V. L'expérience de Physique est moins certaine, mais plus précise et plus détaillée que la constatation non scientifique d'un fait 265 Chapitre V. — La loi physique 269 § I. Les lois de Physique sont des relations symboliques . 269 § II. Qu'une loi de Physique n'est, à proprement parler, ni vraie ni fausse, mais approchée 274 § m. Que toute loi de Physique est provisoire et relative parce qu'elle est approchée 280 § IV. Que toute loi de Physique est provisoire parce qu'elle est symbolique 284 § V. Les lois de Physique sont plus détaillées que les lois de sens commun 291 Chapitre VI. — La théorie physique et Vexpérience. . . . 295 § I. Le contrôle expérimental d'une théorie n'a pas, en Physique, la même simplicité logique qu'en Physiolo- gie 295 § II. Qu'une expérience de Physique ne peut jamais con- damner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique 301 § III. Vexperimentum crucis est impossible en Physique. . 308 S IV. Critique de la méthode newtonienne. — Premier exemple : La Mécanique céleste 312 450 TABLE DES MATIÈRES § V. Critique de la méthode newtonienne (suite), — Deuxième exemple : L'Électrodynamique 321 § VI. Conséquences relatives à l'enseignement de la Phy- sique 328 § VII. Conséquences relatives au développement mathé- matique de la Théorie physique 337 § VIII. Certains postulats de la théorie physique sont-ils inaccessibles aux démentis de Texpérience ? . . . . 342 § IX. Des hypothèses dont Fénoncé n'a aucun sens expéri- mental 349 § X. Le bon sens est juge des hypothèses qui doivent être abandonnées 356 Chapitre VU. — Le choix des hypothèses 361 § I. A quoi se réduisent les conditions imposées par la logique au choix des hypothèses 361 § H. Les hypothèses ne sont point le produit d'une créa- tion soudaine, mais le résultat d'une évolution pro- gressive. — Exemple tiré de l'attraction universelle . 364 §. III. Le physicien ne choisit pas les hypothèses sur les- quelles il fondera une théorie. Elles germent en lui sans lui 416 § IV. De la présentation des hypothèses dans l'enseigne- ment de la Physique 423 § V. Les hypothèses ne peuvent être déduites d'axiomes fournis par la connaissance commune 427 § VI. Importance, en Physique, de la méthode historique. 441 La Chapalle-MoQtligeon (Orne). — Imp. de Hontligeon. JA OrT 22 1934 "'''feA^- .,1 v)V'i 3 9015 005< I! J ». I